Le Savoir-relier. Vers un leadership intuitif et relationnel, Valérie Gauthier Eyrolles, 2014, 275 pages

Le Savoir-relier. Vers un leadership intuitif et relationnel, Valérie Gauthier Eyrolles, 2014, 275 pages
L’auteur
1Le monde de l’entreprise est chaotique, incertain, difficilement prédictible... Ce constat a surtout émergé avec force depuis bientôt dix ans, depuis l’apparition de LA CRISE. Mais quelle CRISE ? « Un brusque accès, une forte manifestation d’un sentiment, d’un état d’esprit ? Un moment très difficile dans la vie de quelqu’un, d’un groupe, dans le déroulement d’une activité, etc. ; une période, une situation marquée par un trouble profond ? Une rupture d’équilibre entre la production et la consommation, caractérisée par un affaiblissement de la demande, des faillites et le chômage ? Une manifestation violente d’un état morbide, survenant en pleine santé apparente ? Une grave pénurie de quelque chose ? Une hilarité générale, un fou rire ? » Ou encore un « enthousiasme soudain pour une action, un brusque mouvement d’ardeur ? » [1]... Peut-être tout cela à la fois. À vous de choisir, cher lecteur...
2Toujours est-il que le déclenchement planétaire d’une prise de conscience de dysfonctionnements profonds de notre économie résonne dans tous les domaines de l’entreprise, notamment sa raison d’exister (quel sens ?) et de s’organiser (comment fonctionner pour quel sens ?). La crise entraîne donc de profonds dommages collatéraux, par exemple la remise en question explicite des théories et des pratiques du management [2]. Ces théories et ces pratiques attendues pour éclairer, telle la lanterne du phare évitant l’écueil. La lanterne a vacillé, la mer est démontée, les repères se sont affaiblis, le doute s’est profondément installé. La confusion gagne l’esprit des dirigeants d’entreprise, l’incertitude s’installe discrètement en coulisses malgré une expression scénique qui demeure attachée aux valeurs définies par l’affichage de mots tels que « vision », « plan d’action », « projection » ou encore « opérationnalisation » qui rassurent la communauté des fidèles, du moins en apparence. Ainsi le leader décide rationnellement, planifie, projette, organise, opérationnalise. L’équipe est composée de spécialistes compétents et complémentaires, les analyses de marchés pertinentes, les fonctions de l’entreprise bien en place, structurées depuis longtemps, les produits reconnus de qualité, la recherche et l’innovation fait son travail.
3Pourtant, la lanterne a vacillé. Le dirigeant continue de présenter une vision, des projections, une organisation de manière linéaire. Il continue de penser qu’il peut encore trouver le poisson qui fera sa réussite en allant toujours plus loin dans la rationalisation de ses décisions, tel le vieux pêcheur d’Hemingway [3]. Mais l’incertitude et l’angoisse sont là, la croyance s’affaiblit devant tant et tant d’inattendus qui font tanguer son entreprise. Le sentiment de perte de contrôle, de cécité grandissante qui empêche d’appréhender l’écueil, ronge l’esprit rationnel du dirigeant angoissé, esseulé au gouvernail, malgré la solidité de son savoir et de son expérience.
4Dans son ouvrage « Le savoir-relier, vers un leadership intuitif et relationnel », Valérie Gauthier nous invite à quitter notre regard obnubilé par la vieille lanterne d’un leadership vertical, rationnel et autoritaire. En d’autres termes, son approche du leadership relationnel ouvre une voie de réflexion et d’action originale, invitant le leader au lâcher-prise. À la manière du poète en prise avec les mots, elle revisite ce que signifie produire du sens, établir une direction à suivre, prendre des décisions en invitant les leaders, dirigeants ou lecteurs à réconcilier le sens produit par les émotions avec la pensée rationnelle :
« Un poème est une entreprise, une organisation dont les mots sont les personnes, et la structure poétique, le système porteur de sens. Le poète est l’entrepreneur qui construit le système et le fait fonctionner dans toute sa complexité. Ce processus exige du temps et un effort continu. Le poète doit expérimenter, modifier constamment son œuvre à mesure qu’il s’efforce de corriger les erreurs, d’éliminer les faiblesses et de progresser. Cette dimension (le besoin de révision et de réinvention) reflète le travail du dirigeant, qui doit sans cesse, s’il veut réussir, remettre en cause, essayer, faire des erreurs pour trouver de nouvelles voies, de nouvelles solutions. »
6Le savoir-relier est d’abord celui d’une auteure qui mobilise son expérience décloisonnante, sortant des sentiers d’une rationalité exacerbée qui mène paradoxalement le leader vers une plus grande fragilité devant l’inconnu et l’adaptation à l’incertain. Le savoir-relier nous invite à l’adoption d’une philosophie du vivant basée sur la mobilisation des émotions et de l’intuition, au même titre que la pensée rationnelle pour comprendre le rôle joué par chaque individu dans la production de sens (qu’il soit issu de l’organisation ou de son environnement externe), et s’adapter ainsi aux aléas de la vie économique. C’est en quelque sorte une invitation à la pensée antifragile, au sens de Nassim Nicholas Taleb [4], fondée sur le principe selon lequel « le hasard nous rend meilleur ».
Construire du sens dans la diversité
7Dans le premier chapitre du livre, intitulé « une approche du leadership fondée sur le sens, inscrite dans la durée », Valérie Gauthier définit le « savoir-relier ». Le « savoir » désigne la connaissance (étendue au savoir-faire et savoir-être) et « relier » désigne la capacité de connecter, de tisser des liens, de compter sur les autres et sur soi-même. Le savoir-relier repose sur la résolution de problèmes complexes par la prise en compte des relations humaines et de leur diversité. C’est donc d’abord un acte visant à construire du sens entre des individus et des organisations différentes ou divergentes. Cette construction de sens dans la diversité et la complexité s’inscrit dans un mode de pensée non linéaire, qui remet en question les théories du leadership fondées sur le décryptage des modèles performants issus d’entreprises à succès par un jeu de reproduction des mêmes séquences pour obtenir des mêmes résultats. La construction de sens repose ainsi sur les relations complexes en mouvement, parfois antagonistes, accompagnées de leurs tensions. Le savoir-relier prône ainsi un leadership fondé sur le sens : « les dirigeants sont le lien entre les individus et l’entreprise ; il leur faut combiner harmonieusement les motivations des premiers et les besoins de la seconde. Cet impératif apparemment simple masque, bien entendu, une réalité complexe : il n’y a pas de relation sans tensions sous-jacentes. Construire du sens à partir de ces tensions, de ces relations, ouvre donc la voie à un leadership efficace. »
8Dans cette optique, la construction de sens suppose de reconnaître le pouvoir de l’intuition, de l’expérience et de la perception sensorielle pour prendre des décisions en reliant ce qui relève de l’individu, de l’entreprise et de son environnement. Savoir prendre en considération les informations sensorielles dans la prise de décision revient ainsi à mobiliser la sensibilité, c’est-à-dire savoir « percevoir les données sensorielles et la façon dont nous réagissons à ces stimuli ».
9Dans un second chapitre, Valérie Gauthier illustre le savoir-relier au travers des expériences de vie et professionnelles de trois dirigeants charismatiques. La vie de Clara Gaymard, PDG de General Electric France et vice-présidente de GE International de 2006 à 2016, illustre parfaitement l’authenticité nécessaire à un management et à un leadership relationnel efficace. L’expérience de Pascal Cagni, a la tête d’Apple Europe-Moyen Orient-Afrique jusqu’en 2012, permet d’illustrer la générosité nécessaire pour gérer et piloter des équipes de managers variés. Enfin l’esprit générateur nécessaire au savoir-relier est illustré par Appolonia Poilâne, projetée à 18 ans à la tête de l’entreprise familiale à la suite du décès accidentel de ses parents. Elle fait de cet esprit générateur le moteur de l’innovation de son entreprise. Ce sont ces trois dimensions, l’authenticité, la générosité, et l’esprit générateur qui constituent le moteur du savoir-relier et qui conduisent à un leadership relationnel harmonieux.
10Or ce leadership relationnel harmonieux repose sur deux éléments clés présentés dans le troisième chapitre de l’ouvrage : la mobilisation des sens et la prise en compte de la complexité. L’auteure considère les données sensorielles comme un « complément naturel de nos capacités rationnelles et intellectuelles ». Son étude du mot « sens » la conduit à identifier sept significations à partir desquelles elle montre les implications en termes de leadership : la signification, les sens primaires, la rationalité, la sensation, le consensus, le bon sens et la direction que l’on prend. La signification comprend la quête de sens [5] et la construction de sens [6]. Les sens primaires [7] constituent des capteurs directs de la réalité, sans filtre par la pensée analytique. La rationalité est quant à elle utile pour prendre conscience de sa propre subjectivité : elle améliore le discernement par rapport aux situations et par conséquent les jugements, l’adaptation et l’efficacité des décisions [8]. Proche de l’intuition, la sensation repose sur la relation entre sa mémoire sensorielle et les informations délivrées par une situation nouvelle, ce qui suppose agilité et adaptation. Le consensus, qui porte les germes de la coopération et de la solidarité, est une proposition acceptée par l’ensemble des membres d’un groupe qui s’appuie sur une compréhension partagée. Sixième signification, le bon sens court- circuite la pensée analytique : « c’est regarder le monde tel qu’il est et non comme il devrait ou pourrait être ». Il repose sur la combinaison d’un esprit critique avec une conscience aiguë des signaux renvoyés par l’environnement. Enfin, prendre une direction, définir une vision claire est essentiel pour la signification et le partage d’un objectif commun qui réunissent les valeurs et l’énergie des membres du groupe. Cela suppose l’existence d’un pilote, d’un guide qui porte ce rôle crucial.
11L’approche du savoir-relier vise à aider le leader à prendre conscience de ses sens qui délivrent de l’information à la source, connectent au monde réel et améliorent ainsi sa compréhension des situations et des événements.
12Cette compréhension du « vivant » permet de « construire du sens en assumant la complexité », objet du quatrième chapitre. Cette construction de sens s’appuie sur « le circuit relationnel » qui se définit par un processus en cinq étapes : la perception holistique, l’analyse disjonctive, l’assimilation relationnelle, le décentrement et la recréation de sens. Pour illustrer ces cinq étapes, l’auteur décrit l’exemple du recrutement dans une équipe. La première étape, la perception holistique, consiste à avoir une impression d’ensemble de la situation [9]. Par exemple, vous accueillez une personne lors d’un processus de recrutement et percevez des informations générales basées sur vos premiers ressentis non filtrés par votre cerveau [10]. Seconde étape, l’analyse disjonctive consiste à analyser les données factuelles d’une situation ou d’un individu. Dans le recrutement, cela signifie analyser les informations portant sur les diplômes et l’expérience antérieure de l’individu, ainsi que sa reconnaissance par son milieu professionnel. Les informations sont rationnelles, analytiques, détaillées et spécifiques. Dans la troisième étape, l’assimilation relationnelle, le recruteur cherche à relier les informations analysées précédemment dans le but de comprendre et sentir dans quelle mesure elles donnent vie à l’ensemble. Il s’agit par exemple pour le recruteur de faire sens en produisant une analyse de l’ensemble des informations séparées qui sont à sa disposition. Le but est de pouvoir discerner les contradictions, les dysfonctionnements et les harmonies possibles qui constituent la personnalité du candidat. Le décentrement, quatrième étape du processus, vise ensuite à projeter les informations analysées et assimilées dans une situation future. Dans l’exemple du recrutement, il s’agit d’imaginer comment le candidat pourrait évoluer dans le poste vacant et dans l’équipe en place. Enfin, la recréation de sens permet d’envisager les ajustements suscités par les nouvelles informations dans l’organisation, par exemple l’arrivée d’une nouvelle personne dans une équipe.
13Ce processus du « circuit relationnel » et plus généralement du savoir-relier vise à permettre aux leaders d’améliorer leur capacité à diriger (donner la direction) et décider, donc contribuer au développement de la performance dans une logique durable.
14Le cinquième chapitre est consacré aux liens produits par le savoir-relier entre entreprise, performance et croissance durable. L’auteure s’attache ainsi à montrer comment les trois attributs du leader adepte du savoir-relier (authentique, généreux et générateur) peuvent s’appliquer aux entreprises. L’authenticité s’illustre par la nécessité de créer des circuits de communication ouverts et fluides dans l’entreprise, permettant de bâtir la confiance nécessaire à un fonctionnement sain et efficace. La générosité ancre la diversité dans la structure même de l’entreprise et encourage la collaboration par le biais des réseaux. Enfin la dimension générative favorise l’innovation qui porte le sens : les entreprises peuvent apporter de la valeur à la société car le développement durable et la responsabilité sociale ne sont pas que des mots et font partie intégrante de la stratégie et du fonctionnement. Les nombreux exemples allant de la multinationale à la petite entreprise montrent le besoin de ces trois attributs pour générer l’innovation et les changements nécessaires en cohérence avec les valeurs et le sens qu’elles souhaitent donner à leurs actions. Ainsi le savoir-relier est une logique de cohérence globale de la mise en œuvre tant stratégique qu’opérationnelle dans l’entreprise. Mobiliser le savoir-relier induit donc l’acquisition et le développement de manières d’être et d’agir.
15Dans le chapitre six, Valérie Gauthier montre que « le protocole savoir-relier », permet le développement de compétences, de capacités et de mentalités nouvelles autour de la générosité, l’authenticité et la capacité d’innovation et de création de sens : l’esprit générateur. Ce protocole est un processus en quatre étapes simples et claire fondées avant tout sur l’introspection et des relations humaines de qualité. Plusieurs milliers d’utilisateurs ont mobilisé ce protocole depuis plus de dix ans. Contrairement à d’autres outils de mesure ou d’évaluation de personnalité, il n’a pas pour objectif de catégoriser, d’évaluer ou de classifier les personnes. Il repose sur une stratégie d’apprentissage en trois phases : Analytique, Critique et Expérientielle (ACE). La première porte sur la connaissance et la théorie, la dimension critique vise à améliorer la connaissance de soi et à élargir la perspective de l’apprentissage, tandis que la phase expérientielle permet aux participants de mettre en pratique leurs apprentissages. Deux clés de voûte sous-tendent le protocole : la rédaction d’un autoportrait structuré à partir d’une douzaine de questions choisies parmi un ensemble de 40 structurées autour de quatre thématiques (« vous », « vous et les autres », « vous et l’équipe, le groupe, ou l’organisation », « vous et la société ») et la conduite d’une conversation en binôme, en présentiel ou par Internet. Ainsi le protocole s’appuie avant tout sur les relations, et les interactions avec autrui. Il permet de prendre conscience de soi au travers du regard de l’autre.
16Dans un dernier chapitre d’apports [11] l’auteure revient sur la richesse d’une pensée décloisonnante combinant raison, émotion, complexité et… métaphore via la traduction poétique. À partir de nombreuses heures de cours de traduction poétique à de futurs managers formés à HEC ainsi que de son expérience personnelle de poète et de traductrice de poésie anglaise, Valérie Gauthier dresse un parallèle novateur et peu commun entre le processus de traduction poétique et le processus de leadership relationnel. Elle présente la poésie comme un moyen particulièrement efficace pour définir les ingrédients d’un bon leadership face à la complexité. Ainsi le poème fait métaphoriquement écho à l’entreprise ou à une organisation, les mots du poème sont les personnes et la structure poétique, le système porteur de sens de l’entreprise. Le poète et l’entrepreneur sont les acteurs qui construisent le système et qui le font fonctionner dans toute la complexité de l’un et l’autre, en exigeant temps et dur labeur. Ces parallèles mettent en exergue la richesse des liens, des associations et des rapports internes. Ils montrent comment les principes du savoir-relier (la perception, la reliance, la résilience et la responsabilité) ont été inspirés directement de la traduction poétique. Tout comme les poètes, les dirigeants qui intègrent leur subjectivité au cœur de leurs analyses et de leurs observations rendent possible l’expression d’une sensibilité fiable permettant un fonctionnement d’équipe fusionnant le sens individuel et le sens collectif.
17La profondeur des apports intellectuels et théoriques bâtis dans et par l’expérience, le style d’écriture simple, les nombreuses illustrations par l’exemple et le vécu font de cet ouvrage un objet de réflexion rare visant à inventer de nouvelles manières diriger. Valérie Gauthier rappelle avec simplicité et clairvoyance que l’entreprise (quelle que soit sa taille et son activité) et son environnement forment des ensembles composés d’éléments vivants, complexes, inter-reliés, producteur de sens, de valeur et porteurs de solutions durables. C’est un appel au lâcher prise, à l’abandon de ces vieilles lanternes managériales, en renouant avec son intuition et ses émotions pour créer du sens autour d’une vision.
Notes
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[1]
Dictionnaire Le Larousse : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/crise/20526, consulté le 20 septembre 2017.
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[2]
« La crise a déclenché une remise en cause systématique des leaders en place. Mais c’est le leadership dans son principe qui est aussi visé. », Le Monde, 21 février 2012.
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[3]
« Le vieil homme et la mer », Ernest Hemingway, Gallimard, 2017.
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[4]
« Antifragile », éditions Les belles lettres, 2013.
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[5]
Consistant à mettre de l’ordre dans les données sensorielles reçues et accumulées afin de fabriquer une interprétation.
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[6]
Davantage tournée vers l’avenir, la projection, à partir des situations passées et présentes qui « font sens ».
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[7]
La vue (qui permet l’analyse par l’observation), l’ouïe (pour mieux comprendre, notamment par l’empathie), l’odorat (lié à l’intuition), le goût (lié à la finesse et à l’identité) et le toucher (qui développe association et sensation).
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[8]
Par exemple, chercher à convaincre nécessite de tenir compte du point de vue et des perspectives de l’interlocuteur.
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[9]
Ou d’une personne.
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[10]
Sentiment de sympathie, de confiance, …
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[11]
Le chapitre 8 apparaissant davantage comme une synthèse ouvrant vers les enjeux à venir….