Les points forts
- Le procédé d’échange social, qui s’appuie sur le concept de don/contre don n’est pas spontané. Il est intrinsèquement lié à la capacité d’une organisation à générer un espace de rencontre rassurant et propice aux opportunités.
- L’entrepreneur social adopte un management du capital humain situationnel pour engager les parties prenantes à innover et à créer de la valeur sociale. La réussite de ce management repose sur le triptyque temps, ressources et confiance.
- La réussite des projets dépend de la vision de l’entrepreneur social et de sa capacité à transférer ses compétences, à déléguer une partie de ses responsabilités à des référents.
1Cet article ambitionne de modéliser les pratiques « de management » de l’échange social mises en œuvre dans le secteur de l’économie sociale et solidaire afin d’apporter des solutions innovantes aux problématiques sociales. Sur un plan académique, ce travail offre un modèle de l’échange social associant différentes parties prenantes au processus et montrant les logiques de pilotage et de transfert de responsabilités au service d’un projet social et non d’une organisation. Les professionnels managent leur capital humain « à vue » et de manière intuitive, cet article montre un fonctionnement « formalisé » d’un projet associatif.
2À l’heure où les pouvoirs publics modifient leurs modalités de financement dans le secteur de l’ESS (économie sociale et solidaire), passant d’un modèle de subvention à un modèle basé sur les appels à projets, les associations n’ont d’autre choix que de s’adapter pour répondre aux nouvelles règles. Désormais, les associations sont mises en concurrence et doivent démontrer la pertinence des projets qu’elles souhaitent promouvoir. Alors que la plupart des organisations se tournent vers les pouvoirs publics pour trouver des réponses à leurs problématiques, l’association « De l’Ombre à la Lumière » a fait le choix de s’adresser en tout premier lieu au capital humain. La quête de performance ne se traduit pas en termes financiers mais en termes de création de valeur sociale.
3Ainsi cette association opte pour une performance sociale, définie comme la mise en œuvre de compétences individuelles et collectives pour générer des résultats positifs et contribuer à atteindre les objectifs organisationnels [1]. La capacité à gérer les informations ainsi que la qualité de la communication constituent des ingrédients de la performance sociale [2]. Les problématiques sociales dont le chômage, l’isolement ou encore la délinquance, trouvent des réponses dans la solidarité et l’entraide à partir du moment où cette dernière est bienveillante et organisée. Dans le cadre de cette association, l’entrepreneur social engage un processus d’échange social, plus ou moins complexe, grâce à un management du capital humain situationnel, afin de générer de l’innovation sociale.
4La personnalité d’un entrepreneur social, dans notre étude de cas, détermine les principes fondamentaux qui gouvernent les missions associatives. En effet, cet entrepreneur crée des opportunités non seulement pour lui ou son activité professionnelle, mais aussi pour autrui. Ainsi, dès le début de sa carrière, il n’hésite pas à lancer sa propre entreprise de plomberie. Puis, dans un deuxième temps, il a créé son association. Il identifie alors parmi ses clients des alliés potentiels et donc bénéfiques à son projet social. Grâce à cette initiative, non seulement il agrandit son réseau social mais il augmente également ses chances de résolution de problématiques sociales. Il développe un nouveau modèle : il s’appuie sur l’échange social comme élément clé de l’innovation sociale. Progressivement, cette idée d’échange social « fait son chemin » pour finalement être adoptée non pas par une seule personne mais par un groupe d’individus, aux horizons et aux intérêts divergents pour collaborer ensemble autour d’une cause commune : le bien-être en société.
Adopter un management du capital humain situationnel
5Le management du capital humain situationnel dépend des qualités de l’entrepreneur social puisqu’il détecte, en fonction de sa sensibilité, les leviers à utiliser selon les profils des collaborateurs : ces derniers peuvent être salariés, bénévoles, adhérents, partenaires ou simplement consommateurs des prestations sociales. Pour les individus, la priorité, c’est l’indépendance financière et en réalité, psychologique car « c’est la première des richesses » ; cela débloque durablement les situations. Ils pourront ainsi s’approprier progressivement les bons comportements tout en acquérant en parallèle des compétences pour devenir par la suite à leur tour acteur bienfaiteur pour autrui.
6Finalement, le management du capital humain situationnel peut se définir comme la capacité d’un dirigeant à adapter ses pratiques au profil des acteurs engagés dans l’action collective. Ces derniers ne sont pas contrôlables, au sens où ils ne signent pas nécessairement un contrat de travail, mais ils souhaitent contribuer à un projet fédérateur. Cette approche se différencie des théories classiques développées notamment par Lepak et Snell (1999) [3] puisqu’elle intègre toutes les parties prenantes associées autour d’un objectif partagé. Dans le cas présent, l’objectif partagé consiste à créer de la valeur sociale, avec des résultats significatifs puisque les actions engagées au sein de l’association ont permis d’augmenter le taux d’activité des personnes du quartier concerné. Bien entendu, le management du capital humain situationnel ne suffit pas à produire de la performance sociale, encore faut-il générer de l’innovation.
7Dans notre approche, le capital humain se définit comme un ensemble de compétences, créativité et comportement organisationnel [4] et se gère de manière flexible et adaptée. On peut parler de management du capital humain situationnel. Ce dernier dépend du potentiel d’acquisition de ressources pertinentes et de la capacité d’accompagnement des parcours individuels.
8L’entrepreneur social va générer des parcours en fonction des niveaux d’engagement de chacun pour conforter voire renforcer la démarche collective de l’association. Certains bénévoles s’engagent en tant qu’éducateur sportif et bénéficient d’un accompagnement pour obtenir des diplômes reconnus grâce à un dispositif de formation. D’autres sont accompagnés vers l’emploi afin d’améliorer leur niveau et surtout leur qualité de vie. Certains souhaitent bénéficier de conseils ou tout simplement des bienfaits de l’intégration sociale. La considération de l’autre, en tant que potentiel, favorise la coopération et la création de valeur sociale. Le directeur mobilise son propre capital humain pour construire le projet des autres en articulant en permanence l’intérêt général avec l’intérêt économique : l’individu est acteur du processus et va pouvoir définir son parcours professionnel. L’entrepreneur, dans le cas de l’association « De l’Ombre à la Lumière » adopte une attitude proactive pour trouver des ressources. Ainsi il s’enquiert des besoins des résidents, des habitants du quartier, il développe son réseau afin d’élargir l’éventail des possibilités de prises en charge ou encore il s’investit dans la formation pour développer ses propres compétences.
Le cas de l’association « De l’Ombre à la Lumière » : l’échange social, un processus formalisé complexe
9Le modèle de l’échange social, tel que mis en œuvre par l’association « De l’Ombre à la Lumière », permet d’aboutir à un processus formalisé, fonctionnant selon des modalités spécifiques. L’échange social est un processus qui repose sur un principe de réciprocité s’inscrivant dans une temporalité relativement longue. Lorsqu’une personne accorde des faveurs à une autre, elle attend une contrepartie future. Cette dernière se transforme alors en obligation différée dont la nature exacte est négociée plus ou moins formellement entre les parties. Cela implique que le donneur calcule à l’avance les termes de l’échange mais cette logique demeure taboue : l’envie de rendre ne peut s’exprimer directement ; elle doit être intégrée « naturellement » par le receveur. La théorie de l’échange social, inspirée par les travaux de Blau [5], qualifie l’échange réel de nature complexe puisque ce processus ne se limite pas à des aspects économiques.
L’échange social : un cadre difficile à identifier
10Contrairement au contrat écrit qui engage deux parties sur des termes tangibles, connus à l’avance, incluant des clauses juridiques en cas de non-respect de l’accord, l’échange social repose sur des éléments intangibles, de l’ordre du symbolique, difficiles à identifier et donc à maîtriser. Le débiteur créée une créance morale auprès d’une personne devenue redevable. Toute personne, en quête de satisfaction, calcule, plus ou moins consciemment, les bénéfices recherchés dans l’échange par rapport aux coûts engagés dans le processus [6].
Méthodologie
11Alors que la relation de travail implique un échange de bon procédé basé sur du temps mis à la disposition d’un employeur en contrepartie d’une rétribution, l’association mise sur le capital temps disponible des individus. Cette démarche assure à la structure organisationnelle une certaine indépendance financière puisqu’elle sert de support pour les usagers désireux d’avancer dans leurs projets personnels. Le temps constitue la ressource première de l’association. À partir d’une approche volontaire et affichée clairement par le dirigeant, « aujourd’hui, ce n’est pas le temps qui passe mais nous qui le traversons », la structure aide les usagers à rester autonomes tout en avançant dans leurs projets. Ces derniers contribuent dans un deuxième temps à développer le réseau social de l’association. L’échange social est ici analysé selon la méthodologie de collecte de données présentée dans l’encadré ci-contre.
Formalisation du processus et conditions de l’échange social
12L’articulation du modèle de l’échange social s’effectue dans un premier temps sur la base d’une demande exprimée ou recueillie auprès d’une personne dans le besoin. L’association active son réseau afin d’apporter une solution à cette personne, devenue débitrice. Cette action l’engage à contribuer à son tour à valoriser le réseau de l’association, en élargissant le nombre de contacts ou en partageant une expertise spécifique. Elle intègre également la vie associative en donnant en retour de son temps. Généralement, le retour à l’association est augmenté par rapport au don initial effectué par le réseau. Le processus d’échange social engagé au sein de l’association « De l’Ombre à la Lumière » s’appuie sur un modèle formalisé ci-dessous (figure 1). Ce modèle découle de l’analyse des entretiens, des résultats de l’observation du terrain ainsi que de l’étude des données secondaires.
Modèle simple de l’échange social au sein de l’association De l’Ombre à la Lumière

Modèle simple de l’échange social au sein de l’association De l’Ombre à la Lumière
13Plusieurs conditions sont nécessaires pour que le principe de réciprocité soit mis en œuvre. Tout d’abord, la personne qui reçoit la faveur du donneur est dans le besoin. L’acte du donateur est une forme d’investissement ; il a d’ailleurs un coût. Ces éléments sont susceptibles ensuite d’influencer l’intensité du devoir de réciprocité [7]. Le dirigeant illustre ce phénomène dans le verbatim suivant, lorsque « vous avez une personne qui a besoin de trouver du travail et justement, on a une personne dans notre réseau qui cherche une secrétaire… on les met en relation. Et ensuite, cette secrétaire, après avoir travaillé un an dans cette société, décroche un poste chez EDF, et bien, ça nous permet d’intégrer EDF à notre réseau. L’articulation, elle se fait là, et puis maintenant, depuis 10 ans, on fonctionne sur de l’échange de bons procédés, et on veut apprendre aux gens à pêcher. On veut vraiment que les gens deviennent autonomes, et se posent les bonnes questions ». Certaines personnes ne souhaiteront entrer dans l’échange qu’à condition de connaître et de maîtriser les termes du contre don [8].
L’échange social comme source d’innovation sociale partagée
14L’échange social est complexe puisqu’il ne se limite pas aux relations instrumentales. La performance du modèle de l’échange social présenté dans la figure 1 repose sur le partage des valeurs ainsi que sur la confiance. Le projet associatif, bien qu’initié par cet entrepreneur social, ne peut vivre et perdurer sans une action collective : l’agir entrepreneurial joue un rôle central dans le succès de cette association [9]. L’idée est de s’extraire de la pensée classique considérant l’entrepreneur comme un héros pour redonner une place importante à la dimension humaine, intégrant toute sa complexité et sa capacité à créer des réseaux sociaux. Son intentionnalité est directement liée à sa capacité à prendre conscience qu’il peut orienter ses actions vers un objectif spécifique. Le dirigeant déclare, « j’ai découvert une nouvelle façon de manager et surtout une nouvelle façon de pouvoir produire une dynamique de qualité auprès d’une équipe. Parce qu’aujourd’hui, je l’appelle une équipe. Et c’est ce qui permet aujourd’hui à cette équipe d’être autonome, elle n’a plus besoin de moi pour fonctionner ». L’action devient le point de départ de la décision ; la dynamique entrepreneuriale entre dans une circularité entre le projet, l’écosystème et l’entrepreneur social.
La place des mécènes dans l’échange social
15Ainsi, au-delà des caractéristiques fondamentales de la théorie du don/contre don de Mauss, fondées sur cette logique de donner-recevoir-rendre et sur les ambivalences exprimées autour du sentiment de liberté/contrainte, d’autres aspects motivent les relations d’échange. Le dirigeant de l’association montre l’importance des mécènes dans la relation d’échange social dans le verbatim suivant : « Une maman vient me voir et me déclare rencontrer des difficultés avec son garçon : c’est compliqué au niveau scolaire, il ne veut pas apprendre. Pourquoi ? Est-ce que c’est un problème cognitif, de relations, de discipline, des soucis à l’école ? Selon elle, son fils est fainéant mais en fait, on s’est aperçu que son fils a des problèmes d’audition et qu’il a honte de le dire. J’ai appelé un partenaire médecin, est ce que je peux t’envoyer une famille, elle est en difficulté financièrement, est ce que c’est possible de la prendre en charge ? Il a accepté, la famille a payé 10 euros et le fils a pu réaliser gratuitement les tests ». En échange, la maman donnera volontairement de son temps à l’association en accompagnant par exemple des enfants lors d’une sortie éducative. Cette relation s’appuie largement sur un pari : celui d’un retour dans une temporalité longue. Dans le cas présent, le modèle de l’échange social intègre un médecin, mécène de l’association.
La théorie du don gratuit
16Le don/contre don, ou « troc social », ne se base pas systématiquement sur une analyse instrumentale, dans laquelle les termes de l’échange sont visibles même s’ils s’inscrivent dans une temporalité longue. En réalité, la théorie du don gratuit, directement issue des approches altruistes réagissant aux comportements purement égoïstes conceptualisés par les économistes [10], s’appuie sur l’idée que le don peut se réaliser sans attente de contrepartie [11]. L’individu, dans l’acte du don, obtient une satisfaction qui ne se trouve pas dans les termes de l’échange mais dans la dimension symbolique : il acquiert ainsi une étiquette de bienfaiteur ou de personne généreuse, altruiste. Par ailleurs, cette dimension s’applique également au dirigeant de cette association, lorsque l’un de ses collaborateurs le décrit : « il a des repères bien ancrés. Il ne vous les dit pas. Saïd est un peu spécial au niveau de son approche. Il est très généreux. De prime abord, il accueille tout le monde. En fait, Saïd, comme tout le monde, il a des démons cachés. Il a une motivation altruiste mais malgré tout, il a aussi un intérêt derrière. Lui, il veut se présenter devant son créateur avec un sac rempli de bonnes actions ».
L’importance de la confiance dans l’échange social
17La confiance constitue une notion centrale de cet échange social, cette dernière se renforce avec le temps si les termes de l’échange sont perçus comme satisfaisants. La norme de réciprocité, définie par Gouldner [12] peut revêtir deux formes : hétéromorphique ou homéomorphique. La première forme concerne les échanges de nature différente mais étant perçus par les acteurs comme de valeur équivalente. La deuxième forme renvoie à des contenus et des circonstances d’échanges identiques ; ce qui demeure plus compliqué à mettre en œuvre. Ce type de relation s’observe par exemple dans les cours d’école lorsque les enfants échangent des cartes. Grâce à la confiance, les relations d’échange se multiplient dans le temps. « Le bénévole, en travaillant, valorise du temps, il obtient des allégements au niveau des impôts, il peut valoriser des compétences par une VAE. De plus, donner de son temps lui permet de profiter d’un réseau. C’est une valorisation sur quatre axes ». De plus, les actions engagées par l’association sont visibles et connues des autres membres du réseau, renforçant la confiance par effet de contagion. Le modèle associatif fondé sur les principes de l’échange social s’appuie largement sur la capacité de l’entrepreneur social à déployer un management du capital humain situationnel.
L’innovation sociale facilitée par un management du capital humain situationnel
18L’innovation sociale répond à des enjeux multiples dont la gestion des ressources, l’accompagnement dans la socialisation des citoyens isolés, le soutien pour les personnes en situation de handicap, l’aide pour les études afin de favoriser l’insertion professionnelle. Dépasser l’effet de polarité dans la distribution des richesses pour adopter un partage plus équitable signe un progrès social non négligeable sur un territoire. L’État, limité dans ses actions pour des raisons politiques, structurelles et de coût, ne répond que partiellement aux problématiques sociales laissant ainsi la place à des initiatives complémentaires adoptées selon des modalités différentes [13]. L’innovation sociale répond ainsi à un besoin de socialisation pour des individus isolés, en marge de la société en leur proposant un endroit de rencontre près de leur domicile.
19De nombreux exemples incarnent cette réalité et les bienfaits des projets innovants lancés dans cette association comme l’illustre le cas de Madeline. Le dirigeant de l’association témoigne : « Quand on l’a accueillie, cette femme, qui fête ses 38 ans ce soir, n’était pas autonome du tout. C’est une fille qui est née avec un handicap mental. Et aujourd’hui, grâce à l’école de boxe, elle a développé une certaine confiance en soi, elle a développé du lien social, elle a développé des compétences, un savoir. Aujourd’hui, c’est une citoyenne actrice dans notre association. Et surtout, elle est devenue actrice de son propre projet. Elle travaille dans un établissement spécialisé pour adultes handicapés. Elle a son propre logement. Elle a un vélo qui lui permet d’aller du point A au point B. Elle cuisine elle-même, elle est autonome à 99 %. Pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, on est arrivé à travailler avec elle, grâce à ce fameux facteur qui est le temps ».
20Rééquilibrer les inégalités sociales par l’innovation sociale nécessite de changer les représentations des systèmes éducatifs en place, en replaçant les compétences au centre des préoccupations avant d’obtenir la reconnaissance par le diplôme de ces dernières. Les difficultés économiques contraignent certains étudiants à abandonner leurs études. Le dirigeant de l’association estime que « 80 % des étudiants dans le quartier survivent sans autonomie financière. Pourquoi ? Sans accompagnement parental, tout est très compliqué. Aujourd’hui, quand on comprend qu’à 18 ou 19 ans, on peut obtenir un emploi, indispensable pour acquérir des compétences tout en bénéficiant d’une stabilité économique, c’est seulement à ce moment-là que le jeune va avoir envie d’apprendre, parce qu’il aura le ventre plein, qu’il pourra payer son loyer, qu’il ne se dira pas : comment je vais faire demain ? ».
21L’innovation sociale, définie comme de nouvelles pratiques modifiant la société [14], développées dans un territoire spécifique [15], qui répondent à un rééquilibrage des rapports sociaux grâce à une action collective [16], fonctionne dans le cas de cette association sur un management du capital humain situationnel.
Quand l’association devient un révélateur de compétences
22L’entrepreneuriat social s’appuie largement sur la bonne volonté des individus à entrer dans une action collective, à mobiliser leur « empowerment » pour apporter des solutions nouvelles à des problématiques sociales. Les individus sont estimés « responsables de leur projet », leur « empowerment » est largement mobilisé non seulement pour la réussite des projets individuels mais également pour celle des autres. L’individu est donc véritablement responsable de son propre projet et l’association devient un révélateur de compétences (ou de potentiel). D’ailleurs, le dirigeant affirme que « les gens pensent ne pas avoir de compétences, de connaissances, mon rôle, c’est de révéler les potentiels ». L’innovation sociale consiste alors à considérer l’association non pas comme une finalité, un objectif mais comme un vecteur, un levier facilitateur pour accompagner les utilisateurs dans leur projet de vie. L’objectif premier consiste à produire des externalités positives qui s’inscrivent sur du long terme et qui reposent sur un « savoir faire ensemble », un usage collectif et la création d’une synergie, puisque les réussites individuelles (unité) produisent une performance globale supérieure à la somme des unités.
23Cet entrepreneuriat collectif implique la mobilisation de parties prenantes multiples dans le cadre d’un projet commun localisé dans un cadre formel : au sein de l’association. Ainsi, cette approche favorise non seulement de nouvelles formes de coopérations, entre universitaires et praticiens, entre la politique de la ville et les jeunes des quartiers, entre les bailleurs sociaux et leurs locataires ; mais également un apprentissage collectif. La difficulté de ce type d’initiative repose souvent dans la capacité à partager et à transférer un réseau. Le dirigeant explique ainsi le nouveau modèle de fonctionnement : « On a donc décidé que pour chaque projet, lorsqu’il faudra solliciter le réseau, que ce soit sur le plan financier, humain, collectif, je solliciterai un bénévole ou un salarié qui m’accompagnera afin que je puisse créer du lien et qu’il devienne ensuite le référent auprès de ce partenaire privilégié » (figure 2). La figure ci-dessous illustre le modèle du transfert de réseau au sein de l’association De l’Ombre à la Lumière, construit à partir de l’analyse qualitative des données recueillies sur le terrain.
Modèle du transfert de réseau au sein de l’association De l’Ombre à la Lumière

Modèle du transfert de réseau au sein de l’association De l’Ombre à la Lumière
24Le modèle du transfert de réseau par l’entrepreneur social à des référents présuppose une histoire, une construction dans le temps. En effet, la première étape consiste à créer et à mobiliser au bon moment le réseau pour entretenir avec ses membres des relations de confiance, génératrices de plus-value. Dans un deuxième temps, l’entrepreneur social détecte parmi ses « troupes » les personnes capables et désireuses de conduire des projets.
25De nouveaux projets émergent de ces collaborations. Par exemple, entre l’association et des partenaires externes comme le bailleur social Clairsienne. Un responsable de Clairsienne témoigne d’ailleurs que « l’association s’est étoffée, avec des idées, des propositions d’activités, surtout de suivi d’insertion des jeunes, etc… et il a eu la possibilité de présenter un projet intitulé A l’asso citoyen, dans le cadre du FIS, donc du Fond pour l’Innovation Sociale ». Ces synergies permettent d’obtenir des financements nouveaux, utiles pour agrandir le spectre d’innovations sociales : augmenter les moments conviviaux de rencontre entre les habitants, la prise en charge d’un public plus large, l’accompagnement vers des dispositifs de formation.
26Les préoccupations tournent aujourd’hui autour de l’intensité et de la portée de ces innovations sociales. La logique est-elle transposable sur d’autres territoires et si oui, selon quelles modalités ?
Le triptyque temps, ressources et confiance, base du management du capital humain situationnel
27L’échange social, promu par un management du capital humain situationnel, accroît les possibilités d’innovation sociale dans le secteur de l’ESS, et plus particulièrement pour les organisations à but non lucratif. Cet article engage les professionnels à envisager les organisations comme des espaces privilégiés dédiés aux échanges entre différentes parties prenantes, d’horizons différents mais aux intérêts partiellement convergents. Les bénéfices perçus de ces échanges s’inscrivent dans une temporalité longue, ils sont à la fois matériels (attente d’un retour concret, évaluable) et immatériels (symbolique, image d’une personne généreuse). Ainsi il convient d’en finir avec l’idée que l’organisation est une finalité, elle offre simplement un lieu consacré à l’accompagnement des projets autour d’un objet partagé. Ces changements s’amorcent grâce aux initiatives individuelles conduites par des entrepreneurs innovants. La démarche de l’agir entrepreneurial assure une circularité entre les projets et leur écosystème. La qualité de la communication, levier essentiel de performance, assure une articulation entre les différentes parties prenantes, qu’il s’agisse de groupes d’individus adhérents, bénévoles, salariés, ou encore professionnels publics ou privés.
28Dans cette association, le directeur pratique un management du capital humain situationnel basé sur le triptyque suivant : temps, ressources et confiance. Les professionnels comprendront que la prise en compte du temps, ce qui n’implique pas nécessairement sa maîtrise, est déterminante pour capter les bonnes ressources au bon moment afin d’accompagner de manière efficace les projets les plus pertinents. Les ressources sont plurielles ; elles peuvent être financières, humaines, technologiques ou encore matérielles. Les nombreux partenariats développés grâce au réseau social multiplient les possibilités de levier. La confiance est l’ingrédient clé, l’énergie qui assure la qualité des liens entre les individus. Généralement, cette confiance repose essentiellement sur l’entrepreneur social ; tout l’enjeu réside dans le partage du réseau pour augmenter les possibilités d’action : cette étape critique est primordiale.
29L’innovation sociale ambitionne de rééquilibrer les rapports sociaux grâce à une action collective et génère des externalités positives profitables pour des groupes d’individus différents : qu’il s’agisse des bénéficiaires (dans une logique d’insertion professionnelle ou d’intégration sociale), des partenaires (les bailleurs sociaux qui améliorent leurs relations avec leurs locataires), des investisseurs (de nouvelles opportunités grâce à la reconnaissance de l’utilité des projets portés par l’association) et des chercheurs. Ces réflexions amènent les professionnels à penser leur action individuelle dans un ensemble vaste et complexe.
Notes
-
[1]
Martory B. et al. (2008), Piloter les performances RH : La création de valeur par les ressources humaines, Editions Liaisons.
-
[2]
Sutter, P. E. (2011). Le manager hiérarque. Y a-t-il un pilote dans l’organisation ? Paris, Editea.
-
[3]
Lepak, D.P., Snell S.A. (1999). The human resource architecture: toward a theory of human capital allocation and development. Academy of Management Review. Vol. 24, N° 1, p. 31-48.
-
[4]
Goujon Belghit A., Trébucq S. (2016), Proposition d’une mesure du capital humain : entre comportement organisationnel, compétence et créativité. Le modèle des 3C de la chaire du capital humain et de la performance globale de Bordeaux. VSE, Vie & Sciences de l’entreprise, n° 202 (2), p. 145-165.
Goujon Belghit A., Trébucq S. (2019), Les enjeux de la mesure. Dans Goujon Belghit A., Trébucq S., Bourgain M., Gilson A., Capital humain : entre performance et bien-être au travail, Editions Eska, Collection Stratégie, Management et Organisation. -
[5]
Blau P. (1964), Exchange and power in social life, New York: John Wiley.
-
[6]
Kelley H.H., Thibaut J.W. (1978), Interpersonal relations: A theory of interdependence. Wiley, New York.
-
[7]
Greenberg M. S. (1980), A theory ofindebtedness, in Gergen. J. (ed.), Social exchange: Advances in theory and research, p. 3-26, New York, NY: Plenum Press.
-
[8]
Mauss M. (2923-1924), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques. Année Sociologique, seconde série.
-
[9]
Schmitt, C. (2015). L’agir entrepreneurial : repenser l’action des entrepreneurs. Presses de l’Université du Québec.
-
[10]
Kolm S-C. (1981) Efficacité et altruisme : les sophismes de Mandeville, Smith et Pareto. Revue économique, vol. 32, n° 1, p. 5-31.
-
[11]
Antal A.B., Frémeaux S. (2013), Don gratuit, spiritualité au travail, sens au travail. Trois théories pour un management non instrumental du travail. RIMHE Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, vol.4, n° 8, p. 3-18.
-
[12]
Gouldner A. W. (1960), The Norm of Reciprocity: A Preliminary Statement American Sociological Review, n° 25, p. 161-178.
-
[13]
Richez-Battesti N., Petrella F., Vallade D. (2012), l’innovation sociale, une notion aux usages pluriels : quels enjeux et défis pour l’analyse ? Innovations, 2, n° 38, p. 15-36.
-
[14]
Klein J-L., Harrisson D. (2007), 2010, Innovation sociale, Emergence et effets sur la transformation des sociétés, Presses de l’Université du Québec.
-
[15]
Dacin P., Dacin M., Matear M. (2010), Social Entrepreneurship: Why we don’t need a new theory and how we move forward from heure, The Academy of Management Perspectives, 24 (3), p. 37-57.
-
[16]
Harrisson D., Vezina M. (2006), L’innovation sociale, une introduction, Public and Cooperative Economics, 77 (2), p. 129-139.