Epidemium est un programme de recherche scientifique collaboratif et ouvert, co-initié par le laboratoire pharmaceutique Roche France [1], le laboratoire communautaire La Paillasse [2] et le think-tank Club Jade [3]. Il a pour objectif d’étudier l’épidémiologie des cancers à travers l’exploitation de données ouvertes, en se fondant sur les productions d’une communauté de bénévoles qui développent des projets en équipe. Pour concilier recherche scientifique et travail communautaire, le programme Epidemium s’est appuyé sur une importante stratégie événementielle.
1Ozanne Tauvel-Mocquet : Qu’est-ce qu’Epidemium et en quoi est-ce un programme d’open science ?
2Olivier de Fresnoye : Un programme d’open science est un programme qui mène une recherche ouverte avec la volonté d’inclure toutes les personnes intéressées quelles qu’elles soient, ou du moins, celles qui ont à la fois l’intérêt, les compétences et la compréhension du ou des sujets concernés. Ce type de programme rend accessible les ressources et outils nécessaires à la recherche. L’accessibilité et l’ouverture sont garanties par l’environnement juridique des licences ouvertes. Ensuite, l’aspect communautaire est aussi caractéristique. Il doit favoriser le développement d’interactions entre des personnes venant du même univers ou d’univers variés. C’est alors la capacité à faire émerger un langage commun qui va faire la différence. L’enjeu est de permettre une compréhension mutuelle des personnes mises en présence au sein du programme afin de permettre à tous de co-construire, d’explorer de nouveaux territoires et de tester de nouvelles solutions face à des challenges et problématiques de recherche scientifique, technique, etc. Tout cela dans le but de produire des résultats à caractère scientifique sous différentes formes.
3O. T.-M. : Quelle est la stratégie événementielle d’Epidemium et quel rôle joue-t-elle dans la réalisation du programme ?
4O. de F. : La stratégie événementielle est essentielle. Les événements constituent des moments de cristallisation où les différents acteurs participant au programme se rencontrent et arrivent à créer cette culture et ce langage commun, à affirmer et affiner ce qu’ils veulent faire ensemble, à faire émerger les hypothèses pour ensuite réaliser les projets. L’idée est de créer d’abord des interactions, ensuite de la collaboration, pour arriver enfin à des livrables.
5Une partie peut être portée en ligne, mais cela demande davantage de travail. Cela oblige les communautés de personnes qui travaillent sur le programme, sans que cela soit leur activité principale, à lire tous les messages dans les fils de discussion pour réfléchir à une réponse et l’envoyer. Cela prend du temps et pose des difficultés. Il y a aussi l’idée de la trace laissée par l’écriture qui peut intimider ou freiner certaines personnes. Écrire, c’est se dire que d’autres vont pouvoir lire en analysant chaque mot. La trace change les modalités, crée un autre engagement. Les gens se brident.
6Un événement réunit les publics en une unité de lieu et de temps. Chacun est plus disponible dans sa tête car tout le monde est dans un temps dédié, immergé dans un environnement commun et cadré. Des discussions informelles peuvent naître car les gens ont moins peur de dire des bêtises ou d’explorer des questions diverses. Un moment est créé.
7O. T.-M. : Quelles sont les spécificités des événements collaboratifs mis en place au sein d’Epidemium ?
8O. de F. : Nous avons mis en place plusieurs types d’événements au sein d’Epidemium. Chacun des formats d’événement poursuit un objectif propre. Nous avons par exemple organisé des journées scientifiques telles que la Satellite Recomb, conférence internationale organisée avec DREAM Challenge, et la journée d’étude « Data Day : utilisation des données de santé, aujourd’hui et demain » avec et à l’Institut Curie. Ces événements ont une double ambition : fédérer des personnes autour de contenus qualitatifs et légitimer Epidemium. Les programmes de recherche scientifique ouverts ont un fort besoin de crédibilité pour « compenser » le fait de faire intervenir des acteurs non accrédités et non experts, ni des domaines concernés, ni des techniques employées dans le processus de recherche ; à savoir, dans notre cas, l’épidémiologie des cancers et l’exploitation des données ouvertes. En faisant collaborer et interagir le programme avec des acteurs reconnus de la recherche scientifique institutionnelle et internationale, ces événements définissent Epidemium comme un cadre de recherche scientifique crédible capable de mener une recherche de qualité. Bien sûr, cela permet aussi de nourrir la réflexion des participants qui développent leur projet et la nôtre qui développons le programme.
9Ensuite, il y a les « meet ups », réunions thématiques ouvertes et gratuites, qui doivent introduire l’audience à des domaines de recherche. Ces événements prennent soit la forme de conférence à visée générale ayant trait à l’éthique et la santé, à la data science, à l’open innovation et au travail collaboratif, soit de présentation de cas pratiques, de résultats de travaux de recherche ou de solutions techniques. Les sujets abordés ont toujours un lien thématique ou technique avec le programme afin de souligner l’intérêt et les potentialités offertes par la data science en matière de cancérologie. Ce sont des formats courts, vingt minutes de présentation et vingt minutes de questions-réponses, afin d’éviter que cela soit indigeste. Enfin et surtout, ils se clôturent autour d’un buffet pour que les personnes présentes se rencontrent et créent ce langage commun. Elles doivent recevoir de l’information et ensuite pouvoir interagir avec l’intervenant et entre elles. Dans cette même logique d’apprentissage, il y a des formations, en épidémiologie avec des Internes en Santé Publique et en data science avec Dataiku et Owkin, entreprises partenaires du programme. Ces formats, d’une demi-journée ou d’une soirée, permettent d’augmenter les compétences des participants jugées utiles dans la réalisation de leur projet.
10Enfin, il y a des formats à visée plus pratique. Des workshops pour accélérer les projets sur des points très précis. Des RAMPs [4] qui sont des data challenges fondés sur l’idée de « coopétition », c’est-à-dire de collaboration et de compétition, durant lesquels les participants doivent créer et tester des modèles de prédiction. L’ensemble des codes et modèles soumis sont ouverts et accessibles sur un serveur afin d’être repris et améliorés par tous. Ces événements doivent déboucher sur des algorithmes publiés. Les « Bocal » ou « Pool » [5] sont eux des moments réservés uniquement aux équipes du programme où sont présents des professionnels ayant une expertise jugée utile à l’avancement des projets. Ces derniers sont là pour répondre aux questions et ainsi fluidifier le processus de recherche.
11Tous ces formats d’événements contribuent à la fois à la production des équipes développant un projet au sein du programme, à la réputation de ce dernier et à la mobilisation de nouveaux profils. Ces événements ouverts pour leur majorité constituent aussi une porte d’entrée. Les chiffres du programme montrent une corrélation entre la tenue d’événements et l’augmentation du nombre de membres dans la communauté. Des curieux peuvent venir voir ce qu’est Epidemium, comprendre ce qui s’y fait et comment y participer, revenir plusieurs fois assister aux événements et, à un moment, se lancer.
12O. T.-M. : Comment ces événements sont-ils organisés et comment s’intègrent-ils dans le programme ?
13O. de F. : Les événements doivent créer des jalons réguliers d’interaction. En amont du programme, l’équipe organisatrice définit un planning sur un rythme bimensuel afin de créer une dynamique communautaire, d’aborder les thématiques en lien avec la recherche menée et d’attirer les publics pensés comme nécessaires pour la réaliser (chercheurs, data scientists, associations de patients, etc.). Ensuite, d’autres sont organisés selon les besoins exprimés par les participants ou ceux que nous identifions en interagissant avec eux et en suivant l’évolution des projets. C’est un ajustement entre un planning d’animations et des réponses à des besoins.
14Deux modes de restitution permettent de prolonger ces événements et de les partager avec l’ensemble de la communauté : l’écrit, avec des comptes rendus et les supports de présentation des intervenants, et l’image, avec les vidéos des interventions. Tous les contenus sont disponibles sur les réseaux sociaux du programme, à savoir, sa chaîne Youtube, son compte Medium et son wiki, et relayés dans son groupe Facebook, son compte Twitter et sa Newsletter. C’est important car, dans un événement, l’information partagée peut être dense. Tout cela participe d’une logique de création de communs. Si les interactions pendant les événements aident ponctuellement à créer un langage commun, les restitutions permettent de construire et partager une culture et de l’information dans le temps.
15O. T.-M. : Qui participe aux événements collaboratifs du programme ?
16O. de F. : Il est difficile de qualifier les publics mis en présence car ils forment un ensemble très composite. Aujourd’hui, au terme de la saison 2, le groupe Meetup [6] du programme, outil qui permet d’annoncer les événements et de s’y inscrire, comporte plus de 1 300 membres. Le programme rassemble des associations de patients, des étudiants, des chercheurs, des professionnels, et ce, dans des domaines variés, en data science, en oncologie, en sociologie, en astrophysique, en design, etc.
17La raison d’être première d’Epidemium est de faire en sorte que des communautés aussi hétérogènes que possible puissent interagir et travailler ensemble sur l’épidémiologie des cancers. Les événements sont gratuits et ouverts à tous, pas uniquement aux participants du programme sauf pour un format, même s’il y a les contraintes du niveau de compréhension des sujets. Le programme se place dans une logique de partage de connaissance, d’information et d’expertise. Les intervenants des événements sont simplement des personnes qui ont des choses intéressantes à partager. Ils appartiennent principalement au réseau d’experts et de partenaires qui entoure le programme et qui y participe en mettant à disposition leurs ressources tant matérielles qu’intellectuelles.
18O. T.-M. : Comment réussissez-vous à faire collaborer amateurs et experts sur des sujets allant de la data science à la santé, en passant par l’open innovation et le juridique, lors de vos événements ?
19O. de F. : Nos événements ont le mérite de mettre en relation des experts (ici, principalement de la cancérologie et de la data science) et des non experts. L’expert est dans des modes pensées plutôt cadrés par un secteur ou discipline. Avoir accès à des non experts ayant le temps et la volonté d’essayer de comprendre des problématiques complexes liées à l’oncologie et à la data science, ouvre des voies de recherche en apportant des points de vue différents. Tous les acteurs qui prennent part au programme ont une expertise quelque part. Il y a des points d’accroche et de complémentarité sur les expertises assemblées. Epidemium veut mener une recherche dans des modes de pensées nouveaux et explorer de nouvelles voies à la croisée de plusieurs expertises. Ces événements permettent d’assembler des communautés aux profils et aux expertises différentes puis de créer des points d’interaction entre elles ainsi que d’identifier et d’intégrer au programme les profils les plus intéressants. Cette rencontre suivie de cette mise en collaboration ont permis l’exploration par certaines équipes de pistes assez peu attendues et ont mené à des réalisations qui n’étaient pas possible d’anticiper en amont du programme telles que des serious game ou des outils de visualisation.
20O. T.-M. : Quelles limites avez-vous constatées lors de l’organisation des événements et quelles sont les pistes d’amélioration que vous avez identifiées ?
21O. de F. : La limite principale des événements collaboratifs organisés dans un programme tel qu’Epidemium est sans nul doute la documentation des connaissances générées et des productions. Dans nos événements, il y a une grande place laissée à l’informel. Ils visent à assembler des publics hétérogènes autour de thématiques ou de sujets de réflexion mais ce sont surtout des moments privilégiés visant à créer de la relation afin de générer ensuite de la collaboration. Nous ne pouvons et ne cherchons pas à avoir la main sur tout ce qui y est échangé. Il y a une déperdition importante entre ce qui s’y produit physiquement et ce qui est ensuite créé et partagé sur les outils numériques du programme. Une des façons d’adresser cette perte serait d’organiser plus régulièrement des événements de types workshops, c’est-à-dire des événements plus tournés vers la co-production de solutions concrètes en posant aux participants des objectifs plus précis avec des livrables à atteindre. Ces derniers pourraient alors être plus facilement diffusés afin de bénéficier de contributions et de retours extérieurs. Cela permettrait d’accélérer la recherche menée au sein d’Epidemium et d’aider les équipes à réaliser leur projet.
Notes
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[4]
Le Rapid Analytics and Model Prototyping (RAMP) est un outil développé par le Paris-Saclay Center for Data Science et l’École des Mines, pour la gestion des data challenges, https://www.datascience-paris-saclay.fr/ramps/.
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[5]
« Bocal » et « Pool » sont des termes pensés par les organisateurs du programme pour désigner ces événements dédiés à l’avancement des projets des équipes.
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[6]
Meetup est une plateforme dédiée à l’organisation d’événements autour de thèmes ou de centres d’intérêts sur laquelle Epidemium a créé un groupe, https://www.meetup.com/fr-FR/Epidemium/.