CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • L’étude de l’incubateur I-Engage permet d’identifier les principaux défis pour l’incubation de projets reposant sur l’innovation sociale.
  • Il est nécessaire que les différente parties prenantes de l’incubateur définissent de manière précise ce qu’est l’ESS et sa déclinaison dans l’ensemble du processus d’incubation, de la sélection à l’accompagnement en passant par l’offre de services à proposer.
  • La réussite de l’incubation des projets ESS repose sur deux dimensions opérationnelles : un accompagnement spécifique et adapté prenant en compte l’innovation sociale et un équilibre à trouver entre l’impact sur le territoire et la pérennité économique du projet.

1Depuis leur apparition dans les années 1980, on s’attend à ce que les incubateurs aient un impact sur l’innovation, le développement économique et la création de nouvelles entreprises [1]. Les incubateurs mobilisent un écosystème pour fournir un environnement favorable à la création d’entreprises, tout en établissant dans la plupart des cas un lien entre l’innovation et le développement territorial [2]. Ils représentent ainsi des institutions qui ont pour objectif de supporter et stimuler l’entrepreneuriat dans une logique de croissance économique d’un territoire donné [3].

2Malgré les différences entre les modèles d’incubation, leur offre intègre au moins 4 des 5 services suivants : accès à des ressources physiques, services support, accès au financement, soutien au niveau des processus et services de mise en réseau [4].

3La médiatisation des incubateurs laisse souvent l’impression qu’ils sont principalement dédiés à des innovations dans les domaines du digital alors qu’en réalité ils ont un impact dans une variété de secteurs. De plus, ils peuvent être créés dans une logique d’impact sur un axe social, environnemental ou économique, et/ou pour contribuer au développent d’un territoire donné.

4Notre étude porte sur le domaine de l’innovation sociale et plus spécifiquement celui de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). Selon Mulgan et ses collègues, l’innovation sociale se base sur des activités et services innovants qui visent à répondre à un besoin social [5]. Ce type d’innovation trouve une forte résonnance dans les politiques publiques aux différents échelons territoriaux [6]. Elle reste néanmoins un concept multidimensionnel intégrant différents sujets tels que l’ESS, le développement durable, la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE), etc. L’ESS est un concept qui est apparu au début des années 1980 et qui peut s’apparenter à une déclinaison d’une forme d’innovation sociale car elle a vocation à orienter les organisations vers une logique plus sociale, que cela soit dans les modes de gouvernance, l’usage des innovations ou l’offre de produits et services. Actuellement, l’ESS représente en France 10 % du PIB, près de 12,7 % des emplois privés et compte environ 200 000 entreprises [7].

5L’analyse d’un incubateur ESS en France, I-Engage, permet de mettre en évidence comment les contradictions inhérentes au concept de l’ESS et les réalités économiques de l’innovation sociale peuvent être problématiques dans le développement de projets entrepreneuriaux au sein d’un incubateur.

L’innovation sociale au prisme de l’ESS

6En France, l’innovation sociale a été originalement conçue pour des organismes qui visaient le développent des projets sociaux à but non-lucratif. Depuis 2014, les organisations à but lucratif peuvent bénéficier du label « sociétés commerciales ESS », leur permettant ainsi de développer des activités dans ce domaine. Avec cette plus grande diversité de type d’acteurs, la définition et les critères de l’ESS ont été modifiés pour intégrer un modèle social intégrant une dimension économique, un impact sur le territoire local et un système de gouvernance fondé sur une philosophie sociale. Ces 3 critères spécifiques ont des impacts sur la manière dont l’innovation sociale peut être développée au sein des projets entrepreneuriaux dans le domaine de l’ESS.

Innovation sociale et modèle économique

7L’innovation sociale au sein d’un business model peut être intégrée de deux manières différentes. D’une part en conciliant la recherche de profit et une dimension sociale, avec l’idée de pouvoir les répartir entre différentes parties [8]. D’autre part, en incorporant des nouvelles idées dans le business model pour créer des bénéfices avec une dimension non-lucrative. Ces bénéfices intègrent des impacts au niveau du territoire, dans le développement du capital social, la création d’emploi, le bien-être et la pérennité au sens propre [9]. L’innovation sociale comporte donc, des perspectives tangibles mais aussi intangibles.

8Le business model d’une entreprise sociale est généralement à l’intersection du remboursement d’un capital investi (autosuffisance) et de la maximisation du profit social. L’exemple emblématique de l’innovation du modèle économique est celui de la banque Grameen. Fondée en 1975, la banque, et son fondateur Muhammad Yunus, ont été les créateurs du concept de micro-financement, qui permet de prêter des fonds à des personnes n’ayant pas accès au système financier compte tenu de leur faible niveau de revenus. Un autre exemple d’innovation sociale intégrée dans le business model est tout ce qui concerne l’impact écologique. Bocken et ses collègues, proposent plusieurs pistes dans ce domaine : chercher l’efficacité matérielle et énergétique ; créer de la valeur à partir de déchets ; utiliser des énergies renouvelables ; fournir des fonctionnalités plutôt que la propriété ; adopter un rôle d’intendance ; encourager la suffisance ; positionner l’entreprise pour la société/ l’environnement et développer des solutions de mise à l’échelle [10].

Innovation sociale et gouvernance des entreprises

9La gouvernance peut être perçue comme l’institutionnalisation d’une transformation sociale dans laquelle l’innovation représente une nouvelle façon de répondre aux enjeux d’inclusion sociale et de bien-être au sens général. Cela se traduit par la création de mécanismes favorisant des décisions plus collégiales entres les parties prenantes et permettant l’émergence de nouvelles idées plus en faveur de l’environnement que des organisations au sens strict. Cela peut passer par de nouvelles activités dans différents domaines tels que l’employabilité, l’éducation, la santé, le logement, etc.

10Mais l’application de la dimension ESS aux mécanismes de gouvernance peut aussi se traduire de deux manières non exclusives l’une de l’autre pour une organisation : soit au niveau interne, en appliquant des principes spécifiques dans la manière de réguler les relations entre les parties prenantes de l’organisation (droits de vote, statuts, règles de quorum, etc.), soit au niveau externe, notamment dans la manière de prendre en compte et de respecter des règles, lois, procédures, etc. favorisant une culture de transparence et d’ouverture vis-à-vis de la communauté concernée.

Innovation sociale et territoire

11Au niveau du territoire, l’innovation sociale se traduit à travers une communauté bien identifiée ou une zone géographique bien délimitée. Dans cette logique, la première caractéristique est que ce type d’innovation repose sur le capital humain et les connaissances existantes au sein des structures locales. La seconde, est que le contexte géographique local, que l’on peut assimiler à la notion de cluster, concept initié au départ par Porter, peut permettre la création d’un avantage concurrentiel à partir de l’interaction entre les acteurs de l’environnement local (clients, fournisseurs, universités, services étatiques, etc.).

12Les clusters peuvent aussi conditionner l’innovation ; par exemple les profits peuvent être orientés prioritairement à certains types d’organisation où le succès commercial des produits ou services issus de l’innovation sociale est fortement lié aux attentes des acteurs de la zone géographique. On peut également ajouter qu’en termes de gouvernance, cela limite fortement les impacts sociaux et économiques à la seule zone géographique considérée.

Les incubateurs spécialisés en ESS, outil de soutien à l’innovation sociale ?

13Il est difficile de trouver une seule définition de l’innovation sociale mais on peut identifier un consensus par rapport au besoin de solidarité (au sens communautaire) et un focus sur l’impact du bien-être de l’ensemble des parties prenantes. Du point de vue d’un incubateur, il est possible de se positionner sur l’innovation sociale à travers le prisme de l’ESS. Les propriétés de l’ESS peuvent impacter le mode de fonctionnement de l’incubateur ou le type d’entreprise incubée : règles de fonctionnement et statuts différents (association, coopérative mutuelle, fondations, etc.) [11] ; dynamiques de modèles alternatifs à l’interface du marché, de l’État et de la société civile [12] ; possibilité d’héberger des organisations privées non capitalistes qui mettent la dimension économique au service des personnes et de la société dans son ensemble [13].

14Dans le premier cas, l’accent sera mis sur le schéma d’organisation et un modèle de gouvernance de type partenarial, dans le second cas, c’est la démarche participative et la capacité d’hybridation des ressources dans le cadre d’espaces publics de proximité qui seront déterminantes. Pour le troisième, on combinera à la fois le mode d’organisation, le type de régulation et les objectifs souhaités par les entreprises. Le risque est de considérer que toute initiative ESS est innovante et que son appropriation par d’autres composantes de l’économie est systématiquement bénéfique.

15La philosophie sous-jacente à l’ESS est l’hybridation de logiques de marchés et de logiques sociales afin de proposer une nouvelle offre destinée à satisfaire des besoins pouvant s’adresser la plupart du temps à des publics peu ciblés par les entreprises. Progressivement, l’ESS s’est institutionnalisée via des statuts ou des labels divers pouvant même aller jusqu’à une forme « d’étiquetage » afin de mieux souligner les actions entreprises par les différents acteurs. Cela a ainsi contribué à en faire un instrument de reconfiguration des politiques publiques sur les territoires.

Méthodologie de la recherche

Nous avons mené une étude qualitative exploratoire afin de comprendre la perception des membres du comité de pilotage de l’incubateur I-Engage. Ces interviews ont duré en moyenne une heure, ont été enregistrées et retranscrites pour analyse. Un double codage aveugle des interviews a ensuite permis le codage des informations et l’identification des thèmes liés à notre sujet de recherche. Des données secondaires tels que les comptes-rendus de réunions, des documents de la communication de l’incubateur… ont également été analysées.
L’étude de cas se focalise sur un incubateur spécialisé dans l’ESS pour déterminer de quelle manière il peut soutenir l’innovation sociale sur un territoire, celui des Hauts-de- Seine en région parisienne.
Tableau 1

Données économiques du territoire des Hauts-de-Seine

Nombre d’habitants1,6 millionsPIB par habitant 3 fois plus élevé que la moyenne nationale
Nombre d’entreprises135 650826 000 emplois dans des secteurs comme la finance, les technologies de l’information et de la communication, le service aux entreprises, etc. 2e pôle d’emploi francilien
Nombre de start-up18 70065 levées de fonds depuis 2011 pour une valeur totale de plus de 500 millions d’euros
Budget du département570 M€Classement AA/A-1+ par Standard & Poors (high-quality)

Données économiques du territoire des Hauts-de-Seine

I – Engage : un incubateur spécialisé dans l’ESS au sein d’un département à fort développement économique

16L’incubateur I-Engage a été créé en 2017 par l’université Paris Ouest Nanterre comme une structure d’accompagnement de porteurs de projets innovants dans le secteur de l’ESS. L’incubateur bénéficie directement du support de l’université de Paris Ouest Nanterre, où il est implanté, ainsi que du dispositif PEPITE PON qui est positionné sur de la pré-incubation. L’incubateur I-Engage accueille ainsi des projets à orientation ESS portés par étudiants en cours de formation ou récemment diplômés dans les établissements membres du comité de pilotage, ainsi que des porteurs de projets proposés par les partenaires du territoire. Le pilotage de l’incubateur I-Engage est réalisé par un comité de pilotage : POLD [14] (un établissement territorial de l’ouest parisien avec une mission de développement économique et social), Coopaname [15] (une coopérative d’activité et d’emploi), HDSI [16] (une structure d’accompagnement issue du réseau Initiative France), l’EMLV [17] (une école de management) et le représentant de PEPITE PON [18].

17L’une des particularités de l’incubateur I-Engage est qu’il se situe dans le département des Hauts-de-Seine qui est l’un des plus riches et des plus dynamiques en France en matière de développement économique, notamment avec le quartier d’affaire de La Défense [19]. Il se situe donc dans un territoire très marqué sur le plan du développement économique, mais beaucoup moins concernant l’ESS, même si on y trouve l’université de Paris Ouest Nanterre avec un positionnement très social et quelques initiatives visant à promouvoir l’économie collaborative sur le territoire (création de Tiers Lieux, appels à projets dans le domaine de l’ESS, soutien à des SCOP, etc.).

Tableau 2

Projets sélectionnés pour la première campagne de l’incubateur I-Engage

Tableau 2
Projet Objet Cible Zone géographique ESS Encadronsnosenfants Mettre en relation via un site internet des familles avec des professionnels de l’encadrement des enfants. Toutes les familles en général, et en particulier celles en détresse Territoire français à court terme puis le reste du monde. Développer la solidarité et aider les familles en situation précaire. MyCITYZ’ Application mobile permettant d’envoyer des photos, vidéos, enregistrements sonores, espaces témoignages aux collectivités, forces de l’ordre. Fonctionnalité d’alerte. Interface pour les associations. Collectivités publiques, préfectures, services publics et associatifs, citoyens. Île-de-France Statut ESUS (Entreprise solidaire d’utilité sociale) à intégrer. Absoluthé Un thé révolutionnaire et durable. Produits d’excellence certifiés agriculture bio, avec des mélanges originaux de thés et d’infusions, dans une optique 0 déchets et «made in France». BtoB : épiceries fines, hôtelleries, restaurants avec un côté durable (végétarien, circuit court) en vrac BtoC : 18-45 ans, urbains, CSP+ touchées par les problématiques d’alimentation saine et développement durable. Île-de-France puis métropoles de province. En développement : Angleterre, Irlande et/ou Japon. Zéro déchet et zéro gaspillage, promouvoir le développement durable. Q(uick) – S(urety) – P(rotection) Courtier en assurance locative pour locataires et garants. Locataires qui disposent de revenus de 2 à 3 fois le montant du loyer. Garants voulant se porter garant en réduisant son risque. De l’Île-de-France à l’international Faciliter l’accès à la location pour les revenus plus faible. MadamePee Conception et distribution d’urinoirs dédiés aux femmes afin de réduire les files d’attente dans les lieux à forte affluence. Festivals, évènements sportifs, fêtes urbaines France, Europe, USA Statut ESS obtenu Indesk-Lok’Ergo Gestion optimisée des postes de travail en apportant une solution de location de mobilier. Mieux équiper pour moins jeter. Conception et fabrication de postes de travail innovants. Responsables SG, RH, QVT mission handicap, espaces coworking, professions libérales, indépendants. IDF : 92-75-95 en priorité Ré-Employabilité Personnalisation/ Bien-être
Tableau 2
Maison Sneakers Prestations d’entretien, de rénovation et de personnalisation des baskets afin de prolonger leur vie. BtoC Île-de-France Réduire l’impact lié aux chaussures mises à la poubelle. Wannateam Réseau social dédié au sport, alliant communication, mise en relation et recrutement. Joueurs, entraîneurs et autres acteurs du sport. France Inclure les projets sportifs dans une vision globale (formation, emploi, vie locale…) Employabilité des sportifs. La Kamaraderie Mettre en relation un professeur et plusieurs élèves qui ne se connaissent pas pour proposer des cours particuliers en petit groupe. Collégiens et lycéens souhaitant suivre des cours particuliers et n’ayant pas les moyens de s’en payer voulant bénéficier d’une émulation collective. IDF puis tout le territoire national Logique de solidarité et d’entraide. Platan Supports de communication écologiques et végétalisés, personnalisés ou standardisés. Entreprises, commerces IDF Développement durable

Projets sélectionnés pour la première campagne de l’incubateur I-Engage

10 – Projets à dimension ESS

18La gouvernance de l’incubateur I-Engage repose sur deux comités (un comité de sélection et un comité de pilotage), composés des mêmes membres dont un acteur plus central qui est l’université Paris Ouest Nanterre. Le comité de pilotage, qui se réunit tous les deux mois dans les locaux de l’incubateur (et donc de l’université), a pour objet de discuter des modalités de fonctionnement de l’incubateur, des critères de sélection des projets et des actions stratégiques de l’incubateur (accueil de nouveaux membres, communication externe, etc.). Les 3 principaux critères de sélection retenus sont : la viabilité économique du projet, la composition de l’équipe (compétences et complémentarité) et la dimension ESS du projet. Pour la première campagne, 15 projets ont été reçus et 10 ont été retenus par un jury composé de 2 ou 3 personnes du comité de pilotage de l’incubateur.

Deux problématiques majeures pour réussir l’incubation de projets entrepreneuriaux dans l’ESS

19La première problématique concerne la mise en application des principes de l’ESS dans ses modalités de fonctionnement. Cela implique d’abord l’opérationnalisation de la dimension ESS dans la sélection des projets, ensuite l’adaptation des services proposés par l’incubateur et comment ces derniers peuvent soutenir ou contribuer à accentuer l’innovation sociale, enfin l’alignement des attentes des parties prenantes impliquées dans la gouvernance de l’incubateur en termes de performance des projets incubés.

20La première difficulté concerne la traduction de ce que recouvre l’ESS. Dans cette logique, l’une des plus grosses divergences de points de vue entre les membres concerne la pertinence et le poids à accorder à la dimension ESS des projets. En effet, certains acteurs ont une définition précise du concept en faisant par exemple référence à la loi Hamon, alors que d’autres s’interrogent sur la manière d’appliquer ce concept aux projets de création d’entreprise (dans l’offre de services, dans le business model, à quelle échelle géographique du territoire, etc.). « Je ne savais pas ce qu’était l’ESS avant d’intégrer l’incubateur. Pour moi c’est un état d’esprit. Une évolution de l’économie, vers de la consommation engagée et responsable, l’inclusion des personnes, la durabilité de l’emploi, le bien-être » déclare ainsi la chargée d’animation de l’incubateur.

21Cette interrogation se retrouve ainsi sur l’application même du concept d’ESS au niveau des critères de sélection à partir du moment où les membres n’en ont pas la même définition : « L’ESS est un concept très marqueté associatif, militant, mais pas toujours vu pour le bon aspect des choses » (POLD). Par exemple, dans la première phase de sélection, des ambiguïtés sont apparues sur la dimension ESS de certains projets : une offre de services ou de produits doit-elle être dès le départ clairement orientée ESS ou peut-elle évoluer pendant la phase d’incubation vers une dimension ESS (et donc on évalue son potentiel à intégrer cette dimension) ? Comment l’incubateur doit-il gérer des projets qui « pivotent » et qui intègrent moins la dimension ESS pendant le cycle d’incubation ? La dimension ESS doit-elle impérativement intégrer une dimension locale/territoriale ? L’apparition de ce type de questions soulève ainsi la pertinence des critères de sélection appliqués et leur définition partagée par l’ensemble des membres. Ce point est d’autant plus sensible que l’incubateur I-Engage est nouveau et n’est pas encore clairement identifié dans le paysage des incubateurs. Il est donc soumis à la problématique de trouver un certain nombre de projets (au moins une dizaine par session) pour ses premières années d’existence.

Une nécessaire adaptation des services d’incubation

22Au-delà de la problématique sémantique de l’ESS, une autre difficulté concerne l’adaptation des services au sein de l’incubateur. En effet, les services proposés dans la plupart des incubateurs sont fortement liés aux ressources et compétences des différentes parties prenantes, qui dans notre cas, sont tous des acteurs locaux et implantés sur le territoire. L’incubateur I-Engage propose ainsi par exemple un espace de co-working, un weekend d’intégration, un système de mentors et un certain nombre d’ateliers sur des thématiques classiques.

23Or, si l’on analyse les services proposés, nous avons pu constater qu’ils se focalisent de manière très classique sur le développement économique des projets et l’accompagnement des porteurs de projets, mais qu’ils incorporent finalement très peu les propriétés spécifiques de l’ESS. Par ailleurs, la nature des services proposés et les thématiques des ateliers mettent aussi très peu l’accent sur la manière dont les projets peuvent développer leur capacité d’innovation sociale et l’exploiter.

24L’un des enjeux majeurs des incubateurs spécialisés dans l’ESS est d’adapter les services traditionnels attendus par les entrepreneurs tout en incluant une dimension relative aux caractéristiques de l’innovation sociale. Une opportunité serait de mieux intégrer les compétences des parties prenantes pour apporter justement des idées de développement de la dimension ESS. Par exemple, dans le cas de l’incubateur I-Engage, Coopaname qui a une structure de gouvernance reposant sur une logique d’innovation sociale, peut fortement influencer les entrepreneurs à transformer leur modèle de gouvernance en s’inspirant de cette dernière : « Comme on est habitué à la gouvernance partagée, c’est une chose à laquelle nous sommes très sensibles, et nous allons promouvoir ce type de gouvernance partagée » (Coopaname).

25Un dernier point concerne la perception des parties prenantes quant à la définition de la performance entrepreneuriale attendue au sein de l’incubateur. Cette problématique a souvent été soulevée dans la littérature académique [20], notamment en raison des différents critères susceptibles d’être utilisés par les membres pour considérer une « incubation réussie » et sachant que la dimension ESS peut amener à pondérer différemment les critères de performance. Dans notre étude de cas, les membres « académiques » privilégient des indicateurs de performance tels que le niveau d’apprentissage et de connaissances acquis par les membres du projet incubé (notamment du fait que beaucoup de projets sont portés par des étudiants) : « Je considère que pour un étudiant, le passage dans un incubateur doit être formateur et ce qu’il a appris m’intéresse plus que le job qu’il a pu trouver après » (EMLV). D’autres acteurs, notamment ceux dans le domaine du financement de projets tels que HDSI ou POLD, vont privilégier le taux de croissance de l’activité de l’entreprise et la pertinence du modèle économique : « Et bien évidement aussi son projet et la pertinence de son projet pour le marché. C’est bien beau d’avoir des belles idées mais économiquement il faut que les projets tiennent la route » (POLD). La cohérence en termes d’attendus des différentes parties prenantes constitue ainsi une véritable problématique qui doit être traitée au sein de l’incubateur [21]. Enfin, si le territoire peut favoriser le développement initial d’une idée, il ne doit pas, en soi, être fixé comme une frontière infranchissable pour le développement ultérieur de l’entreprise

Existe-t-il une injonction paradoxale entre l’ESS et le développement économique pour les projets incubés ?

26La deuxième problématique concerne le développement économique des projets incubés car la dimension ESS peut parfois apparaître comme un frein. À partir des entretiens réalisés, nous avons identifié les critères de la dimension ESS (dans les start-up et auprès des parties-prenantes) et nous les avons analysés pour déterminer leur contribution aux innovations sociales et/ou développement économique. Nous avons ensuite réalisé une analyse comparative des différents projets incubés pour expliquer comment certains critères d’innovation sociale risquent d’être en contradiction avec le développement économique d’un projet incubé. Par exemple, délimiter la taille du territoire, serait préjudiciable au potentiel de développement économique en limitant le nombre de clients.

27Afin de mieux illustrer notre problématique des enjeux de développement des projets ESS au sein d’un incubateur, nous avons analysé les critères des jurys de sélection relatifs aux dimensions sociales et économiques. Nous avons également mis en perspective ces critères de sélection par rapport aux propos de nos interviewés et nous avons également nous-même participé à la sélection des projets et pu assister aux échanges entre les membres de l’incubateur. Par exemple, concernant le critère du business model qui est la lucrativité, ce dernier favorise le développement économique en maximisant les revenus mais nuit à l’innovation sociale qui prône une consommation raisonnée et ciblée à un territoire bien identifié. Notre analyse permet ainsi d’identifier les contradictions entre les dimensions économiques et sociales inhérentes des projets incubés au sein d’I-Engage.

28Le tableau synthétise une partie de nos résultats et souligne la difficulté de concilier les propriétés de l’ESS et le développement économique. Même si une logique de territorialisation peut accroître la disponibilité de ressources spécifiques nécessaires à l’innovation, en particulier dans les industries à forte intensité de connaissances, lorsque l’on cherche à appliquer la définition de ce concept au sein de l’incubateur I-Engage, cela peut amoindrir le potentiel de développement économique de l’innovation sociale (en termes de marché potentiel, de mise en relations, d’optimisation des coûts, etc.).

Tableau 3

Grille de lecture des propriétés de l’ESS

CritèresPlutôt favorable à l’Innovation SocialePlutôt favorable au développement économique
Business modelÉconomie CirculaireOuiNon
LucrativitéNonOui
Écologie intégrée au business modelOuiOui/Non
Respect des certifications (fairtrade/ iso)OuiOui/Non
Structure juridique
à but non-lucratif
OuiNon
GouvernanceEnvironnement de travail axé sur le bien-êtreOuiOui
ÉquitableOuiOui/Non
ÉthiqueOuiOui/Non
Gestion Collaborative / DémocratiqueOuiOui/Non
TerritoirePopulation cible basée sur le territoireOuiNon
Limiter les fournisseurs à ceux qui sont sur le territoireOuiNon
Richesse du territoire (PIB par habitant élevé)Oui/NonOui
Collaborations dans l’écosystèmeOuiOui/Non

Grille de lecture des propriétés de l’ESS

29Ainsi, l’application des critères de l’ESS peut conduire l’incubateur à favoriser dans la sélection des projets ceux ayant le plus fort impact territorial et/ou social. Or, cela peut à terme restreindre les possibilités de développement de l’entreprise si elle doit se concentrer sur une zone géographique locale (nous avons pu observer ainsi un projet rejeté par le comité de sélection car il concernait un autre pays que la France dès le départ du business model mais pourtant avec un fort ancrage social). Une autre conséquence est également l’influence de la dimension ESS dans le développement des projets incubés, les orientant fortement sur les déclinaisons de ce concept (offre orientée dans le domaine écologique, sociétal, etc.). Or, l’activité de l’entreprise peut « pivoter » pendant la période d’incubation et se retrouver en décalage avec cette dimension ESS qui peut être moins prédominante dans le positionnement de l’offre.

30Dans cette logique, il nous semble pertinent de prendre en compte une forme de « temporalité » dans la construction d’une offre basée sur les principes de l’ESS mais qui doit aussi garantir la pérennité du business model. Cela signifie pour l’incubateur, que, en parallèle des services classiques proposés aux entrepreneurs, il est nécessaire d’incorporer à certaines phases du lancement de l’activité des projets la dimension d’innovation sociale qui est la raison d’être de ce dernier. La difficulté réside dans les trajectoires et cycles des projets incubés qui peuvent être différents.

31L’étude de l’incubateur I-Engage met en lumière les principaux défis pour l’incubation de projets reposant sur l’innovation sociale. D’abord, l’importance de définir ce que l’angle social signifie. Même quand un incubateur choisi une approche plus spécifique comme celle de l’ESS, ses membres peuvent avoir des difficultés à opérationnaliser ce concept, ce qui peut générer une hétérogénéité des projets et des attentes, aux différentes phases du cycle d’incubation. Il est donc nécessaire que les différents membres définissent de manière précise ce qu’est l’ESS et sa déclinaison dans l’ensemble du processus d’incubation, de la sélection à l’accompagnement en passant par l’offre de services à proposer, voir même la poursuite du projet hors de l’incubateur.

32Ensuite, le territoire qui est un marqueur fort de l’ESS peut s’avérer générateur de contraintes dans le développement de l’activité économique des entreprises incubées. Il convient donc que les membres qui pilotent l’incubateur s’accordent pour identifier les critères sur lesquels la dimension territoriale doit être appliquée et de quelle manière. Par exemple, dans le processus de sélection, faut-il accorder plus de poids aux projets qui ont un fort ancrage territorial en termes d’écosystème ?

33Enfin, la réflexion pourrait être prolongée sur la problématique de la poursuite des projets positionnés dans l’ESS à la sortie de l’incubateur. En effet, ces derniers peuvent encore avoir un besoin d’accompagnement avec d’autres structures (accélérateurs, autres incubateurs, banques, etc.) qui doivent être à même aussi de prendre en compte cette dimension ESS. Il parait donc nécessaire que les collectivités et politiques territoriales pensent la dimension ESS de manière systémique dans leur offre d’accompagnement aux projets entrepreneuriaux.

Notes

  • [1]
    Grimaldi (Rosa) et Grandi (Alessandro), Business incubators and new venture creation: an assessment of incubating models, Technovation 25, no. 2, 2005, p. 111-121.
  • [2]
    Soetanto (Danny) et Jack (Sarah), Business incubators and the networks of technology-based firms, The Journal of Technology Transfer 38, no. 4, 2013, p. 432-453.
  • [3]
    Van Weele (Marijn), van Rijnsoever (Frank) et Nauta (Frans), You can’t always get what you want: How entrepreneur’s perceived resource needs affect the incubator’s assertiveness, Technovation 59, 2017, p. 18-33.
  • [4]
    Carayannis (Elias) et Von Zedwitz (Maximilian), Architecting gloCal (global–local), real-virtual incubator networks (G-RVINs) as catalysts and accelerators of entrepreneurship in transitioning and developing economies: lessons learned and best practices from current development and business incubation practices, Technovation 25, no. 2, 2005, p. 95-110.
  • [5]
    Mulgan (Geoff), Tucker, (Simon), Ali (Rushanara) et Sanders (Ben). Social innovation: what it is, why it matters and how it can be accelerated, Skoll Centre for Social Entrepreneurship, 2015.
  • [6]
    Richez-Battesti (Nadine), Petrella (Francesca) et Vallade (Delphine), L’innovation sociale, une notion aux usages pluriels : Quels enjeux et défis pour l’analyse ?, Innovations 2, 2012, p. 15-36.
  • [7]
  • [8]
    Grassl (Wolfgang). Business models of social enterprise: A design approach to hybridity. ACRN Journal of entrepreneurship Perspectives, 2012, vol. 1, no 1, p. 37-60.
  • [9]
    Hillier (Jean), Moulaert (Frank) et Nussbaumer (Jacques), Trois essais sur le rôle de l’innovation sociale dans le développement territorial, Géographie, économie, société 6, no. 2, 2004, p. 129-152.
  • [10]
    Bocken (Nancy), Short (Samuel), Short (Rana), Evans (Steve), A literature and practice review to develop sustainable business model archetypes, Journal of cleaner production 65, 2014, p. 42-56.
  • [11]
    Vienney (Claude), Socio-économie des organisations cooperatives, Coopérative d’information et d’édition mutualiste, 1980.
  • [12]
    Laville (Jean-Louis) et (Eme) Bernard, Cohésion sociale et emploi, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
  • [13]
    Demoustier (Danièle), Économie sociale et solidaire et régulation territorial, Géographie, économie, société 12, no. 1, 2010, p. 89-109.
  • [14]
  • [15]
  • [16]
  • [17]
  • [18]
  • [19]
  • [20]
    Aaboen (Lise), Lindelof (Peter) et Lofsten (Hans), Incubator performance : an efficiency frontier analysis, International Journal of Business Innovation and Research 2, no. 4, 2008, p. 354-380.
  • [21]
    Epstein (Marc) et Roy (Marie-Josée), Sustainability in action: Identifying and measuring the key performance drivers, Long range planning 34, no. 5, 2001, p. 585-604.
Français

Cet article explore les spécificités de l’innovation sociale et le rôle d’un incubateur dans le développement de projets socialement innovants. Notre analyse porte sur les caractéristiques qui font de l’innovation sociale un cas particulier de développement entrepreneurial. L’étude de l’incubateur I-Engage souligne le besoin d’adapter l’offre d’accompagnement afin de concilier la dimension commerciale des projets, nécessaire à leur viabilité, et la dimension innovation sociale à long terme. Cela est d’autant plus sensible que, dans le cas d’un incubateur spécialisé dans l’ESS, nous constatons que certaines caractéristiques telles que la dimension territoriale des projets peuvent s’avérer être un frein dans leur développement.

Sébastien Tran
Sébastien Tran est titulaire d’un Doctorat en Économie Industrielle (Paris Dauphine) et d’une HDR en Sciences de Gestion (Université de Rouen). Il est actuellement Directeur de l’EMLV et professeur de management de l’innovation. Il est également chercheur associé au laboratoire de recherche M-Lab de l’Université Paris Dauphine (DRM UMR CNRS 7088). Ses recherches portent sur l’innovation managériale, les technologies collaboratives et les incubateurs.
Fernanda Arreola
Fernanda Arreola est consultante, mentor et enseignant-chercheur à l’EMLV. Ses activités se focalisent sur l’accompagnement entrepreneurial, la création d’outils pédagogiques innovants, ainsi que sur la recherche des phénomènes liés à l’émergence des business models digitaux, la gouvernance, l’interaction entreprise-état et la pertinence de la recherche académique. Elle est également titulaire de la chaire Innovation Servicielle au sein du pôle Léonard de Vinci.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/11/2019
https://doi.org/10.3917/entin.041.0019
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