CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Trois types d’objet de passion sont à prendre en compte dans la démarche entrepreneuriale : la passion d’entreprendre, la passion professionnelle et la passion dans le domaine des loisirs.
  • La passion intense de l’entrepreneur vient remettre en question la place de l’individu-entrepreneur dans le dispositif de coaching.
  • L’étude de cas proposée ici fournit des pistes sur la nature (le comment) d’un processus de coaching mobilisant explicitement une méthode d’accompagnement visant l’intégration de la (ou des) passion(s).

1La passion est récemment devenue un objet d’étude majeur en entrepreneuriat, notamment sous l’influence des travaux de Melissa Cardon [1]. Elle ressort ainsi comme une caractéristique structurante du passage à l’acte. Quand la passion de l’entrepreneur est intense, il va chercher à la partager, essentiellement avec des membres de sa tribu, c’est-à-dire avec des individus vivant la même passion [2]. Dans le cadre du coaching entrepreneurial, la passion pose questions voire problème. Comment coacher un entrepreneur passionné ? Comment développer une relation avec lui sans partager la même passion ? À l’extrême, l’idée de coacher un entrepreneur passionné est-elle légitime ? La passion ré-ouvre et amplifie le débat théorique sur la posture de l’accompagnant et la place de l’individu-entrepreneur dans le dispositif de coaching.

2Après avoir fait le point sur le coaching en contexte de création d’entreprise et détaillé les types de passion en présence, cet article étudie un cas critique afin d’explorer la façon dont le coaching entrepreneurial peut intégrer la passion dans ses pratiques.

L’accompagnement par le coaching

3L’accompagnement entrepreneurial n’a cessé de faire l’objet d’un fort engouement, tant au niveau académique que managérial, sans que l’on parvienne à circonscrire précisément le concept. Un flou sémantique subsiste : alors qu’outre-Atlantique, l’accompagnement entrepreneurial est principalement défini par les dispositifs d’incubation [3], l’acception européenne (et notamment française) englobe aussi les relations interpersonnelles de l’entrepreneur [4]. Ainsi, l’accompagnement s’envisage comme un concept multidimensionnel et protéiforme. Il n’existe pas « un » accompagnement mais « des » accompagnements. La singularité des entrepreneurs et de leurs besoins entraîne nécessairement le développement de diverses formes de dispositifs d’aides et conduit inévitablement à pluraliser les métiers de l’accompagnement. Les structures et les modalités varient en fonction du type d’entrepreneur, de ses besoins spécifiques, de son expérience, de ses contextes personnel et professionnel, ou encore de ses objectifs, voire de ses choix de vie. L’accompagnement renvoie à une multiplicité de sens et de postures : le coaching, le conselling, le conseil, la consultance, le tutorat, le sponsoring, le compagnonnage ou encore le mentoring appartiennent tous au champ de la sémantique du verbe « accompagner » [5]. Néanmoins, les registres d’actions et de rôles diffèrent et dépassent la seule dimension technique de l’accompagnement.

4Dans cet ensemble, le coaching, parce qu’il privilégie la relation accompagnant / accompagné, est le métier le plus susceptible d’être impacté par la passion de l’entrepreneur. Par le biais de l’accompagnement personnalisé, le coaching révèle le potentiel entrepreneurial [6]. Son efficacité repose sur une relation interpersonnelle et recourt principalement au dialogue entre coach et coaché, en général ouvert et non directif. Ce dialogue vise à résoudre des problèmes, à atteindre des objectifs et à générer du mieux-être, notamment en situation de changement. Plus précisément, le coaching entrepreneurial consiste à aider un porteur de projet à se développer, à mieux s’organiser, à mieux valoriser ses ressources, en particulier humaines. Le coaching mobilise l’intention entrepreneuriale du créateur pour la transformer en projet réaliste, pragmatique et concret au service d’un collectif. Habituellement, un coaching dure entre six et douze mois. Les séances sont généralement mensuelles, mais l’intervalle entre deux séances peut être écourtée quand la situation l’exige.

5Alors que le mentor aide le créateur dans l’apprentissage technique de son nouveau métier d’entrepreneur, le coach, pour sa part, concentre son intervention sur des actions ciblées, encadre le créateur en lui posant mille et une questions relatives aux décisions et aux gestes qu’il s’apprête à poser. Sa démarche diffère également de celle des consultants traditionnels (juristes, comptables, etc.). En effet, le coach ne conseille pas a priori, n’apporte pas de solution toute faite à son client, mais utilise son expérience et ses connaissances pour le questionner et l’aider à prendre du recul. Cela suppose une posture à la fois stratégique et humaniste. Le coach n’est pas forcément spécialiste du ou des problèmes à résoudre, mais est néanmoins généralement expérimenté en termes de problématiques professionnelles, humaines et entrepreneuriales. Pour sa part, le créateur coaché est motivé à apprendre et à construire son entreprise sur des bases solides et pérennes. Il est disposé à investir du temps pour s’assurer du bien-fondé de ses choix et de leurs mises en œuvre.

6Le coaching apparaît comme un processus à la fois créatif et instructif, tant pour le coaché que pour le coach. Cette pratique, qui consiste à s’investir dans une relation humaine, procure de la satisfaction ainsi qu’un véritable sentiment d’utilité du point de vue de l’accompagnant. Le coaching intervient davantage sur le projet professionnel que sur le projet personnel, davantage sur le futur que sur le passé. Cela dit, il s’inscrit dans une logique de développement professionnel qui, pour le créateur d’entreprise, est souvent corrélée à une logique de développement personnel. Au cours du processus, le coaché doit donc apprivoiser ses incertitudes et sa sensibilité aux risques. Dès lors, la passion peut s’avérer problématique. Mû par sa passion, le coaché peut être moins vigilant envers les risques inhérents à tout projet entrepreneurial. Si la passion contribue significativement à l’élan créatif, elle peut aussi parasiter la relation. Se pose alors la question de l’efficacité du coaching entrepreneurial.

Passion, entrepreneuriat et coaching

7La passion est apparue comme sujet d’étude dans le champ de l’entrepreneuriat depuis une décennie. Dans ce contexte, elle se définit comme une forte propension envers une activité que l’on aime, que l’on trouve importante et dans laquelle on investit du temps et de l’énergie [7]. Cependant, si la passion est considérée comme un des facteurs-clés de réussite d’une nouvelle entreprise, les travaux académiques n’ont fait qu’initier le thème et soulèvent de nombreux questionnements prometteurs [8]. La passion permet de mobiliser l’énergie nécessaire pour surmonter les obstacles et affronter les incertitudes liées au projet entrepreneurial. Par contagion, elle permet de mobiliser plus rapidement des parties prenantes (partenaires, employés, consommateurs, etc.). En revanche, il demeure difficile de qualifier le type de passion qui anime l’entrepreneur.

8Sur la base d’une revue de 22 recherches publiées sur les thèmes de la passion et de l’entrepreneuriat, Cardon, Vincent, Singh et Drnovsek [9] mettent en avant plusieurs objets possibles de passion de l’entrepreneur : le projet, l’opportunité, le produit, etc., et surtout le travail. Une recherche dénote dans cet ensemble et considère le hobby de l’entrepreneur comme objet de la passion entrepreneuriale. Le hobby se définit comme une activité qui ne relève pas du travail mais de la consommation. L’idée qu’une passion de type hobby puisse être à l’origine d’une entreprise florissante n’est pas nouvelle mais est peu explorée dans la littérature, à l’exception de l’étude des entrepreneurs par accident [10]. De même, la passion professionnelle, c’est-à-dire la passion pour un travail de type culturel ou sportif qui viendrait nourrir un projet entrepreneurial, a été peu étudiée, hormis dans la littérature sur les styles de vie des entrepreneurs (« lifestyles ») [11].

9Trois types d’objet de passion de l’entrepreneur sont donc à prendre en compte : la passion d’entreprendre, la passion professionnelle et la passion de loisirs.

10– La passion d’entreprendre est au cœur des recherches initiées par Melissa Cardon. La passion entrepreneuriale est envisagée comme un ensemble de sentiments positifs liés à l’engagement dans des activités de création d’entreprise. La passion pour la création de valeur et la volonté d’impacter le monde sont même considérées comme les traits fondamentaux de la personnalité d’un entrepreneur [12]. La passion d’entreprendre soutient la motivation de l’entrepreneur à persister malgré les tribulations et les difficultés inhérentes à son projet.

11– La passion professionnelle apparaît lorsqu’il est question de création d’entreprises par un individu qui professionnalise sa passion. Ces travaux décrivent les parcours de pratiquants sportifs amateurs qui cherchent à vivre de leur passion en passant le plus souvent par une étape intermédiaire de monitorat sportif.

12– La passion de loisirs est abordée sous l’angle de la consommation, afin d’approcher le processus qui conduit du hobby à une création entrepreneuriale. Aujourd’hui, les compétences des consommateurs s’expriment au mieux dans le cadre de communautés dans lesquelles ils partagent la même passion. Au sein de ces collectifs, la créativité des consommateurs s’exacerbe pour pouvoir partager leur passion. Certains inventent de nouvelles suites à Star Wars quand d’autres développent de nouveaux outillages d’escalade ou de nouvelles planches de skate. Ces productions sont échangées entre passionnés et peuvent parfois aboutir à la création d’entreprise. Ces travaux sur la consommation décrivent des passionnés sans volonté initiale de monter une affaire mais qui autoproduisent par nécessité ludique pour eux-mêmes et pour les autres membres de leur groupe quelque chose d’intéressant au niveau fonctionnel et/ou symbolique. Ils sont ensuite entraînés par le groupe à produire plus et à passer à un niveau plus structuré, celui de l’entreprise.

13La psychologie des passions répertorie les sports, la musique, la lecture. Dans le champ managérial, passion d’entreprendre, passion professionnelle et passion de loisirs sont les trois principaux objets relevés.

14Quel que soit l’objet de la passion de l’entrepreneur, l’intensité en est variable, ce qui peut la rendre harmonieuse et donc positive ou obsessive. Selon Lecoq et Rimé [13], plus l’intensité de la passion est élevée, plus il y a de partage social et ce partage se fait de préférence avec des amateurs de la même passion. L’entrepreneur très passionné aura ainsi tendance à échanger essentiellement avec d’autres passionnés et développera un sentiment d’appartenance à la communauté. Dès lors, comment coacher cet entrepreneur ? Comment développer une relation avec lui sans partager la même passion ? Plus globalement, cette problématique rejoint et précise sur un cas particulier (le cas de l’entrepreneur très passionné) la question de la posture de coach qui doit pouvoir bricoler entre plusieurs attitudes selon les besoins de l’entrepreneur, mais aussi en fonction de ses propres valeurs et émotions. En parallèle, la passion intense de l’entrepreneur vient re-questionner la place de l’individu-entrepreneur dans le dispositif de coaching.

Le coaching de l’entrepreneur passionné : un cas critique

15L’étude cherche à mettre en évidence les difficultés rencontrées dans le coaching des entrepreneurs mus par une passion intense. Elle se veut exploratoire sur la question nouvelle du coaching de la passion. Elle est donc plus de nature descriptive qu’explicative ou prédictive. L’étude d’un cas d’entrepreneur mu par la passion et de son coaching répond à cette ambition en s’inspirant de la technique de l’incident critique introduite par Flanagan [14]. Ce type d’approche ne va pas de soi. D’abord, la passion est un fait intime difficilement observable de l’extérieur. Ensuite, un processus entrepreneurial est long et itératif. Enfin, le centrage sur la dimension critique du coaching d’un tel entrepreneur rend difficile l’accès au terrain.

16La collecte de données se rapproche ici de l’ethnographie en entreprise [15]. Conformément aux principes de cette méthode, l’accès au terrain organisationnel est permis par l’immersion prolongée. Nous avons pris avantage de la mission réalisée par un finissant M.Sc. à HEC Montréal au sein d’un incubateur en Inde. Cet étudiant a produit un journal de bord tenu quotidiennement et des synthèses de longs entretiens non structurés réalisés avec les deux créateurs coachés et le responsable de l’incubateur. Des données visuelles (photos prises sur les lieux où se réalisaient les prestations de services des deux entrepreneurs) complètent le matériau collecté. Les trois chercheurs sont intervenus, chacun de leur côté, pour interpréter la situation critique rencontrée par l’étudiant dans son processus de coaching de l’un des deux entrepreneurs.

L’incubateur

17L’incubateur social UnLtd Tamil Nadu d’Auroville fait partie d’un réseau d’incubateurs locaux montés par Gjis, un résident hollandais de 35 ans. Il en est le seul employé fixe et mobilise en continu trois à quatre stagiaires bénévoles pour l’assister. Gjis a décidé de soutenir et d’encourager des entrepreneurs qui veulent changer l’Inde. L’incubateur accompagne exclusivement les innovations sociales. Parmi elles, un projet qui vise à éduquer les enfants au recyclage de déchets ou encore une application Smartphone qui permet de tracer et d’évaluer les producteurs. Cette structure ayant peu de ressources disponibles, elle a recours à des stagiaires d’écoles de gestion pour coacher les créateurs.

Le coach

18Le coaching entrepreneurial par des novices fait l’objet d’un projet-pilote à HEC Montréal [16]. Alexandre, jeune Français en fin de M.Sc. à HEC Montréal, rentre en contact direct avec Gijs pour réaliser une mission de huit mois au sein de l’incubateur d’Auroville. Bénévole dans l’âme, il travaille sans rémunération et dort chez l’habitant. Il lui a été possible de suivre huit projets. Parmi ces projets, Alexandre s’est particulièrement concentré sur le coaching du créateur de Komali-MediClown Academy.

Les entrepreneurs

19Fif et Hamish sont deux Canadiens d’une cinquantaine d’années. Fif est née en Tanzanie. Hamish est canadien, d’origine écossaise. Fif est diplômée en théâtre pour jeune public de l’université de Calgary et exerce depuis 25 ans les thérapies par l’humour. Hamish est diplômé en arts de l’université d’Alberta et travaille depuis 35 ans comme acteur et animateur de yoga. Mariés, ils collaborent depuis 20 ans au Canada. Tous deux clowns de profession, ils donnent des spectacles ensemble, tant pour les enfants que dans le milieu médical. Leur passion commune les a conduits à s’intéresser au Laughter Yoga, un yoga par le rire qui a pour effet de détendre et de relaxer, ainsi qu’au Medical Clowning, une activité de clown médical permettant de distraire les enfants pendant que les médecins les soignent. Ils ont ainsi formé plus de 500 animateurs au yoga du rire. Les époux partagent aussi un grand intérêt pour l’Inde. Fif y trouve ses origines et aime profondément ce pays qu’elle essaie d’aider : elle a notamment participé à un projet pour les enfants des rues de Delhi et a développé des programmes dans des orphelinats et une léproserie à Chennai. Hamish a été très marqué dès l’âge de 16 ans par la lecture des récits philosophiques de la Bhagavad-Gita. De plus, sa grand-mère a vécu à Madras et à Cochin.

Le projet de Fif et Hamish

20Alertés par le taux anormalement élevé de suicides en Inde et spécialement dans la région d’Auroville, Fif et Hamish ont décidé de mettre leur passion à profit pour diffuser de la joie dans les villages et les hôpitaux en Inde grâce au Laughter Yoga et au Medical Clowning : « We teach basic magic tricks like making things appear and disappear or card tricks. It’s not about turning someone into an able magician, but about helping one engage the viewer and make them laugh” (Fif). Il s’agit ici de redonner le sourire et la joie de vivre aux malades. Leur projet est donc à dominante sociale. Sans leurs passions partagées pour le yoga du rire et pour l’Inde, Fif et Hamish n’auraient jamais eu le courage d’un tel projet.

21Fif et Hamish sont arrivés à Auroville le 1er décembre 2012. Leur projet comporte des actions à but lucratif dans les milieux urbains de l’Inde pour pouvoir financer des activités non rémunérées en milieu rural. Les actions lucratives consistent à proposer des sessions de Laughter Yoga aux entreprises pour augmenter le bien-être des employés et de Medical Clowning auprès des enfants malades dans les hôpitaux. Ces activités rémunérées doivent permettre aux deux clowns de se déplacer en milieu rural et de former bénévolement des personnes habitant les villages à devenir des professeurs de Laughter Yoga. Ces nouveaux professeurs pourront à leur tour donner des séances de yoga par le rire à tous les villageois, contribuant ainsi à réduire le taux de suicide. La principale difficulté pour Fif et Hamish est de trouver le juste équilibre entre les deux types d’activités. Il leur faut donc rester concentrés et ne pas oublier la mission principale du projet qui est de réduire le taux de suicide dans les villages indiens. En quelques mois, grâce à leur savoir-faire et à leur passion transmissible, Fif et Hamish ont su rassembler et faire parler d’eux. Leurs services sont sollicités et appréciés. Leur art et leur métier, bien que peu connus, ont fait leurs preuves. Autrement dit, les deux types de passion qui animent Fif et Hamish ont fait la différence, à savoir passion professionnelle pour le Laughter Yoga (et le Medical Clowning) et passion dite de loisirs pour l’Inde.

Le coaching critique d’une passionnée : celui de Fif par Alexandre

22Pour explorer les spécificités critiques du coaching d’un entrepreneur passionné, nous nous centrons ici sur l’interaction entre Fif, l’entrepreneure, et Alexandre, son jeune coach. Alexandre, désigné par l’incubateur comme « le body de Fif », doit s’assurer dans un premier temps que Fif fournisse tous les documents nécessaires au transfert des premiers fonds par l’incubateur.

23Alexandre a accompagné Fif sur deux dimensions : d’une part la clarification de la vision autour du modèle d’affaires et l’appui technique dans l’élaboration de l’argumentaire ; d’autre part le montage du dossier pour recevoir le support financier de l’incubateur et de ses « trustees ».

24Cette double mission nécessite une approche à la fois globale et pragmatique du projet, afin d’éviter de développer des idées irréalisables.

25Très vite, Alexandre s’aperçoit que travailler avec Fif est difficile. Chaque petite tâche prend du temps. Elle a tendance à partir dans tous les sens. Rester concentrée sur un point relève de l’impossible pour elle ! Alexandre comprend qu’il faut la cadrer, canaliser son énergie pour ne pas la laisser s’éparpiller. De plus, Fif est frustrée de tous les documents à faire pour UnLtd Tamil Nadu et n’en voit pas forcément l’intérêt à chaque fois. Elle passe donc trop de temps à faire des Business Model, projections financières sans passer à l’action, et, en plus, elle n’y voit aucun intérêt. « Pourquoi s’embêter avec ça, sachant que je ne m’en servirai jamais ? Là, il faut y aller » répète-t-elle. Elle, ce qu’elle aime, c’est l’action. Fif a l’impression de perdre son temps et Alexandre doit lui (ré)expliquer sans cesse qu’il en va de son propre intérêt. Il a du mal à lui faire faire les exercices nécessaires à l’usage du coaching. Après de nombreuses tentatives pour lui expliquer les avantages, Alexandre est enfin parvenu à la convaincre d’essayer de faire l’exercice. Systématiquement, une ou deux heures plus tard, même problème. Impossible de lui faire comprendre l’importance du modèle d’affaires pour son projet. Avec beaucoup de patience et après de longues explications, Alexandre et Fif ont pu avancer et établir ensemble l’ébauche du projet d’entreprise.

26Une autre obligation relative au le soutien financier du projet consiste à fournir des projections sur les deux ou trois prochaines années. Fif est totalement perdue et ne sait pas comment s’y prendre. Alexandre doit expliquer et réexpliquer ce que l’on entend par modèle de revenus et comment envisager les revenus estimés, les coûts, et juger la viabilité du projet. Au fil du temps, Fif se rend compte qu’elle doit revoir ses objectifs. Elle avait en tête de faire bien trop de choses et était persuadée que c’était possible. Dans un premier temps, elle avait prévu de coacher vingt villages au Laughter Yoga, tout en coachant vingt hôpitaux et vingt écoles dans la même année. À raison d’une semaine de formation pour chaque entité, une année lui aurait donc pris soixante semaines de travail. Malgré la révision à la baisse de ses ambitions initiales, Fif se fixe encore un objectif de dix villages en douze mois. En comparant les coûts aux revenus estimés, elle finit par comprendre que ce prévisionnel n’est pas réaliste.

27Ces interactions semblent essentielles pour préciser le projet de Fif. En effet, elle a pu éclaircir ses idées, préciser les contours de sa vision et de sa mission, et se focaliser sur ses objectifs au lieu de se perdre dans ses idées. Même en étant la pionnière du Laughter Yoga et du Medical Clowning, Fif a compris qu’elle pouvait rencontrer un certain type de concurrence. En effet, toute activité qui a pour but de réduire le stress, toute personne qui joue avec les enfants dans les hôpitaux est un concurrent potentiel. Si une organisation décide d’engager un massothérapeute pour ses employés et les relaxer, il n’aura pas besoin des services de Fif et d’Hamish.

28Coacher Fif n’a donc pas été une tâche facile pour Alexandre. La passion intense de Fif pour la profession de clown-yoga du rire l’incite à partager essentiellement avec son compagnon Hamish sur un mode fusionnel et avec toutes les personnes qu’elle coache dans un mouvement de prosélytisme et de communauté. En revanche, ses rapports sont plus distants ou complexes vis-à-vis d’Alexandre qui adopte une posture d’auditeur critique sur la dimension administrative et qui, contrairement à ses autres interlocuteurs, ne renforce pas son estime de soi. La passion de Fif est même si intense qu’elle en devient obsessionnelle. Cela génère une difficulté à sortir de l’activité clown-yoga du rire pour réaliser des tâches qui font aussi partie du métier de l’entrepreneur mais ne correspondent pas à l’activité-objet de sa passion.

29Alexandre est tiraillé entre le soutien qu’il veut donner par empathie, renforcé par le désir d’être lui aussi utile en Inde, et la distance critique qu’il doit instaurer pour sortir Fif de sa tendance à privilégier les modes identitaires/fusionnels de partage social de sa passion. Alexandre l’écrit, son coaching « semblait contreproductif à certains moments car Fif ne voyait pas l’intérêt de tout mettre sur papier ». Son approche, axée sur la patience et l’empathie, a permis de « garder Fif dans le droit chemin » et de la canaliser de façon assez large sans la diriger. Dans une approche réflexive de son travail, Alexandre définit ainsi son processus d’accompagnement : « un grand cœur ne remplacera jamais l’expérience, mais avoir un grand cœur, cela aide. Doublé d’énergie, j’avais toutes les cartes en main pour réussir grâce à une bonne supervision, de bonnes bases acquises, et un regard critique ». La dimension obsessionnelle de la passion de Fif peut, en effet, générer des émotions teintées d’angoisse, appelant alors le soutien et l’empathie d’un « grand cœur ».

30Des injonctions paradoxales jalonnent ce processus de coaching : la première est afférente à la dichotomie entre liberté entrepreneuriale et enfermement de l’entrepreneur dans des obligations et contraintes administratives ; la seconde concerne le partage de la passion versus la communautarisation de cette même passion. Au-delà de ces paradoxes, la difficulté de coaching est également inhérente à l’inexpérience d’Alexandre. Ces résultats démontrent l’importance des capacités/compétences de l’accompagnement psychosocial dans lequel les outils et les buts du coaching n’appartiennent pas au coach mais au coaché. Ils mettent ainsi en évidence la nécessité d’une formation à ce type de coaching.

De l’auditeur au partenaire : deux postures de coach

31La passion débordante de Fif vient indiscutablement impacter la posture de coach. Aussi, il devient possible de mettre en lumière deux postures. La première, celle adoptée par l’incubateur et reprise par Alexandre, vient mobiliser une démarche plutôt traditionnelle pour canaliser l’entrepreneure. La seconde est sous-jacente au récit et renvoie à l’émergence d’un mode opératoire capable de combler le manque d’expérience du coach novice par une approche partenariale avec l’entrepreneure.

32Le cas critique étudié relate une incompréhension entre les deux personnes clés du processus entrepreneurial. Il existe une difficulté importante pour le coach à alerter l’entrepreneure, campée sur ses idées et relativement imperméable à toute remise en cause concernant l’incohérence entre certaines dimensions du projet. L’entrepreneure refuse parfois purement et simplement de suivre les remarques du coach. De façon plus précise, il n’y a pas un partage direct de la passion de Fif par Alexandre, mais une empathie (« grand cœur ») pour la comprendre. Bien que cette compréhension soit utile (et nécessaire), l’utilisation d’outils et d’artefacts, susceptibles d’éloigner davantage l’entrepreneure de l’envie de prendre de la hauteur sur son activité, semble à proscrire. La posture de l’auditeur prise par Alexandre apparaît inadaptée pour coacher la passion de Fif.

33La passion qui anime Fif est professionnelle (le yoga du rire) mais est aussi amplifiée par une passion de loisirs pour l’Inde. La passion entrepreneuriale est peu marquée dans le cas étudié. Alexandre n’a pas partagé la passion professionnelle de Fif. Il ne s’est pas laissé entraîner dans le tourbillon de la passion pour le yoga du rire. Par contre, sa passion pour l’Inde l’a probablement rapproché de Fif sans qu’il la partage ouvertement. En effet, faire preuve d’empathie et de grand cœur, ce n’est pas partager. C’est rester en position d’extériorité par rapport au projet entrepreneurial. Si le coaching s’entend comme la possibilité de faire mûrir le projet du créateur, il peut aussi altérer son moral et accentuer ses doutes sur les difficultés rencontrées quand il ne vient pas s’encastrer dans la passion de l’entrepreneur. Pour un jeune coach comme Alexandre, il est possible d’ouvrir de nouvelles voies au travers de la passion permettant de combler le manque d’expérience. Les outils peuvent alors (et seulement alors) nourrir les échanges, être mis au service du lien professionnel et interpersonnel. Le coach peut partager des moments forts émotionnellement avec l’entrepreneur et les autres parties prenantes du projet mues par la même passion (dans ce cas précis, le yoga du rire et/ou le changement de l’Inde). Ce partage émotionnel pourrait faire évoluer la posture du coach, qui se positionnerait davantage comme un partenaire impliqué dans le projet entrepreneurial.

Comment coacher en prenant en compte la passion de l’entrepreneur ?

34La passion de l’entrepreneur et ses différents types d’objet (passion d’entreprendre – passion professionnelle – passion de loisirs) viennent à la fois questionner les recherches traditionnelles et renforcer les recherches récentes sur le coaching. Il s’agit de coacher différemment non seulement un individu mais surtout son type de passion. L’imaginaire dominant considère encore les passions comme des hobbies puérils dispendieux en temps et en argent et qui semblent bien éloignés de la réalité pragmatique des affaires. Et pourtant, ce sont aussi aujourd’hui des réussites économiques.

35L’étude du cas critique de Fif par Alexandre interroge d’abord sur l’intérêt (le pourquoi) de prendre en compte la passion de l’entrepreneur dans le processus de coaching. Le premier intérêt est de coller aux évolutions récentes de la création d’entreprise avec la multiplication de cas de personnes se lançant – avec succès – dans l’aventure entrepreneuriale, sur la base notamment d’une passion de loisirs ou d’une passion professionnelle. Le deuxième intérêt est d’éviter les situations de blocage causées par un décalage trop grand entre les entrepreneurs mus par ces passions intenses et des coaches mobilisant des outils censés conduire le processus entrepreneurial encore trop souvent linéaire et causal sur la base du modèle et du plan d’affaires. Il est aujourd’hui nécessaire et utile de penser à l’intégration d’approches systémiques, voire effectuales. Le troisième intérêt est que la passion peut permettre d’explorer de nouvelles approches de coaching et d’innover.

36L’étude de cas donne ensuite des pistes sur la nature (le comment) d’un processus de coaching mobilisant explicitement une méthode d’accompagnement visant l’intégration de la passion.

37Tout d’abord, le coach doit documenter le type de passion qui pousse à entreprendre : passion d’entreprendre, passion professionnelle et/ou passion de loisirs ? On ne coache pas de la même façon quelqu’un qui a la passion d’entreprendre et donc fait de l’entreprise l’objet central de sa passion avec quelqu’un qui fait de l’entreprise un objet complémentaire à sa passion de loisirs ou professionnelle, et qui parfois perçoit l’entreprise comme un « mal nécessaire » pour assouvir sa passion.

38La distance entre l’entrepreneur passionné et ceux qui ne partagent pas sa passion doit être réduite dès le début du processus de coaching. Certains épisodes facilitant le partage de la passion doivent être développés. Le coach peut ainsi participer à une activité organisée par l’entrepreneur, assister à une conférence de l’entrepreneur, rentrer dans la communauté des passionnés du même objet que l’entrepreneur, etc. Tout est bon pour se rapprocher du noyau dur des personnes avec qui l’entrepreneur a du plaisir à partager et développe un sentiment quasiment tribal. La relation accompagnant-accompagné évolue ainsi vers une relation double : l’accompagnant coache l’accompagné sur la dimension entrepreneuriale alors que l’accompagné coache l’accompagnant sur la dimension passion.

39Au travers d’une relation plus équilibrée et partenariale, le coach peut argumenter plus facilement (car il sera mieux écouté) quant à l’utilisation raisonnée de certains outils nécessaires à sécuriser le processus entrepreneurial. L’entrepreneur sera d’autant plus motivé à passer du temps sur ces outils qu’il verra dans le coach une personne proche de sa communauté.

40La passion est, par excellence, un objet de partage. La passion est contagieuse. Le partage de la passion se comprend ici au niveau des principaux acteurs du nouveau projet : le coach, l’entrepreneur, mais aussi sa communauté, les investisseurs, les clients pilotes et les premiers employés. Aujourd’hui, c’est moins la justesse d’une cause qui mobilise les individus que le fait de pouvoir éprouver collectivement la vibration d’une passion partagée [17]. C’est en vertu de la charge émotionnelle qui la caractérise que la passion cherche à se partager et à se vivre en groupe. Alors que tout un courant récent se concentre sur le coaching entrepreneurial comme nouvelle forme d’accompagnement, nos réflexions commandent de nous intéresser au possible partage de la passion dans cette pratique d’accompagnement. Cela ne va pas toujours de soi pour les coaches qui doivent se confronter à des entrepreneurs passionnés. Notre recherche interroge sur les difficultés rencontrées dans de telles situations et pose les premiers jalons d’une approche de coaching adaptée.

Notes

  • [1]
    Cardon, M., Mueller, S. (2016), “Passion is contagious, to customers, partners, employees, and investors”, Entreprendre & Innover, vol. 29, n° 2, p. 60-63.
  • [2]
    Cova, B., Guercini, S. (2016), “Passion et entrepreneuriat : vers un entrepreneur tribal ?”, Revue de l’Entrepreneuriat, vol. 15, n° 2, p. 7-34.
  • [3]
    Janczak S., Barès F., Fayolle A. (2012), “Can business assistance systems perform their task ?”, Entrepreneurship and Innovation, vol. 13, n° 1, p. 57-68.
  • [4]
    Barès F., Chabaud D. (2012), “Repenser les enjeux de l’accompagnement”, in L’entrepreneur au 21ème siècle, Gomez-Breysse et Jaouen (coord.), Paris, Dunod.
  • [5]
    Paul M. (2004), L’accompagnement : une posture professionnelle spécifique, Paris, L’Harmattan.
  • [6]
    Barès F., Persson S. (2011), “Le coaching comme révélateur du potentiel entrepreneurial”, Revue Internationale de Psychosociologie, vol. 17, n° 42, p. 179-196.
  • [7]
    Vallerand, R. J., Blanchard, C. M., Mageau, G. A., Koestner, R., Ratelle, C., Léonard, M., Gagné, M., Marsolais, J. (2003), “Les passions de l’âme : On obsessive and harmonious passion”, Journal of Personality and Social Psychology, vol. 85, n° 4, p. 756-767.
  • [8]
    Biraglia, A., Kadile, V. (2017), “The role of entrepreneurial passion and creativity in developing entrepreneurial intentions : Insights from American homebrewers”, Journal of Small Business Management, vol. 55, n° 1, p. 170-188.
  • [9]
    Cardon M.S., Vincent, Singh, J., Drnovsek, M. (2009), “The nature and experience of entrepreneurial passion”, Academy of Management Review, vol. 34, n° 3, p. 511-532.
  • [10]
    Shah S.K., Tripas M (2007), “The accidental entrepreneur : the emergent and collective process of user entrepreneurship”, Strategic Entrepreneurship Journal, vol. 1, p. 123-140.
  • [11]
    Marcketti, S. B., Niehm, L. S., Fuloria, R. (2006), “An exploratory study of lifestyle entrepreneurship and its relationship to life quality”, Family and Consumer Sciences Research Journal, vol. 34, n° 3, p. 241-259.
  • [12]
    Ma, H., Tan, J. (2006), “Key components and implications of entrepreneurship : A 4-P framework”, Journal of Business Venturing, vol. 21, n° 5, p. 704–725.
  • [13]
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Français

La passion de l’entrepreneur et ses différents types d’objet (passion d’entreprendre – passion professionnelle – passion dans le domaine des loisirs) viennent à la fois questionner les recherches classiques et renforcer les recherches récentes sur l’accompagnement. Notre recherche met en évidence les difficultés rencontrées dans les démarches de coaching des processus entrepreneuriaux quand ils sont mus par une passion intense et propose une approche renouvelée de l’accompagnement, capable d’intégrer les ressorts de la dynamique en vigueur.

Franck Barès
Franck Barès, professeur agrégé, dirige le département d’entrepreneuriat et Innovation d’HEC Montréal (Québec). Il est affilié à Kedge Business School. Il est membre de la rédaction en chef d’Entreprendre & Innover.
Bernard Cova
Bernard Cova est professeur de marketing à Kedge Business School (Marseille, France) où il participe activement au développement d’approches novatrices du marketing. Il enseigne également à l’Université Bocconi de Milan.
Sabrina Hombourger-Barès
Sabrina Hombourger-Barès est professeur à l’École des Sciences de l’Administration – Université TÉLUQ (Canada). Elle est également chercheur as-socié au CREGO (Université de Bourgogne, France).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/06/2018
https://doi.org/10.3917/entin.035.0007
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