CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Le choix du mode d’implication d’un fournisseur dans un projet d’innovation repose sur les alignements stratégiques, capacitifs et relationnels du client et du fournisseur au regard de la maturité du projet.
  • Le choix du moment de l’implication est intimement lié au choix du fournisseur, l’un comme l’autre influençant fortement la gouvernance de la coopération
  • Le succès d’une relation client-fournisseur en innovation s’appuie d’abord sur une bonne coordination interne à chaque entreprise et sur la maturité de l’innovation ciblée.

1A l’heure où l’Open Innovation n’est plus seulement une mode mais devient un impératif, sa forme la plus courante et la plus performante reste la coopération client/ fournisseur. Pour les clients comme pour les fournisseurs, la question de la coopération ne se pose plus ; impliquer l’un ou l’autre apparaît souvent comme une nécessité pour qu’un projet d’innovation aboutisse à un succès technique et commercial. C’est la question du comment qui reste au cœur des débats. La littérature académique en sciences de gestion nous permet d’éclairer cette question.

2Aujourd’hui, la littérature la plus abondante sur la question du management de l’innovation entre un client et un fournisseur est celle qui porte sur l’implication précoce d’un fournisseur dans un projet de développement de nouveau produit (le courant Early Supplier Involvement). Cette littérature prend sa source dans les années 1970 et s’est développée depuis les années 1980, notamment à partir de travaux qui montraient que la coopération client-fournisseur en innovation était une des clefs de la meilleure performance des entreprises japonaises par rapport aux entreprises occidentales [1]. Elle est aujourd’hui étudiée selon trois inspirations qui reflètent les différents points de vue adoptés en entreprise : l’inspiration « supply management », l’inspiration « BtoB management », et l’inspiration « management stratégique ». La première envisage les résultats de la coopération à l’aune de la réussite du projet de développement, la grille de lecture étant alors le triptyque « qualité-coût-délai ». Les deux autres intègrent les apprentissages nés de la coopération, au-delà du projet d’innovation. Pour l’inspiration « BtoB management » il s’agit des apprentissages liés à la relation et à la capacité à travailler ensemble. Pour l’inspiration « management stratégique », il s’agit des apprentissages liés à l’innovation, soit le développement d’une capacité à construire ensemble une trajectoire d’innovations successives.

3La confrontation des résultats de ces trois inspirations nous permet de décrire les cinq grandes problématiques concernant l’implication d’un fournisseur dans un projet d’innovation de produit. Ce sont :

  • le choix du moment de l’implication d’un fournisseur dans un projet d’innovation ;
  • la sélection du fournisseur à impliquer ;
  • la configuration de la gouvernance du projet ;
  • la gestion de cette implication tout au long du projet entre les deux entreprises ;
  • la gestion de cette implication au sein de chaque entreprise.

4Ces problématiques sont intimement imbriquées entre elles et les managers n’ont pas toujours conscience de cette diversité et de sa complexité. Savoir les reconnaître est la première étape qui leur permet de mieux appréhender cette question du « comment coopérer en innovation avec un client/un fournisseur » : pour le client en connaissant mieux les questions qu’il a à résoudre, pour le fournisseur en connaissant mieux les difficultés rencontrées par son client, ce qui lui permet alors de mieux l’aider à y répondre.

Problématique 1 : quand impliquer le fournisseur ?

5Si l’implication précoce d’un fournisseur dans un projet d’innovation est une clef de réussite de celui-ci, ce qui importe n’est pas tant la précocité que l’implication pendant la phase d’innovation ; cela permet de profiter de savoirs complémentaires comme d’anticiper la phase de production. La question qui se pose est de savoir quel sera le meilleur moment de cette implication dans le déroulé du projet, depuis la phase d’idéation jusqu’à la phase de mise en production de l’innovation, depuis l’exploration de nouvelles possibilités jusqu’à la réalisation d’un objet connu et spécifié techniquement.

6Plus le projet progresse, plus les coûts engagés et les coûts de modification croissent ; plus la convergence client-fournisseur se fait tôt, moins les risques de modifications sont élevés. Par contre, plus précocement le fournisseur est intégré, plus s’accroissent pour le client les risques d’enfermement dans un choix technologique qui correspond aux ressources du premier alors même que ses besoins pourront évoluer au fur et à mesure de la maturation du projet. Par ailleurs, cet enfermement dans un choix technologique spécifique au fournisseur accroît également le risque d’abus de pouvoir de la part de celui-ci.

7Aussi cette intégration se fait-elle souvent en deux temps. D’abord, une phase d’exploration pendant laquelle le fournisseur est consulté pour apporter son expertise sur les modes de conception et de production de la partie qui pourrait le concerner. Il participe alors au projet en éclairant les choix de l’entreprise-cliente sans y être contractuellement intégré. Cette phase est généralement celle pendant laquelle plusieurs fournisseurs sont consultés sur le même projet. Ensuite vient la phase d’intégration formelle. La difficulté pour le client peut alors être de savoir si le fournisseur sélectionné est toujours disponible et motivé pour s’impliquer sur le projet.

Problématique 2 : quel fournisseur impliquer ?

8Savoir sélectionner le fournisseur approprié constitue l’une des compétences managériales que le client doit développer pour s’assurer de la performance des relations client/fournisseur en innovation. La première difficulté de cette sélection est de définir la cible de la coopération : pour quoi impliquer un fournisseur ?

9Sur la base des réponses qui y sont apportées, la sélection s’opère alors à partir de trois alignements [2] :

  • l’alignement stratégique, soit la congruence des motivations, objectifs et visions stratégiques du client et du fournisseur. Cette dimension détermine la position relative de l’un vis-à-vis de l’autre, donc leur rapport de force ;
  • l’alignement capacitif, qui correspond à la capacité du fournisseur à répondre aux problématiques du client en termes de savoirs, d’organisation et de finance ;
  • l’alignement relationnel, qui correspond à la compatibilité de leur culture et à leur propension à s’adapter aux processus et changements de l’autre et à instaurer une relation de confiance.

10Suivant l’avancement du projet, ces différents alignements viennent jouer de manière diverse. Cela se traduit par une évolution des critères de sélection du fournisseur. Dans les phases amont, quand le niveau de connaissances sur le projet est encore bas et que le design n’est pas figé, la sélection s’opère d’abord sur la base d’une vérification de la capacité technique du fournisseur et de son alignement stratégique en matière d’innovation. Et si la capacité technique du fournisseur apparaît insuffisante, un alignement relationnel fort peut alors y pallier car il constitue un mécanisme de contrôle social de la relation.

11Dans les phases suivantes, alors que les spécifications du cahier des charges sont majoritairement fonctionnelles, la sélection se fait principalement sur la base de l’alignement capacitif qui correspond à l’évaluation de la complémentarité des bases de savoirs du client et du fournisseur. Il s’agit de vérifier qu’elles sont suffisamment proches pour qu’ils puissent se comprendre mais qu’elles ne se recouvrent pas trop, ce qui limiterait les possibilités de générer de nouvelles combinaisons de savoirs, donc leur potentiel d’innovation.

12Enfin, dans les phases les plus proches de la production, la sélection s’opère principalement sur la base d’un alignement opérationnel qui consiste alors à savoir s’entendre autour d’un cahier des charges précis. Le fournisseur est alors sélectionné selon sa capacité à y répondre selon les critères qualité-coût-délai.

Problématique 3 : quel contrat adopter ?

13La problématique du choix du contrat est celle sur laquelle se concentrent le plus souvent managers et académiques. À partir des travaux de ces derniers [3], nous pouvons distinguer sept configurations de contrat qui sont régulièrement adoptées en fonction de la phase dans laquelle se trouve l’innovation au moment d’intégrer un fournisseur (figure 1). L’objet du contrat alors privilégié suit la progression de la précision de l’innovation ciblée. Dans les phases amont où ce sont plus les apprentissages qui sont recherchés, les incertitudes liées à l’innovation sont intégrées par un objet large ou la possibilité de le redéfinir. Dans les phases les plus en aval, l’objet de la coopération devient plus spécifique, le contrat tend à être plus transactionnel.

Figure 1

Les principales configurations contractuelles pour impliquer un fournisseur sur un projet d’innovation, selon les moment de son intégration

Figure 1

Les principales configurations contractuelles pour impliquer un fournisseur sur un projet d’innovation, selon les moment de son intégration

14Par ailleurs, il existe trois cas où le contrat peut être réduit à sa plus simple expression (un accord de confidentialité parfois) voire même absent : pour les explorations où le champ d’opportunité reste encore trop vague, pour les relations où la confiance est tellement importante qu’elle peut s’y substituer, et pour les relations où le déséquilibre de pouvoir est utilisé abusivement pour limiter les engagements.

15Dans les autres cas, un autre élément important des contrats de coopération est celui du niveau de responsabilité confié au fournisseur. Cinq niveaux de partage de responsabilités couvrent le champ des possibles :

  • la sous-traitance pure, où le fournisseur n’est responsable que de la mise en œuvre de l’innovation, avec une éventuelle latitude sur le choix du processus de production ;
  • la White box, où le fournisseur est consulté sur le choix de conception de l’innovation puis prend en charge la mise en œuvre de l’innovation ;
  • la Grey box, où le fournisseur et le client réalisent ensemble les choix de conception, et où le fournisseur prend en charge la mise en œuvre ;
  • la Black box, où le fournisseur prend en charge la conception et la mise en œuvre de l’innovation ;
  • l’Open box, où il est impossible de définir ex ante les objectifs à atteindre ni même toujours les moyens à mettre en œuvre. Les responsabilités sont définies largement en fonction des domaines de compétences de chacun.

16Un dernier élément-clef est celui de la répartition des fruits de la collaboration. Il dépend plus de l’état des trois alignements et du résultat de la négociation du contrat que de la maturité du projet d’innovation au moment où le fournisseur est intégré. La plupart des travaux s’intéressent à cette répartition en s’arrêtant au partage de la propriété industrielle, des brevets et droits afférents. D’autres, plus rares, vont au-delà des bornes du projet et s’intéressent à l’exploitation de l’innovation, sous l’angle des dispositifs incitatifs mis en place par le client. Il ne s’agit pas tant de partager les résultats obtenus ensemble que de rémunérer les efforts du fournisseur et d’assurer sa coopération, voire de le responsabiliser sur la mise en œuvre de l’innovation, tout en limitant les dépenses du client. Ces incitatifs vont de la rémunération directe des efforts du fournisseur à la promesse de gains futurs, généralement sous conditions [4]. Ils peuvent aussi consister à laisser au fournisseur la possibilité de vendre l’innovation à d’autres clients, après une période d’exclusivité s’ils sont concurrents.

Problématique 4 : quels dispositifs de coordination mettre en place ?

17Les dispositifs de coordination inter-entreprises servent à la fois à contrôler les risques de déviance par rapport à l’objet de la coopération – ils permettent de vérifier la bonne exécution du contrat et, le cas échéant, de corriger cette déviance – et à transférer les informations entre les équipes du client et celles du fournisseur. Ils sont traditionnellement étudiés à partir du moment où le fournisseur est contractuellement intégré au projet. Pourtant la coordination inter-entreprises débute dès leurs premiers échanges.

18Pendant la phase d’exploration et de sélection du fournisseur, une coordination s’établit à travers un grand nombre de moyens de partage d’informations qui permettent d’affiner les spécifications de l’objet de coopération et de construire et vérifier les différents alignements ; les dispositifs de coordination consistent alors centralement en différentes versions du cahier des charges émises par le client, et discutées avec le potentiel fournisseur qui émet en retour des devis, jusqu’à un contrat qu’ils négocient.

19Une fois le contrat signé, planification, revues de projet, organisation de réunions et de visites, méthodes et logiciels de gestion de cycle de vie des produits (PLM) ou progiciels de gestion intégrés (ERP) partagés entre un client et son fournisseur, travail en plateau, rencontres entre dirigeants… sont autant de dispositifs mis en place pour se coordonner. Leur mobilisation demande un savant dosage afin que leur impact reste positif sur la performance de la coopération : le contexte, la nature, la fréquence et l’intensité des flux de communication ont un impact curvilinéaire sur la performance de la coopération [5].

20Ainsi, un minimum de moyens de coordination doit être mis en place : un partage des responsabilités, des revues de projet régulières et un moyen, virtuel ou physique, de partager les informations sur l’objet de la coopération. Ces dispositifs ne doivent pas être multipliés de manière trop importante pour que leurs coûts ne soient pas supérieurs aux gains qu’ils apportent. Ils doivent être adaptés à la maturité du projet d’innovation comme au degré d’innovation ; ils répondent au dispositif contractuel en place, et plus particulièrement aux responsabilités confiées au fournisseur.

21Pour les configurations Partenariat d’exploration, Co-innovation et Co-développement critique (Figure 1) les modes de coordination dominants s’appuient sur un suivi qualitatif des avancées du projet : les revues de projet s’intéressent d’abord aux apprentissages et progrès réalisés. Quand le partage des responsabilités se fait sous le régime de l’Open box ainsi que pendant les phases amont du projet, lorsque l’objet de la coopération reste à construire, la coordination se centre autour de l’élaboration de cet objet. Elle se réalise alors à travers des moments d’échanges, de créativité et d’exploration des usages, des technologies et des business models potentiels. Cela se déroule à travers la co-construction de prototypes, virtuels comme réels, et/ou d’expérimentations successives. Lorsque ces échanges sont structurés, ils le sont suivant les méthodes dites agiles, telles que par exemple le Scrum [6], les hackathons, ou des ateliers de co-création utilisant des approches comme le DKCP ou le design thinking[7].

22Pour les configurations Développement délégué, Développement coordonné et Sous-traitance, les modes de coordination dominants s’appuient sur un suivi de projet plus classique s’attachant d’abord au respect de la qualité, des coûts et de délais. En outre, les configurations Co-développement critique et Développement coordonné, pour lesquelles les alignements relationnels sont prioritaires, demandent de modes coordination où l’échange interpersonnel direct est privilégié. La coordination se fait alors autour d’un prototype ou d’une maquette qui vient préfigurer le produit ou processus innovant ciblé.

23Ensuite, au fur et à mesure de la maturation du projet d’innovation, les activités, les attentes comme les acteurs impliqués évoluent dans les entreprises. Ces évolutions sont gérées d’abord en interne par chacun. En interentreprises, du fait de la dynamique des interactions, client et fournisseur sont amenés à réévaluer au cours du temps leur coopération et à réajuster leurs modalités de coordination le cas échéant [8]. Ces ajustements peuvent répondre à la dynamique du projet : si l’importance des échanges directs via des objets physiques ou un travail en plateau co-localisé est régulièrement soulignée, ces dispositifs ne s’avèrent prépondérants que dans certaines phases spécifiques du projet : dans les phases de définition du projet puis dans celle de lancement de l’innovation [9].

24Ces ajustements peuvent aussi répondre à la dynamique de la relation : une baisse de confiance (du fait d’un retard ou d’une erreur de l’un vis-à-vis de l’autre par exemple) conduit à la mise en place de dispositifs de contrôle informels (rappel des engagements pris, menaces de pénalité…) ou formels (augmentation de la régularité des revues de projet, audit…) qui viennent alors contrebalancer cette baisse de confiance. La capacité des entreprises à réaliser ces ajustements mutuels de manière convergente repose à la fois sur leur capacité à s’organiser en interne et sur deux dispositifs conjoints de coordination : la répartition des rôles et responsabilités, et des revues de projet conjointes.

Problématique 5 : comment s’organiser en interne pour gérer la coopération ?

25La capacité interne d’une organisation à gérer une coopération d’innovation est peu explorée dans le monde académique comme dans le monde de l’entreprise. Pourtant, les études qui s’y sont intéressées ont toutes souligné combien les modes de régulations internes étaient indispensables à la réussite de l’intégration d’un fournisseur dans un projet d’innovation de produit, et vice-versa, et combien cette capacité était particulièrement faible du côté des entreprises-clientes, ceux-ci se concentrant prioritairement sur les quatre premières problématiques décrites ci-dessus.

26Cette gestion de l’interne constitue en effet le fondement des trois alignements stratégiques, relationnels et capacitifs décrits plus haut. Elle implique pour chaque entreprise d’avoir formalisé en amont sa propre stratégie et plus particulièrement d’avoir aligné ses stratégies d’achats/ventes et ses stratégies d’innovation, et donc les dispositifs de management opérationnels qui s’y rapportent. Clients comme fournisseurs sont ainsi amenés à mettre en place des processus de gestion de leurs stratégies technologiques/produits et de coordination de leurs écosystèmes d’affaires, puis des dispositifs de suivi du projet.

27Traditionnellement, les projets d’innovation, tout particulièrement lorsqu’ils reposent sur un socle technologique, sont gérés par les équipes recherche appliquée, innovation et développement – du côté client comme du côté fournisseur – voire pour les projets les plus en amont ou dont le contexte est le plus incertain, par des équipes dédiées (cellule dédiée à l’innovation de rupture ou à l’exploration, achat-innovation…). Puis, plus le projet d’innovation se rapproche de la phase d’exploitation, plus les fonctions en charge de cette exploitation (commerciaux/acheteurs, ingénieurs de production, qualiticiens…) sont impliquées. Or, du fait de la difficulté de concilier les logiques et activités liées à l’exploitation des ressources de l’entreprise et de sa supply chain, et liées à l’exploration de nouvelles voies, l’innovation, les organisations qui s’y attèlent sont dissociées et souvent mal intégrées [10].

28Il s’agit alors pour chaque entreprise de gérer en interne l’implication et la conciliation de ces différentes fonctions. D’une part, il s’agit de mobiliser en amont les fonctions en charge de la future exploitation de l’innovation afin qu’elles contribuent à la spécification des besoins, aux cahiers de charges et aux champs d’opportunités ciblés. D’autre part, il s’agit d’assurer le transfert des informations au fur et à mesure de la maturation du projet, à travers des étapes dédiées au sein du processus de gestion de projet, ou bien une co-localisation temporaire des fonctions concernées [11].

29Cette organisation en interne pour une bonne gestion dynamique du projet d’innovation, depuis la phase d’idéation jusqu’à la phase d’exploitation de l’innovation, est complétée par des dispositifs de gestion de la relation avec l’autre entreprise. Il peut s’agir de proposer un interlocuteur principal : une personne qui coordonne l’ensemble des fonctions de son entreprise ; ou bien d’une répartition des rôles entre les différentes fonctions chez le client. Par exemple chez les entreprises clientes, où la qualité de l’intégration entre les fonctions liées à l’innovation et la fonction achats est critique pour la relation, la fonction Innovation joue le rôle du « bon flic » afin d’assurer les meilleures interactions autour de l’objet de la coopération, en accord avec la fonction achats qui tient le rôle du « mauvais flic » pour résoudre les éventuels problèmes qui surgissent [12].

30La régulation de la relation s’appuie également sur des évaluations régulières de la contribution de l’autre entreprise au projet qui viennent prolonger les configurations contractuelles choisies. Ces évaluations correspondent alors à l’objet de la coopération. Ainsi dans le cas d’un objet spécifié techniquement, les évaluations feront appel à des critères de type Qualité-Coût-Délai qui se révéleraient contreproductifs pour des projets exploratoires, ceux-ci nécessitant des critères ad hoc.

31Ces évaluations peuvent se faire sous la forme d’audits approfondis. Toutefois, ceux-ci ne contribuent positivement à la performance de la coopération, à travers des apprentissages mutuels, que lorsque le processus d’évaluation puis les préconisations d’ajustements qui s’ensuivent sont élaborés conjointement [13] et donc que le dispositif originellement intra-entreprise devienne un dispositif inter-entreprises. Enfin, ces dispositifs de régulation sont parfois complétés de systèmes de suivi de la relation s’appuyant sur des outils informatiques de Customer / Supplier Relationship Management. À l’instar des outils PLM et ERP dédiés initialement à l’interne, ceux-ci ont tendance à être de plus en plus en partagés entre le client et le fournisseur via des espaces dédiés.

Des interactions mutuellement profitables

32Pour chacune des cinq grandes problématiques de l’implication précoce d’un fournisseur dans un projet d’innovation, nous avons pu identifier un certain nombre de dispositifs et de pratiques permettant de favoriser une coopération performante entre un client et son fournisseur. Nous avons aussi pu souligner combien chaque problématique était imbriquée l’une à l’autre. Chacune recèle de multiples questions comme d’une infinité de combinaisons possibles. Cette imbrication se fait dans un objectif de réussite du projet d’innovation et se réalise à travers les différentes interactions au sein du couple client-fournisseur. Ce qui se joue en interne se révèle intimement lié à ce qui se joue entre les deux entreprises. Pour chacune, il s’agit donc de s’interroger sur ses objectifs quant à l’objet de la coopération comme sur leur congruence avec les objectifs de l’autre.

33De plus, ces interactions entre un client et un fournisseur autour d’un objet de coopération évolutif favorisent des apprentissages multiples. Au-delà de la réussite du projet, la coopération client-fournisseur en innovation offre non seulement la possibilité d’une rente relationnelle mais également celle d’une rente cognitive : chaque entreprise vient tirer de la coopération un accroissement de sa capacité à collaborer avec l’autre ainsi qu’un accroissement de son potentiel d’innovation, au-delà des engagements initiaux et des bornes du projet d’innovation.

34Aussi, afin d’assurer la réussite de la coopération et la réalisation de ces rentes, il faut que le manager cherche à vérifier puis à maintenir la cohérence des alignements stratégiques, capacitifs et relationnels avec la maturité de l’innovation et la spécificité de l’objet de coopération. Il lui faut également réussir, à l’échelle de son entreprise, à intégrer les problématiques qui relèvent de l’innovation de celles qui relèvent de l’échange de biens et services et à les adapter de manière évolutive à la situation de la coopération. Cela passe d’abord par une prise de conscience de la multiplicité et de la complexité des questions qui sont posées à toute entreprise coopérant en innovation ; se poser les bonnes questions permet ensuite d’y répondre, que l’on soit un manager dans une entreprise cliente ou fournisseur. La difficulté est alors qu’aucune de ces questions n’est prioritaire : leur interconnexion est si intime qu’il n’est pas recommandé de traiter l’une sans aborder les autres.

35Enfin, si nous avons ici traité le cas où un client sollicite son fournisseur, nous apportons également des réponses aux pour les cas où le fournisseur vient proposer spontanément à son client de développer conjointement une innovation. Les chercheurs du courant Early Supplier Involvement s’intéressent également à cette question et montrent combien ces cas sont favorisés par la qualité de la relation client-fournisseur [14]. Il est ainsi important pour le client de favoriser les alignements stratégiques, capacitifs et relationnels avec ses fournisseurs innovants afin de pouvoir être sélectionné par eux. De même, savoir mettre en place les dispositifs internes et intra-entreprises pour gérer l’ensemble des interactions avec son fournisseur lui permet d’accéder au rang de client préféré à qui le fournisseur présente en premier ses pistes d’innovation. La réussite d’une première coopération sur un projet d’innovation puis sur son exploitation est alors le meilleur atout pour y accéder.

Notes

  • [1]
    Ces travaux sont issus du programme de l’International Motor Vehicle Program, fondé en 1979, et dont un des premiers travaux de référence est l’article de Takeuchi Hirotaka et Nonaka Ikujiro, « The new new product development game », Harvard business review 64 (1), 1986, pp. 137–146.
  • [2]
    Handfield Robert B., Ragatz Gary L., Peterson K. et al., « Involving suppliers in new product development ? », California management review 42, 1999, pp. 59–82.En ligne
  • [3]
    Gillier Thomas, Comprendre la génération des objets de coopération interentreprises par une théorie des co-raisonnements de conception : vers une nouvelle ingénierie des partenariats d’exploration technologique, thèse de l’INPL, 2010 ; Segrestin Blanche, La gestion des partenariats d’exploration : spécificités, crises et formes de rationalisation, thèse de l’École Nationale Supérieure des Mines de Paris, 2003 ; Maniak Remi, Les processus de co-innovation – Caractérisation, Evaluation et Management : le cas de l’industrie automobile, thèse de l’Ecole Polytechnique, 2009 ; Calvi Richard et Le Dain Marie-Anne, « Partager la conception avec ses fournisseurs », excellence HA, 03.2013, pp. 27-37.
  • [4]
    Ben Mahmoud-Jouini Sihem et Calvi Richard, « Les coopérations interentreprises dans les projets de développement », in : Faire de la recherche en management de projet, Vuibert Fnege, 2004, p. 185.
  • [5]
    Hoegl Martin et Wagner Stephan M., « Buyer-supplier collaboration in product development projects », Journal of Management 31 (4), 2005, pp. 530–548 ; Rosell David T., Lakemond Nicolette et Wasti S. Nazli, « Integrating knowledge with suppliers at the R&D-manufacturing interface », Journal of Manufacturing Technology Management 25 (2), 2014, pp. 240–257.
  • [6]
    Méthode agile par excellence et largement utilisée dans le monde de l’informatique, le Scrum prend sa source dans l’article de Takeuchi et Nonaka cité en première page de cet article.
  • [7]
    Le numéro 19 d’Entreprendre & Innover présente certaines de ces méthodes appliquées dans un cadre entrepreneurial.
  • [8]
    Doz Yves L., « The Evolution of Cooperation in Strategic Alliances : Initial Conditions or Learning Processes ? », Strategic Management Journal 17, juillet. 1996, pp. 55‑83.
  • [9]
    Lakemond Nicolette et Berggren Christian, « Co-locating NPD ? The need for combining project focus and organizational integration », Technovation 26 (7), 2006, pp. 807-819 ; Le Dain Marie-Anne et Merminod Valéry, « Le partage de connaissances dans un projet de codéveloppement », Revue française de gestion N° 239 (2), 2014, pp. 121-142.
  • [10]
    Vanhaverbeke Wim, Du Jingshu, Leten Bart et al., « Exploring Open Innovation at the Level of R&D Projects », in : New Frontiers in Open Innovation, Oxford University Press, Oxford, England, 2014.
  • [11]
    Lakemond et Berggren, « Co-locating NPD ? », art. cit., 2006.
  • [12]
    Brattström Anna et Richtnér Anders, « Good Cop–Bad Cop : Trust, Control, and the Lure of Integration », Journal of Product Innovation Management 31 (3), 2013, pp. 584‑598.
  • [13]
    Cousins Paul D. et Lawson Benn, « The Effect of Socialization Mechanisms and Performance Measurement on Supplier Integration in New Product Development », British Journal of Management 18 (3), 2007, pp. 311-326.En ligne
  • [14]
    Schiele Holger, « Accessing Supplier Innovation By Being Their Preferred Customer », Research Technology Management 55 (1), 02.2012, pp. 44‑50.
Français

L’implication des fournisseurs dans les projets d’innovation de leurs clients représente la forme la plus courante de l’innovation collaborative. Si elle est étudiée par la littérature en gestion depuis les années 1970 et pratiquée par les managers depuis plus longtemps encore, elle reste toujours source de questionnements. Cet article passe en revue les différentes problématiques à résoudre pour réussir cette implication. Après avoir brièvement présenté les trois inspirations de cette littérature, nous nous appuyons sur elle pour détailler cinq problématiques-clefs que sont le choix du moment de l’implication, la sélection du fournisseur, la définition du contrat, la coordination inter-entreprises et la gestion en interne de la coopération. Cette étude des différentes problématiques nous permet d’identifier certaines réponses à apporter et de mettre en évidence la forte interconnexion qu’il y a entre elles, donc la nécessité de les traiter toutes à la fois.

Romaric Servajean-Hilst
Romaric Servajean-Hilst est entrepreneur et chercheur-associé au Centre de Recherche en Gestion-i3 de l’Ecole polytechnique, où il a réalisé sa thèse sur la dynamique et la performance des coopérations client-fournisseur en innovation. Ses recherches portent sur le management de l’Open Innovation et sont principalement réalisées à travers un dispositif de recherche-action auprès de fonctions Achats-Innovation.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/06/2018
https://doi.org/10.3917/entin.035.0029
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