CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Il ne suffit pas de créer des écosystèmes entrepreneuriaux, il faut construire leur capacité de résilience. Car sur le long terme, ces écosystèmes et les régions économiques devront faire face à l’incertitude extrême et donc aux cygnes noirs, événements peu probables mais dont l’impact peut être catastrophique.
  • La recherche sur les processus de résilience des individus offre cinq pistes pour développer la résilience des écosystèmes entrepreneuriaux. Elles concernent notamment les relations sociales, les espaces d’engagement dans l’action, la valorisation des victoires intermédiaires, le travail sur l’auto-estime et une quête de sens contribuant à un projet transcendant.
  • Les écosystèmes naturels offrent au moins trois principes pouvant être appliqués aux écosystèmes entrepreneuriaux. Ces trois principes sont : (1) La diversité fait la résilience ; (2) l’invisible est aussi important que le visible ; (3) Dans le petit comme dans le grand.

1Thème à la mode, les écosystèmes entrepreneuriaux ont fait couler beaucoup d’encre aussi bien dans la presse académique que professionnelle. Globalement, et malgré une définition qui reste assez floue, [1] les écosystèmes entrepreneuriaux sont décrits comme des environnements propices à l’entrepreneuriat et donc comme des moteurs d’innovation et de croissance économique. Plusieurs travaux les décrivent comme des environnements caractérisés par des synergies entre différents secteurs, notamment entre entreprises, universités, laboratoires, centres de recherche, incubateurs et accélérateurs privés et publiques, l’État, et enfin des individus qualifiés et preneurs d’initiative. Les descriptions varient un peu, les modèles aussi, mais dans les grandes lignes l’attention des chercheurs et des praticiens s’est beaucoup focalisée sur les éléments qui pourraient constituer un écosystème idéal pour que l’entrepreneuriat et la croissance économique fleurissent. [2] Relativement moins d’attention a été consacrée aux processus à mettre en place pour que ces écosystèmes soient créés. Et encore moins d’attention a été portée à la question de leur résilience face à l’incertitude. Après tout, il ne suffit pas de créer un bon écosystème s’il ne survit pas dans le temps.

Les Cygnes Noirs

2L’idée du Cygne Noir, propagée par Taleb [3], correspond à des événements rares, très peu probables, impossibles à prévoir, mais ayant un impact énorme. L’idée du Cygne Noir a trait aux limites de nos connaissances et de nos capacités cognitives, c’est-à-dire à l’appréciation de ce qu’on ne connaît pas. Très souvent, ce qu’on ne connaît pas est plus grand et bien plus important que ce qu’on connaît. L’incertitude nous apprend l’humilité.

3L’histoire du Cygne Noir fait référence au fait que jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les ornithologues européens avaient la certitude que tous les cygnes étaient blancs. Et ce jusqu’à ce qu’un chercheur retrouve des Cygnes Noirs en Nouvelle Zélande. La découverte du Cygne Noir a fait tomber une certitude scientifique et est devenu symbole de la fragilité de nos connaissances. Il n’y a pas de certitude scientifique ou plutôt, comme dirait Popper, [4] une théorie ne peut pas être confirmée – elle est toujours provisoire et ne peut qu’être falsifiée. Nos vérités ne devraient jamais être prises pour des vérités absolues.

4Le souci est que notre machine cérébrale a l’habitude de chercher des explications même là où il n’y en a pas. En d’autres mots, nous nous racontons des histoires. Et cela est en effet une bonne manière d’apprendre, car en faisant des associations d’observations nous faisons des inférences causales fort utiles. Par exemple, lorsqu’un chien aboie très fort nous tendons à nous garder à distance car nous avons appris que si nous nous en approchons il peut mordre. Mais cet apprentissage n’a rien de certain : il arrive qu’un chien qui aboie veuille simplement jouer ou nous alerter d’un danger encore plus grave. Ce genre « d’apprentissage automatique » peut être plus problématique dans des environnements complexes, comme c’est le cas de l’entrepreneuriat et du développement économique, car face aux Cygnes Noirs le passé n’est pas un bon guide pour l’avenir. Imaginez par exemple le cas emblématique d’une entreprise ou d’une banque qui a « appris » à estimer les ventes de l’année suivante en utilisant les ventes de l’année en cours comme base de départ, puis en ajustant le chiffre d’affaires à la hausse ou à la baisse selon l’investissement commercial de l’année et les projections de croissance du secteur estimées sur la moyenne des cinq dernières années. Cette méthode heuristique d’estimation est très courante et, généralement, elle fonctionne. Mais en 2008 elle a connu ses limites face au Cygne Noir de la crise financière.

5Le fait est que la disponibilité d’information et l’information elle-même est souvent biaisée et source de biais, car nous ne voyons que les informations ayant survécu aux événements. Pour minimiser ce biais il faudrait se demander quelles sont les informations manquantes, qu’est-ce qu’on ne connaît pas et qui pourrait changer radicalement nos conclusions. Pour illustrer, on raconte que dans la Grèce antique on a montré à Diagoras des tableaux avec les portraits des marins qui avaient prié puis survécu à un naufrage. La conclusion était que les prières pouvaient protéger les marins. Diagoras a demandé : « où sont les portraits des marins qui ont prié et qui se sont noyés ? ». En effet, l’histoire est racontée par les survivants. On peut apprendre du passé, mais cet apprentissage n’est utile qu’à condition que l’avenir ne soit pas trop différent du passé. Or, par définition les Cygnes Noirs sont des événements où l’avenir ne ressemble pas du tout au passé.

Implications pour penser les écosystèmes entrepreneuriaux

6Ces réflexions ont au moins cinq implications pour l’étude des écosystèmes entrepreneuriaux et pour la définition des politiques publiques en matière de développement local. Premièrement, on doit reconnaître qu’on sait très peu de choses sur les écosystèmes entrepreneuriaux. La majorité des connaissances sur le sujet sont basées sur les histoires de différents écosystèmes entrepreneuriaux, notamment de quelques clusters et régions économiques. Ces descriptions et ces histoires sont certes pleines d’enseignements, mais elles sont par définition assujetties aux mêmes biais rétrospectifs et informationnels que toutes les histoires. Elles ne peuvent parler que du passé connu.

7Deuxièmement, il faut accepter qu’il est impossible et même inutile de prédire face à l’incertitude. Les événements les plus importants sont rares et imprévisibles. Il est facile de se raconter une histoire et de trouver des explications pour ces événements a posteriori, par ailleurs presque tout le monde le fait. Mais la vérité est qu’a fortiori, avant les faits, presque personne ne voit venir les Cygnes Noirs. Ceux qui pensent les avoir vus oublient souvent les Cygnes Noirs qu’ils ont prédits et qui ne sont pas venus, et ne réalisent pas qu’ils ont juste eu de la chance.

8Par conséquent, il faut adopter l’attitude et la posture d’un sceptique empirique, tel que le décrit Taleb. Le sceptique empirique ne prend aucune explication causale pour des vérités absolues. Que ce soit dans la recherche, dans le conseil ou dans l’élaboration de politiques publiques pour développer des écosystèmes entrepreneuriaux, un sceptique empirique prendra toute relation causale comme des simples hypothèses à tester.

9Quatrièmement, il faut réaliser que les événements rares sont par définition peu probables, mais que sur le long terme leur faible probabilité ne doit pas être négligée. Car plus l’horizon temporel est long, plus importante devient la possibilité qu’un événement rare ait lieu. Etant donné que le développement d’une région économique ou d’un écosystème entrepreneurial est un projet de long terme, il est finalement bien possible qu’il soit impacté par un Cygne Noir un jour. Et qu’on ne le verra pas venir.

10Donc il faut développer la résilience des régions économiques et des écosystèmes entrepreneuriaux, puisque inévitablement ils devront faire face à des crises. Et sans capacité de résilience et de rebond ils vont disparaître. Comment développer la résilience de ces régions et de ces écosystèmes ? Il s’avère que l’étude de la résilience des individus et des écosystèmes naturels peut nous fournir des pistes de réponse très originales et intéressantes.

Ce qu’enseignent les processus de résilience individuels

11La recherche sur les processus de résilience des individus [5] fournit des enseignements intéressants pouvant être traduits au niveau plus macro des écosystèmes entrepreneuriaux et économiques. Cette recherche montre que la résilience est un processus et pas simplement une qualité individuelle. Ce processus est facilité par cinq facteurs importants, susceptibles d’être transposés au niveau des écosystèmes et des régions économiques.

12Les tuteurs de résilience. Pour un individu ayant vécu un traumatisme, les tuteurs de résilience sont les personnes qui lui apportent un soutien social et émotionnel, des « nourritures affectives » l’aidant à guérir les blessures et à rétablir son appareil psychique. Au niveau des écosystèmes entrepreneuriaux et des régions, la notion de tuteur de résilience indique l’importance des relations sociales et de la solidarité au sein d’un territoire. Sans solidarité et sans entraide il est difficile de reconstruire un tissu économique ou un écosystème entrepreneurial après une catastrophe naturelle ou économique. Pensez par exemple à Fukushima, à Haïti, ou à la Grèce, pour n’évoquer que trois exemples de Cygne Noir des dernières années. Dans chacun de ces territoires, les cercles de solidarité et d’entraide ont été primordiaux pour sauver des vies et pour reconstruire un écosystème économique.

13L’engagement dans l’action. Dans un parcours de résilience, l’individu s’engage dans des actions et cet engagement est source d’expériences et de rencontres venant alimenter un processus de reconstruction interne de son système émotionnel et psychique. Au niveau des écosystèmes entrepreneuriaux, cette notion d’engagement renvoie à l’importance des pratiques et des espaces collectifs et créatifs. Espaces et pratiques qui permettent la rencontre et le développement de projets collectifs, communautaires, de groupes et de sous-groupes. Espaces de liberté, de créativité et d’interaction dans des pratiques partagées. Ce genre d’espace et de pratique est créateur de cohésion sociale, de solidarité, ainsi que d’une dynamique collective et créatrice permettant à un territoire de rebondir plus rapidement après une crise. Pour évoquer l’épisode de Fukushima à nouveau, cet engagement dans l’action collective a été essentiel [6] non seulement pour combattre la radiation des usines nucléaires au moment le plus dramatique de la catastrophe, mais aussi pour rendre possible le rebondissement des entreprises locales, comme illustré par le rebondissement rapide de la ligne de production de Toyota.

14Les victoires intermédiaires. Pour un individu dans un processus de résilience, l’engagement dans l’action peut engendrer des échecs mais aussi des victoires d’ampleur variable. Ces victoires sont intermédiaires dans le sens où elles contribuent au développement de l’individu, sans pour autant lui signifier que tout est gagné. Petites ou grandes, elles contribuent à augmenter la confiance en soi et, par ce biais, la capacité à rebondir. Au niveau des écosystèmes entrepreneuriaux, cette dimension rappelle qu’il faut valoriser le processus et reconnaître (voire célébrer) chaque conquête, chaque réalisation, chaque étape du parcours. Reconnaître les petits acteurs de l’écosystème et leurs victoires peut être aussi important que reconnaître les grands. Reconnaître l’avancement des projets qui n’ont pas encore abouti peut être même plus important que célébrer leur aboutissement. Car après un Cygne Noir il va falloir reconstruire et toute reconstruction est un processus. Si le processus est valorisé, construire et reconstruire peuvent devenir presque une fin en soi et rebondir devient naturel. S’il n’y a que le point d’arrivée qui compte, on finira par jeter l’éponge si on le juge inatteignable ou trop lointain. Mais jeter l’éponge ne peut pas être une option lorsqu’il s’agit de la survie d’un écosystème.

15Travailler l’auto-estime. Dans un processus de résilience individuel, travailler son auto-estime est fondamental et les victoires intermédiaires jouent un rôle dans ce sens. L’auto-estime est l’image que l’on a de soi-même. Au niveau des écosystèmes entrepreneuriaux, cette dimension renvoie à l’importance de travailler la bienveillance, l’éducation, et la démystification de l’échec. On raconte de manière caricaturale que lorsque Thomas Edison a été accusé d’avoir échoué 1999 fois avant de réussir son projet de lampe électrique il aurait répondu qu’il n’avait pas échoué mais plutôt appris 1999 manières dont cela ne marchait pas. L’estime de soi est un élément fondamental de toute culture entrepreneuriale. Un environnement favorable à son développement sera plus en mesure de rebondir après une crise, puisque des individus ayant une plus forte estime de soi sont plus enclins à prendre de l’initiative et à entreprendre.

16La quête de sens. Dans un processus de résilience, les individus sont constamment en quête de sens et cette quête de sens est source d’énergie et d’apprentissages. Souvent, elle met en lumière les incohérences entre les valeurs de l’individu et sa situation professionnelle, poussant l’individu à l’action, à chercher une solution qui lui permette de sortir de cette zone d’incohérence souvent en bâtissant un projet entrepreneurial porteur de sens, un projet qui lui permette de travailler et de vivre en accord avec ses valeurs profondes. Au niveau des écosystèmes entrepreneuriaux, cette quête de sens se traduit par le besoin de construire une mission collective plus large que les individus, car ceux-ci ressentent aussi le besoin de contribuer à une cause transcendante. La construction d’un projet collectif qui dépasse les individualités, qui porte un sens majeur, plus important que la vie individuelle de chacun, peut être un élément constitutif de la vie d’un territoire. Outre l’épanouissement du besoin d’appartenance, cela permet l’identification avec la terre et les êtres vivants qui y habitent. Cela favorise aussi une vision de long terme, car un projet qui a un sens profond généralement dépasse l’horizon temporel d’une génération. Cela a souvent une connotation spirituelle (pas nécessairement religieuse) avec des motifs mythologiques, car comme disait Joseph Campbell les projets humains les plus impressionnants et qui font vraiment les civilisations ont une motivation transcendante qui n’a rien à voir avec une pensée utilitaire économique. [7] Cette dimension transcendante porteuse de sens est parfois présente dans les discours des hommes politiques, mais elle est rarement traduite dans les pratiques de développement local et dans les politiques de développement économique.

17Ces cinq pistes de réflexion issues de la recherche sur le processus de résilience des individus suggèrent une autre façon de penser les écosystèmes entrepreneuriaux. En effet, si nous voulons construire des écosystèmes résilients, il faut changer de paradigme. L’individualisme peut être une réaction efficace pour la protection psychologique d’une personne traumatisée, mais ne peut pas construire de la résilience ni au niveau individuel ni au niveau collectif. Cela ne veut pas dire qu’il faut effacer ou faire abstraction des individus au nom d’un projet collectif, bien au contraire. Il faut avoir une vision macro qui prend en compte les dynamiques au niveau micro, comme cela se passe souvent dans les écosystèmes naturels.

Ce qu’enseignent les écosystèmes naturels

18La nature présente une grande diversité d’écosystèmes et une énorme capacité de résilience. Peut-être pourrions nous aussi nous en inspirer pour penser les écosystèmes entrepreneuriaux. [8] Dans les écosystèmes naturels, nous avons identifié trois principes pouvant être directement appliqués dans la construction d’écosystèmes entrepreneuriaux résilients.

Premier principe : La diversité fait la résilience

19Bien avant les investisseurs financiers, la mère nature connaissait déjà les bénéfices de la diversification. Les anciens agriculteurs aussi. Dans une monoculture, une maladie peut ruiner toute la production annuelle d’une ferme. Dans une polyculture, si une maladie tue une plante, les autres plantes seront souvent indemnes de cette maladie et continueront à produire des aliments. Donc un simple raisonnement en termes de risque conduit à la conclusion naturelle (littéralement) que la diversification contribue à la résilience d’un écosystème. Les financiers intelligents ont compris ce principe et diversifient leur portefeuille d’investissements.

20Mais dans la nature, ce principe va bien au-delà des bénéfices d’une simple diversification des risques. Dans un écosystème naturel, les différents types de plantes sont en relation. Ces relations peuvent être multiples, selon les types de plantes. Certaines sont en symbiose, d’autres en pure synergie, d’autres en compétition. Cette diversité de relations contribue aussi à la résilience et à la survie de l’écosystème naturel, au travers d’un équilibre dynamique. Dans l’agriculture biodynamique la combinaison d’espèces contribue aussi à une production plus naturelle, plus efficace et plus rentable, car certaines plantes attirent des insectes bénéfiques pour d’autres espèces et éloignent des insectes prédateurs.

21Si on applique ce principe aux écosystèmes entrepreneuriaux et aux tissus économiques locaux, cela revient à dire que la diversité d’acteurs économiques présente sur un territoire augmente sa résilience économique. Cela n’est pas vraiment nouveau, mais nous sommes encore loin de réaliser tout ce que cela implique. Par exemple, la plupart des politiques de développement économique déployées en Europe adopte une logique de spécialisation, incarnée par les clusters (de haute technologie, de cinématographie, de recherche et développement sectoriel, etc.). Il n’est pas rare de voir des villes et même des régions très dépendantes économiquement d’une seule industrie ou d’un seul secteur, voire d’une seule entreprise. Cela devient dramatique lorsque l’entreprise en question délocalise ou lorsque le secteur en question est en crise.

22Une politique de diversité reconnaîtrait que tous les secteurs et toutes les entreprises sont importants pour la vitalité et la résilience économique d’une région, de même que tous les acteurs économiques et sociaux d’un territoire jouent un rôle dans la résilience d’un écosystème entrepreneurial. Cette perspective remet en question non seulement la logique de spécialisation mais aussi la logique d’incitation au développement des « gazelles » ou entreprises à forte croissance. Ces entreprises sont certes importantes pour le développement économique d’une région et pour la dynamique d’un écosystème entrepreneurial, mais les promouvoir aveuglement en négligeant les entreprises qui restent petites est un piège sur le long terme.

23La logique de diversité ne s’applique pas seulement aux entreprises et aux acteurs économiques d’un territoire, elle doit s’appliquer aussi aux institutions. Par exemple, une diversité de monnaies locales alternatives peut contribuer énormément à la résilience économique d’un pays. L’exemple historique de la Suisse avec le VIR en est une illustration. Si la Grèce avait développé des monnaies locales comme le VIR suisse, son économie n’aurait pas été aussi paralysée par la fermeture des banques et le pays aurait certainement rebondi plus vite après la crise.

24La monoculture peut être très rentable sur le court terme, mais sur le long terme elle met l’écosystème en péril. On le vérifie aussi bien dans les écosystèmes naturels qu’économiques. La diversité fait la résilience. Ou, comme le dit un sage proverbe africain, « tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. »

Second principe : L’invisible est aussi important que le visible

25Un proverbe cher aux Amérindiens d’Amazonie dit que « la forêt a mille yeux que l’œil ne voit pas. » En effet, les scientifiques le confirment, dans une forêt il y a une multitude d’êtres vivants de taille infime, presque tous d’une importance capitale pour le fonctionnement de l’écosystème. L’exemple le plus connu est celui des abeilles, qui ont un rôle essentiel dans la pollinisation et donc pour la reproduction des espèces, des fruits, enfin, de la vie. Mais d’autres êtres vivants invisibles à l’œil nu, comme certaines bactéries et champignons, jouent aussi des rôles essentiels pour la vie sur la planète. Dans la nature, l’invisible est aussi important que le visible pour le maintien de la vie et donc pour la résilience des écosystèmes naturels.

26Dans les écosystèmes entrepreneuriaux et économiques, qu’est-ce qui est invisible ? Hélas, tout ce qui n’apparaît pas dans un bilan, dans un compte de résultat ou dans les indicateurs traditionnels de développement économique, a tendance à passer inaperçu et à être délaissé par les décideurs. Notamment, tout ce qui n’est pas quantifié ou quantifiable devient invisible, [9] alors qu’il s’agit souvent de l’essentiel, des facteurs même déterminants du résultat visible. La qualité des services et de la main-d’œuvre, l’engagement des personnes, la culture, les savoirs, la qualité d’un leadership durable, une éthique d’affaires, une vision de long terme, la qualité des relations et des communications au sein d’une entreprise ou d’un écosystème entrepreneurial, la solidarité entre les gens, le fameux « mindset »… sont des facteurs essentiels dans la capacité d’un écosystème à se reconstruire après un Cygne Noir. Et pourtant, ce sont des facteurs invisibles dans une analyse purement financière.

27Notre capacité scientifique à voir l’invisible dans les écosystèmes naturels nous permet de mieux les comprendre et ainsi de mieux appréhender les mécanismes de leur destruction à l’ère actuelle. Le constat que cet invisible est essentiel à la vie dans les écosystèmes naturels devrait stimuler notre envie et notre capacité à voir l’invisible aussi dans nos écosystèmes économiques et entrepreneuriaux. Comme le montrent plusieurs travaux sur le leadership organisationnel, [10] on ne peut pas avoir un leadership effectif et durable sans mobiliser ces éléments invisibles. De même, l’invisible est essentiel dans la construction d’écosystèmes entrepreneuriaux résilients.

Troisième principe : dans le petit comme dans le grand

28L’invisible, le petit et le grand ont tous une grande importance pour la résilience d’un écosystème. La bactérie, l’abeille et l’oiseau ont tous des rôles à jouer dans l’équilibre et dans la résilience d’un écosystème naturel. Les deux principes précédents montrent ainsi l’importance de cultiver la diversité et de reconnaître ce qui reste souvent invisible. Mais la nature nous offre au moins un troisième principe visuellement illustré dans les fractales : ce qui apparaît dans le petit apparaît aussi dans le grand, ce qui est dans le grand est aussi dans le petit. Il ne s’agit pas que d’un symbole récurrent ou d’un schéma visuel, il s’agit d’un principe. La loi de la gravité, par exemple, s’applique aussi bien à une pomme qu’aux planètes (donc les petits et les grands visibles), ainsi qu’à la lumière et aux champs électromagnétiques (invisibles à l’œil nu).

29Ce principe est très puissant lorsqu’il est appliqué au champ organisationnel. Par exemple, on juge souvent la qualité d’un leader non seulement à la manière dont il gère les grandes affaires, mais aussi à la manière dont il traite les petites. L’excellence organisationnelle est souvent dans les détails. Par exemple, une entreprise qui méprise ses petits fournisseurs sera souvent vue avec méfiance par un grand fournisseur et risque de ne pas être complètement soutenue par un fournisseur qui grandit.

30Appliqué au niveau d’un écosystème, ce principe suggère une organisation holographique, où chaque partie représente et contient l’ensemble de même que l’ensemble représente et contient les parties. Une organisation fractale ou holographique présente une forte résilience, car chaque partie de l’ensemble porte le code pour régénérer le tout. Dans un écosystème entrepreneurial, cela peut être traduit par un code d’éthique, une culture collaborative forte, une culture de la créativité et de l’initiative, entre autres. Les acteurs de l’écosystème peuvent être divers et dans des secteurs différents, tout en partageant certains principes de conduite et modes de fonctionnement similaires.

31Dans le petit comme dans le grand est aussi un principe de leadership au niveau de l’écosystème, un principe qui favorise une croissance durable. D’abord, il permet de fédérer les différents acteurs de l’écosystème sans discrimination de taille. Ensuite, il incite une certaine forme de solidarité et de partage d’informations visant à assurer la survie de l’écosystème et donc des relations sur le long terme. Enfin, il assure que les valeurs de base de l’écosystème ne se perdront pas avec la croissance.

Une gestalt de long terme

32Une vision de long terme est nécessaire pour penser les écosystèmes entrepreneuriaux de manière durable et effective. Sur le long terme, ces écosystèmes seront confrontés à l’incertitude extrême. Le Cygne Noir peut prendre les formes les plus diverses et imprévisibles, ayant des conséquences catastrophiques pour la performance et la survie de ces écosystèmes. La question de leur résilience est donc fondamentale.

33Dans cet article nous avons exploré des pistes pour construire et augmenter la résilience des écosystèmes entrepreneuriaux et des régions économiques. Les idées que nous avons évoquées, inspirées des travaux sur la résilience des individus et des écosystèmes naturels, constituent des pistes originales à explorer davantage à la fois dans le monde de la recherche et dans la pratique. Nous les avons formulées comme des principes universels, mais ces idées sont à prendre dans une optique de scepticisme empirique, c’est-à-dire qu’elles sont à tester et à adapter aux contextes locaux, à la réalité de chaque territoire et de chaque moment historique.

34Chose importante, ces idées n’ont du sens que si l’on adopte une perspective de long terme. Si l’on reste dans l’horizon contraint des logiques électorales ou des frénésies médiatiques, on ne saisira ni la complexité d’un processus de résilience ni la sagesse silencieuse de la nature. Malheureusement, dans l’horizon de court terme il n’y a pas de vraie vision et les discours sur les régions économiques ou les écosystèmes entrepreneuriaux sont vides de sens. L’intérêt personnel prévaut sur le collectif et sur la transmission intergénérationnelle, l’égoïsme et l’égocentrisme nuisent à la confiance, la peur prévaut sur l’enthousiasme. Il faut en effet des valeurs altruistes pour adopter une vision de long terme et bâtir des écosystèmes résilients.

35Mais nous espérons que les idées avancées dans ce papier permettront d’aller bien au-delà d’une vision de long terme, car elles suggèrent plutôt une gestalt : une vision dans laquelle l’ensemble est bien plus important que la somme de ses différentes parties. Que cette gestalt puisse être visualisée et incarnée dans nos pratiques de développement économique.

Notes

  • [1]
    Pour une revue critique des définitions de la notion d’écosystème entrepreneurial, voir :
    Brown, Ross, & Mason, Colin. (2017). Looking inside the spiky bits: a critical review and conceptualisation of entrepreneurial ecosystems. Small Business Economics, 49(1), 11-33.
  • [2]
    Voir les numéros spéciaux de la revue Small Business Economics sur le thème des écosystèmes entrepreneuriaux (volume 49, issue 1, June 2017 ; volume 52, issue 2, February 2019). Voir aussi :
    Theodoraki, Christina, & Messeghem, Karim. (2017). Exploring the entrepreneurial ecosystem in the field of entrepreneurial support: A multi-level approach International Journal of Entrepreneurship and Small Business, 31(1), 47-66.
  • [3]
    Taleb, Nassim Nicholas. (2007). The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable. London: Penguin Books.
  • [4]
    Popper, Karl. (1959). The Logic of Scientific Discovery (2004 ed.). London and New York: Routledge.
  • [5]
    Voir par exemple : Bernard, Marie-Josée, & Dubard Barbosa, Saulo. (2016). Résilience et entrepreneuriat : Une approche dynamique et biographique de l’acte d’entreprendre. M@n@gement, 19(2), 89-123.
  • [6]
    Le témoignage du directeur de Fukushima est particulièrement éclairant à cet égard. Guarnieri, F. & Travadel, S. (2018). Un récit de Fukushima. Le directeur parle. Paris, Presses Universitaires de France. 204 pages.
  • [7]
    Joseph Campbell est le père fondateur de la mythologie comparative. Voir, par exemple : Campbell, Joseph. (1988). The Power of Myth. New York, NY: MJF Books.
  • [8]
    Plusieurs chercheurs et consultants ont déjà suggéré que travailler avec la nature peut augmenter la résilience des entreprises. Voir par exemple : Winston, A., & Lapinski, M. (2013). Business Resilience Comes from Working with Nature. Harvard Business Review.
  • [9]
    L’essentiel des processus sociaux et des pratiques de développement est souvent invisible dans ce sens, comme l’indique brillamment Allan Kaplan : Kaplan, Allan. (2002). Development Practitioners and Social Process: Artists of the Invisible. London and Sterling: Pluto Press.
  • [10]
    Voir par exemple :
    Covey, Stephen R. (1989/2013). The 7 Habits of Highly Effective People: Powerful Lessons in Personal Change (25th Anniversary Edition ed.). London: Simon & Schuster.
    Jaworski, Joseph. (1996/2011). Synchronicity: The Inner Path of Leadership (Expanded Second Edition ed.). Oakland, CA: Berrett-Koehler Publishers.
    Senge, Peter, Scharmer, C. Otto, Jaworski, Joseph, & Flowers, Betty Sue. (2004). Presence. New York: Crown Business.
Français

Cet article traite de la résilience des écosystèmes entrepreneuriaux et plus généralement de celle des régions économiques ou des économies locales. Notre raisonnement s’applique en effet à tout un ensemble d’agents économiques et entrepreneuriaux situés sur un territoire. Nous partons d’une vision de l’incertitude extrême représentée par les « Cygnes Noirs » de Nassim Taleb. Nous explorons ensuite deux sources d’inspiration et de connaissances sur la résilience : les individus et la nature. Spécifiquement, nous revisitons quelques études sur les processus de résilience individuelle et sur celle des écosystèmes naturels afin d’en retirer des leçons potentiellement applicables dans le cadre des politiques de développement local, régional et national et des écosystèmes entrepreneuriaux.

Saulo Dubard Barbosa
Saulo Dubard Barbosa est professeur d’entrepreneuriat à l’emlyon business school, où il enseigne essentiellement la création d’entreprise et l’entrepreneuriat social. Ses travaux de recherche portent principalement sur la prise de décision, la création d’entreprise et le changement social. Ses travaux ont été publiés dans plusieurs revues de haut niveau académique, dont Entrepreneurship Theory & Practice, Journal of Business Venturing, Journal of Small Business Management, M@n@gement et Small Business Economics. Parmi ses diverses expériences professionnelles, Saulo a créé une entreprise sociale au Brésil dont la mission est de préparer à chaque année environ 450 jeunes défavorisés aux épreuves d’admission aux institutions d’enseignement supérieur.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/06/2019
https://doi.org/10.3917/entin.039.0010
Pour citer cet article
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