1Le programme Innovation Durable (ID) est né de la volonté de SKEMA Business School de développer des nouvelles pratiques pédagogiques en se focalisant prioritairement sur le développement de l’esprit entrepreneurial. Créé en 2016, le programme se déroule sur un semestre à temps complet pour une classe de maximum 30 étudiants en Licence 3 (âge moyen : 20 ans). Il comprend 120 heures de formation en présentiel (20 crédits ECTS). Les concepteurs et animateurs de ce programme sont Christophe Sempels pour le développement durable et les nouveaux modèles économiques associés, Mélanie Ciussi pour le design de la pédagogie et Dominique Vian pour son apport méthodologique relié à la cognition entrepreneuriale et à l’effectuation.
Une pédagogie pour se connaître et construire soi-même
2La volonté d’entraîner les étudiants à l’esprit d’entreprendre, dès la première année d’école, est motivée par une raison principale : entreprendre est un état d’esprit qui se cultive. La posture effectuale est le moyen de penser et d’agir des entrepreneurs experts [1]. Or, cette posture est peu développée en cursus scolaire et notamment dans les écoles de commerce où la pensée dominante reste très cartésienne et positiviste [2], contrairement à la posture constructiviste qui sous-tend notre philosophie éducative et les principes de l’effectuation. Cette posture est aussi conforme à la définition de l’entrepreneuriat que nous adoptons comme “science du design des artefacts sociaux” [3]. En effet, l’entrepreneur est celui qui crée des nouvelles organisations, de nouveaux produits et services, de nouveaux marchés. Donc, l’entrepreneur est transformateur de son environnement. Ce profil d’entrepreneur est de plus en plus demandé par les entreprises pour leur agilité et capacité à innover dans un monde très incertain, d’où la nécessité de formaliser un dispositif d’enseignement et d’apprentissage. Les concepteurs ont ainsi créé un référentiel qui comprend huit compétences clés d’un entrepreneur (tel que défini ci-dessus). Ce référentiel a été le point de départ de l’alignement constructiviste [4]. Ainsi, chaque activité du programme et système d’évaluation a été créée pour développer les compétences suivantes : argumenter une pensée critique (1), se repérer face au complexe et l’incertitude (2), revisiter le monde comme un espace d’opportunités (3), communiquer et convaincre (4), être créatif (5), proposer des solutions innovantes à des problèmes complexes en appliquant des méthodes construites selon les principes de la logique effectuale (6), s’engager dans des actions durables (7) et enfin savoir décrire ses talents pour une meilleure connaissance de soi (8). Cette dernière compétence a eu une grande influence sur le dispositif pédagogique qui se veut « une école de vie » [5]. Le processus effectual repart d’ailleurs systématiquement de la question « qui suis-je ? ». La transformation de l’environnement induit ainsi la transformation de l’entrepreneur dans un processus itératif.
Un apprentissage fondé sur l’expérience
3L’approche pédagogique mise en œuvre se veut essentiellement expérientielle. Les méthodes se pratiquent avant d’être enseignées, les théories se discutent après l’action. Au-delà de l’ancrage dans une pédagogie de l’action, la maquette du programme s’articule autour d’une raison d’être commune : résoudre des problèmes de la société – avec fun. Pour ce faire, les étudiants ont quatre mois pour créer une micro-organisation qu’ils auto-gèrent et qui est composée de six pôles (ce sont les six modules de cours).
41. Un pôle « processus de fonctionnement » (gestion des compétences individuelles et collectives, des absences, de coordination des équipes et de l’intelligence collective).
52. Un pôle « auto-apprentissage » (cafés-débats sur les problématiques de leur choix avec deux crédits obtenus collectivement ; Mooc au choix validant deux crédits individuels).
63. Un pôle « développement des talents » : repérage interpersonnel de ses compétences et de son environnement par captation de signaux faibles au cours des activités du programme et grâce à la méthode ISMA talents (recherche de compétences distinctives d’un individu).
74. Un pôle « financement participatif » : organisation d’opérations de crowdfunding pour financer des actions sociales et solidaires (7 500 euros euros collectés jusqu’à présent, avec cinqétudiants en action à Madagascar pour lutter contre la malnutrition).
85. Un pôle « résolution de problèmes complexes » : deux mois en co-création avec des entreprises (start up, espace de co-working, fablab) ou institutions publiques (mairies) afin d’apporter des solutions pertinentes, originales et durables en réponse à des demandes concrètes de ces institutions.
96. Un pôle « repérage dans l’incertain » qui propose trois expériences pédagogiques intuitives (les méthodes d’innovation sont mis en perspective a posteriori de l’expérience).
10Deux expériences relevant du pôle « repérage dans l’incertain » ont été construites à partir de l’alignement constructiviste de Biggs (objectifs d’apprentissage/activités/évaluation).
11− Dans la première, les étudiants ont réalisé une « innovation croisée ». La promotion a visité un musée (le MIP à Grasse) et deux start-ups (Rifft, venant d’être primée au CES 2017, et Teach on Mars). Le défi consistait à inventer en trois jours des solutions originales croisant les domaines a priori disjoints comme le parfum, le bracelet connecté, le robot éducatif et une application de formation mobile. L’évaluation a consisté en un jury composé de dirigeants d’entreprises et du conservateur du musée. Les critères d’évaluation du jury correspondent aux objectifs d’apprentissage (compétences 2, 3, 4 et 5).
12− La deuxième expérience a consisté à cuisiner en mode effectual pour préparer un repas complet à partir d’ingrédients « surprises ». Les critères d’évaluation correspondent aux compétences 2, 3, 4, 5, 6 et 8.
La maquette du programme organisée en six pôles

La maquette du programme organisée en six pôles
Les acteurs, leurs rôles et leurs postures respectives
13Les étudiants sont placés au cœur du dispositif. Impliqués dans la gestion du collectif et la création de leur micro-entreprise, ils sont en posture de responsabilisation forte. Ils ont d’ailleurs exprimé le sentiment d’avoir vécu dans une « entreprise libérée », où ils ont questionné et créé leur mode de gouvernance interne. L’idée est de développer une posture de bienveillance et de mise en confiance afin de favoriser la co-création, l’engagement et de privilégier le sens à la forme.
14Les professeurs sont des facilitateurs, mais pas seulement. Ils apportent un cadre à la réflexion (pensée critique, problématisation, créativité) avec des méthodes facilitant le design d’artefacts sociaux. Ces méthodes [6] s’appuient sur la logique effectuale et le principe de décomposabilité des systèmes complexes [7]. La posture des professeurs est ainsi à la fois d’être des accompagnateurs mais aussi des théoriciens.
15Les autres parties prenantes sont des experts (ils apportent des clés de compréhension du monde existant et des récits de vie d’innovateurs), des coachs facilitateurs dans les projets, des associations citoyennes et des organisations en demande d’accompagnement pour dépasser une situation insatisfaisante (par exemple : instabilité du modèle économique, problèmes sociaux à l’échelle d’un territoire, start-up en développement, etc.). Ces derniers co-produisent le résultat avec les étudiants également.
Bilan et pistes de réflexion
16L’école a donné aux concepteurs initiateurs une quasi carte blanche pour réaliser ce programme. Ceci a été perçu davantage comme une opportunité à saisir qu’un risque. Après une deuxième expérimentation et 60 étudiants formés à ce jour, le bilan est très positif avec 98 % de taux de satisfaction chez les étudiants. Les taux de progression mesurés à l’occasion d’une autoévaluation, avant/après programme, sont en moyenne pour tous les étudiants de + 49 % pour la capacité à trouver des solutions innovantes à des problèmes complexes, + 54 % pour évaluer la faisabilité d’une solution innovante, + 42 % pour la capacité à décrire leurs talents, et + 50 % sur leur capacité créative. Un questionnaire d’impact des apprentissages a été réalisé en un an après afin de mesurer la durabilité des apprentissages. Huit étudiants interrogés sur dix estiment avec le recul que le programme leur a apporté des clés de compréhension différentes pour une meilleure adéquation de leur parcours professionnel et leurs compétences et 68 % estiment à 4,5 (sur une échelle de 1 à 5). le degré de changement apporté par le programme sur leur parcours. Trois étudiants ont choisi de créer immédiatement leur start-up à la fin du programme et 70 % souhaitent créer un jour une entreprise (promo 2017).
17Nous observons également que le dispositif libère l’enthousiasme des professeurs, des étudiants mais aussi des parties prenantes impliquées dans la co-création. Nous notons aussi qu’il est relativement facile de mobiliser des organisations partenaires, comme en témoigne une dirigeante : « la communication et le savoir être des étudiants nous élèvent et nous rassurent sur la beauté du monde à venir et à co-créer. Ils sont curieux, volontaires, collaboratifs, bienveillants. Leur comportement général ouvre le champ des possibles » (C.R, Exhibit Group).
18Pour les étudiants, ces derniers mentionnent le fait d’être « plus heureux depuis que nous participons au programme ». La liberté a notamment été citée par un étudiant comme l’une des principales « richesse que l’on a la chance d’avoir depuis notre naissance mais que l’on emploie rarement dans l’éducation. Libre de faire un poème en guise de candidature, libre de m’investir dans divers projets, libre de choisir mon module. Ce vent de liberté a balayé les contraintes habituelles de l’apprentissage. Au programme ID on travaille par envie, parce que notre curiosité est piquée au vif, parce que l’on veut découvrir, parce que l’on veut se tester, se connaître ».
19Pour quelqu’un qui voudrait s’inspirer de cette expérience, quelles sont les bonnes questions à retenir ?
20D’abord il faut se poser la question du degré de lâcher-prise pour l’enseignant. Nous observons que l’autonomisation dans la gestion du collectif d’étudiants semble efficiente car elle induit la responsabilisation et l’auto-régulation du collectif par les individus qui le composent. Le résultat est un engagement très fort des étudiants. En revanche l’autonomisation ne s’est pas appliquée à la gestion du contenu de formation (consignes, rappels). Le cadre pédagogique doit ainsi être très formalisé au regard d’une autonomisation grandissante. C’est de nouveau la logique de l’extenseur de Fiol (2003). L’enseignant doit à la fois favoriser l’autonomie en lâchant prise sur le contenu et en faisant confiance aux étudiants, tout en proposant un cadre fortement dirigé (par le sens et des consignes claires).
21Quels sont les premiers pas dans le programme ? Il est important de créer les conditions d’empathie et ceci dès le séminaire de rentrée avec les étudiants. Ceci se fait à l’occasion d’un speed dating de quatre minutes où chacun s’intéresse à l’autre pour ce qu’il est, en préambule de tout le programme.
22Le recrutement est-il un paramètre critique ? Il faut détecter des étudiants, certes intéressés par la thématique, mais surtout ayant a minima une curiosité suffisante pour vivre une expérience pédagogique différente. Il faut veiller à la taille critique au-delà de laquelle il devient difficile d’interagir individuellement avec chaque étudiant, que l’on connaît personnellement. En effet, comment enseigner à quelqu’un que l’on ne connaît pas ?
23Est-ce que quatre mois sont suffisants ? En quatre mois, la causalité bien ancrée revient souvent comme un réflexe. Il y a donc insuffisance de pratique pour que l’effectuation devienne un usage réflexe. Même avec eux mois consacrés à des apprentissages dans des projets réels, cela ne suffit pas.
24Quel niveau de disponibilité du professeur ? Celle-ci est plus importante du fait de la proximité afin que le dispositif tienne ses promesses sur la quasi-totalité des étudiants. Le professeur embarqué lui aussi dans le collectif n’est plus « un professeur ordinaire », celui qui ne fait que préparer et délivrer des enseignements. Une limite peut être l’implication sur le temps personnel.
25En quoi consisterait un meilleur système d’évaluation ? L’évaluation des compétences est sans doute le point à améliorer, au-delà de l’auto-évaluation et des rapports d’étonnements. Nous sommes demandeurs de nouveaux moyens d’évaluation.
26En conclusion, nous aimerions insister sur une chaîne de causalité qui nous est apparue a posteriori. En effet, les étudiants peinent à se motiver quand ils sont dans l’incapacité de se projeter dans un futur et ils en sont incapables quand ils sont insuffisamment conscients de leurs talents. Nous avons observé combien cette connaissance de soi est de nature à dynamiser la personne dans son envie d’apprendre, de mieux discerner ce qui lui sera utile, y compris en matière de choix de stage par exemple. L’alignement futur entre leur parcours professionnel et leur identité n’en sera que renforcé.
27Pour Geneviève Poulingue, Doyen Associé du programme Grande Ecole à SKEMA Business School, « cette formation ambitionne également de préparer ces jeunes en « manageurs sociétaux ». Nous le savons, les enjeux actuels des entreprises ne sont pas uniquement économiques. Ils sont bien de saisir les enjeux de la société et d’y associer leurs employés. Nous croyons que le management « réinventé » peut participer à transformer la société. »
Notes
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[1]
Sarasvathy S.D. (2001), Causation and Effectuation: Toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency, Academy of Management Review, Vol. 26, N° 2, P. 243-288.En ligne
- [2]
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[3]
Sarasvathy, S. D. and Venkataraman, S. (2011). Entrepreneurship as method: Open questions for an entrepreneurial future. Entrepreneurship Theory and Practice, 35(1): 113-135.En ligne
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[4]
Biggs, J. (2003) Teaching for Quality Learning at University, 2nd Ed., Buckingham: SRHE and OUP. L’alignement constructiviste propose la construction d’un scénario d’apprentissage par l’adéquation (l’alignement selon Biggs) entre les objectifs d’apprentissage, les activités et les systèmes d’évaluation.
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[5]
Morin, E. (1999). La Tête bien faite. Repenser la réforme, réformer la pensée. Editions Seuil.
- [6]
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[7]
Sarasvathy, S.D., Simon, H. A. (2000), “Effectuation, near-decomposability, and the creation and growth of entrepreneurial firms”, First Annual Research Policy Technology Entrepreneurship Conference, University of Maryland. La quasi-décomposabilité est une propriété des systèmes complexes qui permet de distinguer des parties au sein du tout quand les interactions sont faibles.