CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans un contexte d’aggravation continue du chômage des jeunes depuis les années quatre-vingt, un ensemble de programmes et d’incitations se sont succédé dans l’espoir que l’expérience entrepreneuriale soit préparée voire intégrée dans la formation des jeunes, pour favoriser leur insertion professionnelle.

2Cependant, depuis quelques années, pour reprendre les propos du sociologue allemand Hartmut Rosa, le temps s’accélère de manière quasi exponentielle. L’entrepreneuriat fait l’objet d’un nombre étonnant d’initiatives, d’événements et de discours, dont une grande partie s’adresse aux jeunes. Ce phénomène, que l’on retrouve dans une majorité des pays de l’Union Européenne et dans le monde occidental, se diffuse en France dans un grand nombre de sphères sociales, éducatives et professionnelles. Cela touche une diversité croissante de jeunes, qu’ils soient sans diplôme, à l’école primaire, secondaire, dans les centres de formation professionnelle, à l’université, dans une grande école d’ingénieur ou de management ou impliqués dans le secteur associatif et culturel.

3Les initiatives pédagogiques, les événements, les associations, clubs, incubateurs, espaces d’innovation foisonnent, tant et si bien que le paysage entrepreneurial dans le secteur de la jeunesse prend les multiples couleurs de l’automne actuel : relayé avec entrain par le monde médiatique, le paysage est magnifique de diversité dans sa globalité, mais bien difficile à décrypter si l’on commence à y regarder de plus près !

4Ce monde entrepreneurial, parfois présenté comme le monde enchanteur de la réalisation de soi, de la création de sa propre activité professionnelle, libre des contraintes salariales et d’un employeur, ce monde dans lequel tout est possible car les opportunités sont à prendre pour qui sait être un peu malin, ce monde de la start-up et du digital, ce monde ouvert sur le monde, hyperconnecté qui accélère le changement des hommes et des organisations, ce monde qui redonne l’espoir aux jeunes les plus défavorisés socialement, ce monde qui génère un ensemble de transformations des rapports à l’éducation et au travail, favorisant l’exacerbation des valeurs libérales de liberté mais aussi de réussite individuelle et d’entreprise privée, banalisant voire normalisant l’incertitude… Eh bien il interroge, ce monde actuel ! Il interroge vu la difficulté à définir clairement les objectifs et compétences visés, les publics et les âges auxquels il convient d’introduire l’entrepreneuriat, la/les pédagogie(s) adéquate(s), les rôles des différents intervenants, les débouchés réels, la réussite effective et plus généralement les philosophies, les imaginaires et les idéologies sous-jacents.

5Devant cette effervescence soutenue par des initiatives lumineuses, voire aveuglantes, autour de l’entrepreneuriat et de la jeunesse, nous avons souhaité faire de ce dossier l’occasion de marquer un temps de pause. Le temps de laisser la parole aux chercheurs, praticiens, enseignants qui s’interrogent sur ce que signifie l’entrepreneuriat et la jeunesse aujourd’hui. Où en sommes-nous ? Comment se définit cette relation entre l’entrepreneuriat et les jeunes ? Quels enjeux sont soulevés ? Conscients de l’ampleur de ces questions, donc des limites de l’exercice imposant d’abandonner toute velléité d’exhaustivité, nous avons ainsi interrogé la communauté scientifique et professionnelle. Nous avons reçu de nombreuses propositions et remercions chaleureusement tous leurs auteurs.

6Ce dossier a fourni l’opportunité d’ouvrir une nouvelle rubrique dans la revue, [1] autour du cas d’une pratique pédagogique innovante dans le domaine de l’entrepreneuriat : son contexte, ses objectifs et principes, son déroulement pédagogique, ses premiers résultats et le questionnement qui jaillit de cette expérimentation.

7Le principe de cette rubrique s’inspire du principe de l’ « evidence based education » en médecine. Il s‘agit de faire circuler l’information sur les expérimentations pédagogiques innovantes, de communiquer les premiers résultats dans un format court, avant de produire un article scientifique basé sur un jeu d’hypothèses issu de la littérature et sur un large échantillon. Le but est de faire réagir des collègues, afin qu’ils expérimentent et documentent progressivement cette pratique dans d’autres contextes. Nous espérons que de nombreux enseignants s’inspireront de ce cas, testeront certains éléments dans leur contexte, réagiront par leurs questions. Toutes ces réactions serviront à alimenter un forum de discussion sur le site de la revue. Bien entendu, nous attendons de nouveaux cas d’expérimentations à publier dans le cadre de cette rubrique dans les prochains numéros de la revue.

8Le dossier s’ouvre avec l’article d’Alain Fayolle et de Catherine Laffineur qui présentent une étude issue des données GEM [2] et GUESS [3] sur le passage à l’acte entrepreneurial des jeunes Français(es). Les auteurs montrent notamment un écart saisissant entre l’intention entrepreneuriale et le taux d’entrepreneuriat et en proposent une analyse fondée sur le manque de perception des compétences et des opportunités entrepreneuriales. Ce premier article ouvre des voies de réflexion et de débat, notamment sur les conditions à créer pour améliorer le taux d’entrepreneuriat des jeunes.

9Dans le monde académique, malgré un discours qui cherche à favoriser le développement de l’entrepreneuriat dans l’ensemble du monde scolaire, une grande majorité des initiatives visant la sensibilisation, la formation et l’accompagnement à la création/reprise d’entreprise ont lieu dans le champ de l’enseignement supérieur. Matthias Pépin fait partie des rares chercheurs qui s’intéressent à l’éducation entrepreneuriale dans les écoles primaires et secondaires. Il présente ici un article intitulé « S’entreprendre pour apprendre à l’école primaire : un défi pédagogique », dans lequel il interroge clairement les raisons d’être de l’entrepreneuriat introduit à un stade précoce de la scolarité des élèves. Pour illustrer ses propos, il nous fait part de ses travaux menés au cours de sa recherche doctorale dans une école primaire au Québec. Il montre notamment que le projet entrepreneurial peut servir de tremplin pour transmettre aux élèves des contenus disciplinaires et développer leur esprit critique, à condition qu’il soit bien exploité pédagogiquement.

10Dans le champ de l’enseignement supérieur, le projet entrepreneurial pose la question de l’intégration professionnelle à la sortie des études. Pascale Brenet, Nathalie Schieb-Bienfait et Jérôme Authier présentent un article intitulé « concevoir un référentiel de compétences pour les étudiants entrepreneurs : la démarche PEPITE ». Les responsables et animateurs du réseau national PEPITE se sont lancés dans l’élaboration d’un référentiel de compétences partagé, dans un contexte marqué par une histoire déjà longue et l’existence de nombreux référentiels et certifications issus d’acteurs variés. Les auteurs racontent la démarche suivie au sein du réseau PEPITE réunissant des accompagnateurs, des enseignants-chercheurs en entrepreneuriat et en sciences de l’éducation, combinant approche empirique et théorique, ainsi qu’une conception itérative, testant les propositions retenues et leur appropriation par l’ensemble des parties prenantes.

11À une échelle plus exploratoire et localisée, Stéphane Foliard et Sandrine Le Pontois s’intéressent dans leur article « Équipes entrepreneuriales étudiantes : comprendre pour agir », à la manière dont les équipes d’étudiants entrepreneurs identifient et verbalisent les compétences développées au cours du processus de création et de gestion de leur entreprise. En s’appuyant sur une étude de terrain au plus près des interactions dans une équipe de création d’entreprise étudiante, les chercheurs s’interrogent notamment sur la manière d’aider les étudiants à comprendre, (re)négocier et assumer leur place au sein de l’équipe entrepreneuriale. Ils montrent notamment que les membres de l’équipe peuvent rapidement s’enfermer dans une identité de rôle correspondant à la place qu’ils se sont eux-mêmes attribuée ou bien qu’ils se sont vus assigner dans l’équipe.

12Dans un article intitulé « Small Firm Acquisition, a Credible Pathway to Entrepreneurship for Young Business School Graduates », Robert Sheldon nous invite à explorer le sujet peu exploré de la reprise entrepreneuriale par des jeunes. Il souligne notamment que la reprise entrepreneuriale, ou la reprise avec l’intention de développer l’affaire acquise de manière significative, est bien adaptée aux jeunes car le risque d’échec est atténué par la présence d’actifs, d’informations, d’un accompagnement, et de l’aide. D’autre part, la formation de personnes souhaitant reprendre une micro entreprise est une opportunité pour les écoles de commerce qui pourraient mettre en valeur à la fois leurs compétences dans les formations en gestion et en entrepreneuriat.

13Nous terminons ce premier tour d’horizon académique par le récit d’un événement consacré à l’innovation pédagogique au Québec intitulé « Récit d’un pèlerinage pédagogique en entrepreneuriat », par lequel Franck Barès et Louis-Jacques Filion plaident en faveur de la réhabilitation de l’innovation pédagogique, longtemps considérée comme le parent pauvre des écoles de management. Les auteurs nous font part de leurs réflexions et analyses sur l’utilité des temps d’échange entre enseignants. Ils racontent l’histoire, le développement et les apports d’« une journée ressource » centrée sur la valorisation et les échanges d’expériences.

14Le monde associatif et professionnel de l’entrepreneuriat n’est pas en reste en matière d’expérimentation et de réflexion autour de l’entrepreneuriat des jeunes. L’entretien réalisé par Caroline Verzat auprès de Bénédicte Sanson est à ce titre riche d’enseignements. Insistant sur les valeurs et le mode de fonctionnement communautaire susceptibles d’aider les jeunes à assumer leur identité d’entrepreneurs, Bénédicte Sanson souligne quelques conditions-clés touchant aux postures d’accompagnement. Celles-ci doivent faciliter la transition identitaire de l’école à l’entrepreneuriat. Elle pointe également les défis qui se posent aujourd’hui pour former les mentors et toucher des jeunes moins favorisés. Accompagner le changement des perceptions et des postures des jeunes vis-à-vis de l’entrepreneuriat est un processus de type systémique qui génère des actions similaires de transformation des accompagnateurs et des entrepreneurs impliqués dans ces dispositifs de soutien à l’entrepreneuriat des jeunes.

15Dans un autre lieu vers un autre public, Olivier Toutain interroge Olga Bourachnikova, Cécile Chapus et Sabrina Budiman sur les raisons qui incitent à former des jeunes en Service Civique sur le développement de l’esprit d’entreprendre. Dans leur interview croisée intitulée « devenir auteur et acteur de sa vie en se libérant des croyances négatives », les trois personnes interrogées racontent comment l’acte d’entreprendre est considéré comme un moyen qui accompagne la transformation de la personne en l’aidant à devenir entrepreneur(e) de sa propre vie.

16Nous clôturons ce dossier par une revue d’ouvrage réalisée par Valérie Ballereau et Olivier Toutain sur le livre écrit par Valérie Gauthier : « Le Savoir-relier, vers un leadership intuitif et relationnel ». Ancienne sportive de haut niveau, poète et peintre, Valérie Gauthier est une professionnelle et auteure hors normes dans le monde de l’entreprise. Elle fait partie de cette modeste communauté de penseurs et d’acteurs qui travaillent à relier les personnes et les éléments, considérant de l’intérieur l’entreprise et le monde en général comme un ensemble complexe, interconnecté, producteur d’un sens vivant. Dans son ouvrage, l’auteure nous invite à quitter notre regard obnubilé par la vieille lanterne d’un leadership vertical, rationnel et autoritaire. En d’autres termes, son approche du leadership relationnel ouvre une voie de réflexion et d’action originale, invitant le leader au lâcher-prise…

17Inaugurant la nouvelle rubrique Pratiques pédagogiques innovantes, Mélanie Ciussi et Dominique Vian analysent le programme ID de SKEMA Business School sous l’angle de l’approche dite « effectuale ». Les deux enseignants-chercheurs relatent une expérience menée dans une formation ayant pour but le développement de l’esprit d’entreprendre. Ils présentent et questionnent le processus pédagogique visant à aider les étudiants à développer huit compétences non cartésiennes : argumenter une pensée critique (1), se repérer face au complexe et à l’incertitude (2), revisiter le monde comme un espace d’opportunités (3), communiquer et convaincre (4), être créatif (5), proposer des solutions innovantes à des problèmes complexes en appliquant des méthodes construites selon les principes de la logique effectuale (6), s’engager dans des actions durables (7) et enfin savoir décrire ses talents pour une meilleure connaissance de soi (8).

18Ce numéro s’achève sur une tribune de Philippe Albert et Etienne Krieger, qui soulèvent le problème de l’image de l’entrepreneur en France. Les auteurs décrivent une évolution historique des relations entre l’entrepreneur et la société. Ils discutent ainsi les mutations profondes qui transforment la société française « par le bas », parfois loin des radars médiatiques et pointent les limites actuelles au développement des PME et de l’entrepreneuriat dans un univers mondialisé. Leur point de vue exprimé dans cette tribune invite le lecteur à une réflexion critique et prospective sur les enjeux à venir du type de société et d’entrepreneuriat imaginé, entre faisabilité et désirabilité…

19Nous espérons que ce dossier vous permettra de tirer profit de cette pause en vous apportant des idées, des questionnements liés à vos propres activités et engagements et en vous invitant plus généralement à la réflexion, si utile pour soi et dans le partage. Et si celle-ci vous donne envie de prendre la plume, n’hésitez surtout pas, vos contributions sont les bienvenues !

Notes

Olivier Toutain
Caroline Verzat
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/11/2017
https://doi.org/10.3917/entin.033.0005
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...