1Les « hackathons » et autres « startup weekends » ou encore « innovation challenges » sont à la mode ; cela n’aura échappé à personne. Ces Événements Collaboratifs d’Innovation (ECI) ou « événements makers » [1] rassemblent des publics différents (des spécialistes aux personnes les moins averties), sous des formats variés en termes de taille (depuis la réunion d’une poignée de « makers » jusqu’aux grands-messes type « Maker Faires ») et à des niveaux d’implication divers (simples observateurs, participants, organisateurs...). Aucun secteur, aucun sujet n’est épargné. Les ECI constituent donc un objet d’étude hétérogène, qui a pour cœur la mise en scène d’un monde social particulier qui souhaite « exister collectivement et durablement ». Ces événements, souvent festifs et créatifs (« Fablab festival », « Libre en fête »), sont désormais pléthore, à tel point qu’il est « impossible de tout voir et de tout suivre ! »
2Cette ruée récente vers les événements collaboratifs d’innovation est-elle le résultat d’un engouement brutal et massif, quasi panurgien, pour de nouvelles pratiques d’innovation particulièrement attrayantes (des formats courts et rythmés, dans des lieux agréables, en musique et all inclusive…) ou le témoin d’une nouvelle étape de l’ouverture progressive et généralisée des pratiques d’innovation collective pour innover plus, plus souvent, plus vite, avec de nouveaux partenaires [2] ? Entre les deux lectures, les cœurs balancent…
3Quand certains n’imaginent plus fonctionner autrement qu’avec ce type d’événement pour entreprendre et innover dans le monde hyper connecté d’aujourd’hui, d’autres décrient et dénoncent l’éclatement imminent de la bulle du phénomène « hackathons & Co ». Beaucoup se méfient et craignent les effets cachés et pervers de ces nouvelles pratiques, que l’on connaît encore mal et qui sont bien sûr moins médiatisés. Pourtant, les sociologues alertent depuis longtemps sur la mise au travail d’une main-d’œuvre non professionnelle et non contractuelle, mais abondante, motivée et gratuite (« free labor »), lors des activités de coproduction collaborative [3].
4Entre fascination et rejet, la pratique des événements collaboratifs d’innovation touche d’une manière ou d’une autre toutes les parties prenantes d’un écosystème et ne laisse personne indifférent - ni les organisateurs, ni les sponsors ou les participants, les (supposés) bénéficiaires, les experts, les exclus, etc. Et comme toute nouveauté qui prend rapidement de l’ampleur, la vague « hackathons » interroge, effraie et dérange les acteurs et pratiques en place. Or, les fans de la première heure – les « vrais hackers et makers » à l’origine de nombre d’ECI – sont pour beaucoup devenus de virulents détracteurs des ECI aujourd’hui [4]. Selon eux, les valeurs originelles se sont perdues ou ont été dévoyées avec la massification du phénomène. Les motivations idéologiques et politiques des mouvements « hacker » et « maker » auraient été balayées par les enjeux financiers (pour bénéficier du crédit impôt recherche) et de communication (organiser un hackathon pour améliorer la marque employeur).
5Omniprésents, les ECI ont de plus en plus mauvaise presse, accusés de promouvoir de fausses innovations ou des projets inutiles (« wow effect »), voire néfastes pour les individus et les organisations en termes de gestion du temps, des talents, etc. Pourtant, certains pensent que les ECI peuvent jouer un rôle sociétal important : par exemple, selon certains, la mise en place de hackathons citoyens pourrait bien débloquer la crise actuelle dite « des gilets jaunes » en France [5]. L’outil hackathon présente en effet le double avantage de limiter la confiscation des débats en mettant autour d’une même table des experts, citoyens et politiques, et de donner une priorité à l’action concrète. Reste à savoir comment opérer ce passage à l’action… Car c’est là que le bât blesse.
6Plus généralement, tout le monde s’accorde à reconnaître la valeur des ECI pour faire se rencontrer et communier des acteurs divers afin de faciliter et d’accélérer le processus d’innovation. Cependant, peu d’études approfondies sur un temps long parviennent à montrer de quelle(s) manière(s) les ECI permettent de créer de la valeur – et quel type de valeur ? – et donc comment la capter. Après avoir remis en cause le degré de nouveauté de ces façons d’entreprendre et d’innover, les détracteurs des ECI en pointent les défauts et manquements. Et ils sont nombreux les dysfonctionnements et espoirs déçus des événements collaboratifs d’innovation (faible faisabilité des solutions, défis inédits de propriété intellectuelle…) ! Mais le problème tient-il aux caractéristiques intrinsèques de ces formats ou aux attentes que les acteurs leur font porter ? Ces événements ne sont pas des solutions magiques permettant de répondre complètement et systématiquement à l’impératif d’innovation, ni de dépasser définitivement les difficultés propres aux activités entrepreneuriales et d’innovation.
7Au-delà des questions de performance et de pertinence de ces pratiques et outils pour entreprendre et innover, ce numéro thématique a pour ambition de porter un regard critique sur les événements collaboratifs, en montrant leur potentiel mais également les dangers et risques de déception découlant de trop fortes attentes. Nous espérons que les études, témoignages et analyses présentés ici viendront également nourrir et élever la réflexion à l’échelle élargie du débat sociétal et particulièrement du monde du travail de demain, des relations de collaboration et de coopération socio-professionnelles que nous souhaiterions privilégier [6].
8Ce dossier met ainsi en lumière des pratiques variées d’événements collaboratifs d’innovation (hackathon, startup weekend, ateliers créatifs, concours d’innovation, learning expedition…) initiées par différents types d’acteurs (grande entreprise, université, incubateur, collectivité…) et dans différents domaines (santé, RH, assurances, sport, et.). Dans un premier temps, les ECI sont étudiées et discutées dans le contexte de l’entreprise, particulièrement dans les domaines de la stratégie et de la culture d’entreprise, du changement et de la collaboration inter-entreprises. Ainsi, les chercheurs Anna Glaser et Ann-Charlotte Teglborg s’appuient sur les pratiques de trois entreprises établies pour expliquer comment l’organisation d’événements collaboratifs dans le cadre de démarches d’innovation participative peut servir des objectifs de transformation stratégique, d’intensification de la capacité d’innovation produit et d’exploration de nouveaux champs possibles. De son côté, Débora Allam-Firley souligne que les ECI constituent également des leviers intéressants pour fédérer des équipes et solidifier une culture d’entreprise autour d’une stratégie commune. Puis, en interviewant Frédéric Daubié (Air Liquide), Catherine Foliot braque les projecteurs sur la place que les ECI peuvent occuper dans un espace collaboratif d’innovation. Olfa Greselle, Aurélie Kleber et Cécile Dejoux poursuivent par un témoignage sur les effets de la collaboration, rendue possible par l’ECI, entre plusieurs entreprises privées, sur une problématique RH, dans un contexte académique et digital.
9Nous quittons ensuite le monde de l’entreprise pour rejoindre celui des ECI observés à l’échelle du territoire et des écosystèmes d’innovation. Romain Lesage et François Geoffroy montrent d’abord comment ces événements peuvent susciter la créativité des acteurs d’un territoire et faire émerger des initiatives locales en diffusant un esprit d’entreprendre. Puis Fernanda Arreola et Khanh-Hung Tran s’intéressent à l’apparition d’un esprit de corps lors de ce type d’événements au sein d’un incubateur, ce qui peut déclencher dans certains cas des prises de conscience quant à la nécessité de pivoter. L’interview d’Olivier de Fresnoye par Ozanne Tauvel-Mocquet explique comment les événements collaboratifs concilient les modalités du travail communautaire avec ceux de la recherche scientifique, ce qui favorise la création et la documentation d’un savoir commun, ainsi que la constitution et le développement d’un écosystème d’innovation.
10Le dossier spécial se termine par une revue critique des écueils à prendre en compte si l’on souhaite organiser des ECI. Dans une tribune intitulée « Hackathons : A field of dreams for ‘collaborative innovation’? », Nada Endrissat remet en cause le caractère inclusif des hackathons et l’idée que les mouvements inspirés de l’open source sont nécessairement ouverts et accessibles à tous. Elle fait la synthèse de quatre études récentes qui insistent sur les inconvénients, voire les dangers de la pratique des hackathons.
11Les événements collaboratifs représentent un phénomène social qui illustre la transformation en cours du monde du travail, des relations professionnelles dans les organisations et entre elles. En cela, ils constituent un objet d’étude toujours en devenir, ouvert aux chercheurs et praticiens qui s’interrogent sur la nature, le fonctionnement et les impacts d’un tel phénomène. Ce numéro spécial ouvre quelques portes de compréhension, dans la suite du numéro paru en 2016 sur le thème des espaces collaboratifs (2016/4, n°31) qui a suscité beaucoup d’intérêt de votre part. Nous espérons, chers lecteurs, qu’il vous apportera quelques nourritures intellectuelles énerg(ét)isantes) en ce début d’année !
Notes
-
[1]
Selon les chercheurs Berrebi-Hoffmann, I., Bureau, M., & Lallement, M. (2018). Makers. Le Seuil.
-
[2]
Suire, R., Berthinier-Poncet, A., & Fabbri, J. (2018). Les stratégies de l’innovation collective – Communautés, organisations, territoires. Revue Française de Gestion, 44, 71–84.
-
[3]
Dujarier, M.-A. (2014). Le travail du consommateur. Paris : Éditions La Découverte.
-
[4]
Berrebi-Hoffmann et al., op.cit.
- [5]
-
[6]
Bohas, A., Fabbri, J., Laniray, P., & de Vaujany, F.-X. (2018). Hybridations salariat-entrepreneuriat et nouvelles pratiques de travail : des slashers à l’entrepreneuriat-alterné. Technologie et Innovation, 18.