1Dans ce numéro, nous proposons une série d’articles analysant, sous différents angles, le lien unissant innovation sociale et entrepreneuriat, dans un contexte territorial. Inscrire l’innovation sociale localement demande de tenir compte des dimensions identitaire (une entité spatiale dotée d’une identité propre), matérielle (un espace doté de propriétés naturelles ou matérielles) et organisationnelle (une entité dotée d’une organisation et des rapports entre des acteurs sociaux et institutionnels) du territoire [1]. Une telle thématique d’hybridation dans les territoires induit l’utilisation de méthodes d’investigation plurielles dans la mesure où les pratiques organisationnelles analysées vont avoir des impacts aussi bien sur les organisations, sur leurs champs institutionnels, que sur la société en général.
2Les dimensions d’analyse de l’innovation sociale au sein de ce numéro ont ainsi pu porter sur les nouvelles formes d’entrepreneuriat socialement innovant dans les territoires, les nouveaux modes de coordination entre les parties prenantes dans les organisations (démarches participatives, collaborative, etc.), les formes d’hybridation sociétales en cours entre l’économie sociale et solidaire et les nouvelles dynamiques citoyennes. Nonobstant l’originalité de l’innovation sociale dans les territoires et le rôle des entrepreneurs dans l’émergence de nouvelles alternatives sociétales crédibles et viables, ce numéro thématique vient illustrer le sujet à partir de 5 articles, 2 entretiens de praticiens et 2 résumés d’ouvrage.
3Le premier article, d’Isabeau Four, Olivier Corbin-Charland, France Lavoie et François Desjardins, nous interpelle autour de la reprise de PME par des associations au Québec (les Organisations à But Non Lucratifs, les OBNL). La reprise des PME est un enjeu économique dans tous les territoires, pas spécifiquement au Québec. Mais, à nouveau, nos compatriotes québécois viennent ici témoigner d’une démarche originale où, loin des préjugés du monde associatif, celui-ci peut véritablement être une alternative à la reprise d’activité économique au côté du statut coopératif (plus souvent repris comme mode d’entrepreneuriat collectif). À travers 6 cas étudiés, les conclusions des auteurs sont : 1) toutes les PME peuvent être concernées lorsque le cédant a à cœur des principes et des valeurs proches de celles de l’économie sociale ; ce mode de reprise est d’autant plus approprié ; 2) lorsqu’une entreprise est peu rentable et donc peu intéressante pour une entreprise privée ; et 3) lorsque des fonds sont dédiés à ce statut juridique dans un secteur d’activité donné (subventions gouvernementales et/ou capital patient d’acteurs de l’économie sociale).
4Le second article, « Soutien des incubateurs à l’innovation sociale sur les territoires : le cas d’I-Engage » a été réalisé par Sébastien Tran et Fernanda Arreola. Les auteurs ont cherché à déterminer si l’innovation sociale était un cas particulier dans le développement entrepreneurial, justifiant une approche spécifique (voire expérimentale) dans la façon d’incuber de nouveaux projets entrepreneuriaux. À travers des exemples d’innovations sociales, les auteurs postulent la nécessité d’adapter l’offre d’accompagnement d’un incubateur puisque le triptyque « viabilité économique, démarche innovante socialement et dimension territoriale des projets » peut s’avérer être un frein dans le développement des projets.
5Sophie Marmorat et Brigitte Nivet nous proposent un article portant sur la capacité pour une PME à expérimenter des démarches d’innovations sociales, questionnant sur le rôle nouveau que peut avoir une telle organisation. L’innovation sociale apparait ici comme l’émergence de propositions originales pour un agir collectif souhaité et initié par les dirigeants d’une PME. In fine, la frontière de l’entreprise traditionnelle, pour faire émerger une autre manière d’entreprendre, est de penser (voire repenser) le périmètre de l’innovation sociale dans les organisations. L’approche de l’innovation sociale y est large, multiple et hybride, sans se cantonner à un statut entrepreneurial particulier.
6Le quatrième article de Marc-Antoine Diego Guidi et Jean-Luc Moriceau concerne l’engagement au sein d’un projet sanitaire dans une communauté en Amérique Latine (entre la Bolivie et le Brésil). Les auteurs décrivent une démarche d’innovation sociale dans un territoire très pauvre où la réussite d’une telle démarche s’expliquerait par certaines spécificités : la création de valeur économique et sociale doit être en cohérence avec les valeurs du territoire, l’apprentissage de type collectif et inductif plutôt qu’à travers la mise en œuvre d’un modèle prédéfini, la nécessité d’un fort engagement communautaire pour induire des transformations structurantes et reproductibles. Dans ce travail, l’innovation sociale est innovante dans sa capacité à fédérer toutes les parties prenantes d’un territoire pour aboutir à des transformations sociales significatives. L’originalité de cet article repose sur la constitution d’un modèle d’engagement communautaire en six étapes à destination des acteurs de l’innovation sociale.
7Le cinquième et dernier article est l’œuvre d’Anne Goujon Belghit. Celui-ci s’attache à démontrer l’importance du management du capital humain situationnel dans les démarches d’innovation sociale des OBNL. À travers un exemple d’association, l’auteure vient expliciter les éléments de réussite de l’innovation sociale qui réside dans l’échange social. Cet échange social s’appuie sur le concept de don/contre don développé par Mauss. Le procédé d’échange social ne serait pas spontané (il est intrinsèquement lié à la capacité d’une organisation à générer un espace de rencontre rassurant et propice aux opportunités). L’entrepreneur social doit adopter un management du capital humain situationnel pour engager les parties prenantes à innover et à créer de la valeur sociale. La réussite de ce management repose sur le triptyque suivant : temps, ressources et confiance.
8Quant aux 2 entretiens réalisés dans ce numéro spécial, l’un porte sur « Entreprendre pour s’émanciper : l’aventure d’Empow’Her » réalisé avec Soazig Barthélemy (fondatrice de Empow’Her) par Caroline Verzat et Ann Charlotte Teglborg. L’autre porte sur « La démarche d’innovation sociale de French Assurtech, entre besoin d’efficacité économique et volonté de conserver des valeurs mutualistes » avec Alexandre Jeanney (coordinateur de French Assurtech) par Thibault Cuénoud. Ces deux entretiens s’inscrivent dans la même démarche : questionner des acteurs de terrain qui sont actuellement confrontés à des changements organisationnels et sectoriels forts dans leur domaine d’activité. Ces changements ne sont pas uniquement d’ordre économique ou financier. Ils conduisent à des démarches d’inclusion sociétale dans les pratiques quotidiennes. Les futurs modèles d’affaires de ces organisations doivent être façonnés à l’image d’une société en attente de démarches entrepreneuriales toujours plus responsables. Les mutations sont déjà en cours, nécessitant de préparer dès à présent les organisations. L’hybridation de la gouvernance et l’implication des parties prenantes sont le socle d’un projet renouvelé. La mesure de l’impact sociétal engendré y est clairement assumée, dans une optique d’amélioration continue des organisations mais aussi de communication interne et externe aux parties prenantes. De nouveaux modèles entrepreneuriaux émergent (flexibilité, interactivité, efficacité notamment), laissant entrevoir de nouvelles expérimentations socialement responsables.
9À la fin de ce numéro spécial, deux résumés d’ouvrages ont été réalisés. Le premier (« Zéro chômeur-Dix territoires relèvent le défi » de Claire Hédon, Didier Goubert et Daniel Le Guillou aux Éditions de l’Atelier, co-édition Éditions Quart Monde, réalisé par Dominique-Anne Michel), aborde la capacité (ou pas) à diminuer le chômage de masse (souvent par une plus grande flexibilité du marché du travail comme aux USA, au Royaume-Uni ou encore en Allemagne), à l’origine de création d’emplois peu protégés et mal payés… C’est à partir de ce constat que les auteurs questionnent les « dogmes » actuels concernant le chômage et les dispositifs de financement et d’accompagnement des chômeurs. À partir du travail mené par ATD Quart Monde contre la privation d’emploi et de dignité depuis les années 2000, l’ouvrage montre comment le dispositif zéro chômeur a émergé, fonctionné et finalement apporté un regard nouveau sur la façon d’accompagner des chômeurs de longue durée. Les indemnités ou les aides sociales destinées aux personnes privées d’emploi sont transférées par l’État à un fonds qui les verse aux EBE (Entreprises à But d’Emploi) pour chaque personne recrutée, toutes volontaires. Après 2 ans d’expérimentation, plus de 800 emplois ont été créés grâce à ce dispositif…
10La revue de l’ouvrage, « Les nouvelles stratégies d’innovation 2018-2020 : vision prospective 2030 » de Marc Giget (Editions du Net, 2018), réalisée par Florent Pratlong et Jean-François Sattin, apporte quant à elle un éclairage sur l’évolution des stratégies d’innovation des entreprises françaises. Il y est notifié que 85 % des innovations actuellement mises sur le marché sont des échecs commerciaux… interpellant finalement les modes d’organisations centrés sur l’innovation. Un tiers des brevets perdent leur valeur dans le trimestre qui suit leur publication et moins de 0.5 % des brevets débouchent sur des applications rentables… Ces quelques éléments viennent faire relativiser l’essor du « tout technologique ». On peut déjà voir émerger de nouvelles façons d’innover. Les défis humanistes et ceux liés à la globalisation vont incontestablement jouer un rôle dans l’essor des nouvelles technologies. Une réflexion originale sur les enjeux sociétaux de l’innovation et sur la dynamique de progrès dans laquelle s’insère cette dernière vient conclure ce travail de qualité. L’innovation ne pourra pas être uniquement technologique…

Notes
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[1]
Laganier R., Villalba B. et Zuindeau B. (2002), Le développement durable face au territoire : éléments pour une recherche pluridisciplinaire, Développement durable et territoires, 1.