Les points forts
● L’auto-confrontation croisée est un dispositif d’accompagnement efficace qui permet à la fois d’ « accoucher » la verbalisation des compétences par les étudiants (maïeutique) et de mettre au jour les dynamiques groupales ainsi que les stratégies d’ajustement à l’œuvre au cours du projet entrepreneurial. Ce dispositif permet aux accompagnateurs et aux accompagnés de « se travailler » dans le respect et la bienveillance.
● Générer des espaces tiers permettant d’opérer des pauses réflexives sur les actions menées et les compétences développées par les étudiants fait partie intégrante de la mission d’accompagnement pédagogique.
1Un environnement socio-économique turbulent ainsi que des changements rapides et profonds caractérisent les économies, le marché du travail et les sociétés. Pour pouvoir s’accommoder de ces nouvelles conditions, la capacité à agir comme un entrepreneur devient une compétence clé et elle s’apprend. Le rôle de l’éducation à l’entrepreneuriat est double. Elle permet d’abord de favoriser l’esprit d’entreprise chez les étudiants pour leur permettre de transformer les idées en action et accroître leur employabilité (Entrepreneuriat 2020). Par ailleurs, qu’ils créent ou non une entreprise, les jeunes qui suivent un apprentissage entrepreneurial développent l’agilité nécessaire pour adapter leurs apprentissages, leurs connaissances, leurs réseaux, leurs compétences et aptitudes transversales, comme la créativité, l’esprit d’initiative, la ténacité, le travail en équipe, la compréhension des risques et le sens des responsabilités.
2Développé dans cette optique, le programme « Campus des Entrepreneurs » conduit un groupe d’étudiants à travailler sur une période de dix mois environ à la création et la gestion réelle d’une entreprise [1]. L’autonomie est le maître-mot et l’action, individuelle ou collective, est facilitée par un accompagnement pédagogique [2] pour que les étudiants ne soient pas paralysés par l’ampleur de la tâche à accomplir : créer et gérer une entreprise en équipe. En place depuis 2012, ce dispositif demande aujourd’hui une évaluation suivie d’une consolidation pour pouvoir être étendu à davantage d’étudiants et à d’autres formations. À cette fin, nous avons troqué notre casquette d’enseignant en charge de l’accompagnement d’un projet contre celle de « chercheurs-accompagnateurs » pour étudier un groupe d’étudiants constitué librement à l’occasion du projet. Cette équipe nous a offert, par son avance prise dans le programme, un temps d’étude exploratoire pour approfondir deux notions essentielles pour nous : l’identification et la verbalisation par ces étudiants des compétences acquises et développées au cours de leur projet et la compréhension du fonctionnement des équipes entrepreneuriales étudiantes.
Ce que nous cherchons à comprendre
Cette verbalisation agit-elle sur la compréhension de la dynamique d’équipe ? Notamment sur les questions :
- de positionnements individuels dans le projet et dans l’équipe (place face à la « situation entrepreneuriale » [3]) ?
- des rôles, des leaderships ?
- de répartition des activités entre les membres ?
- des stratégies d’ajustement (stratégies de coping) adoptées par chaque membre ?
3Partie intégrante de l’accompagnement, ce retour d’expérience demandé aux étudiants poursuit donc un double objectif. D’une part, créer un espace autorisant les étudiants à mieux percevoir, tracer et valoriser individuellement et collectivement leurs apprentissages, effectués dans et hors les murs, pour la suite de leur parcours ; d’autre part, restructurer le dispositif d’accompagnement pédagogique des équipes étudiantes en s’appuyant sur une meilleure compréhension de leur fonctionnement.
L’auto-confrontation croisée : pour comprendre la dynamique des équipes entrepreneuriales étudiantes
4Les projets « Campus des Entrepreneurs » correspondent à un dispositif relevant de l’Apprentissage Par Projet (APP), dans la mesure où le projet dure plus de dix semaines et nécessite de la part des étudiants la mise en œuvre concrète de leurs apprentissages dans une production (création d’entreprise ici) nécessitant une collaboration effective. La démarche, de nature qualitative, vise à explorer les perceptions des étudiants sur ce qu’ils ont fait et comment ils l’ont vécu. Nous avons choisi une approche intersubjective destinée à gagner en objectivité et en profondeur, chaque étudiant ayant son propre ressenti sur le déroulement du projet. Nous avons opté pour un dispositif d’analyse issu de la psychologie du travail [4], et plus particulièrement de l’ergonomie et de la clinique de l’activité. Il s’agit la méthode de l’auto-confrontation croisée [5], en l’adaptant pour créer les conditions d’une verbalisation par les étudiants eux-mêmes des compétences perçues comme acquises (auto-verbalisation). Nous avons adapté ce dispositif car, au lieu de filmer des situations réelles de travail (c’est-à-dire des personnes qui mènent des activités dans leur cadre professionnel), nous avons filmé des entretiens avec des étudiants, à qui nous avons demandé de nous décrire a posteriori ce qu’ils avaient fait. Ces entretiens ont lieu entre la fin du projet entrepreneurial et la soutenance de projet tuteuré, soient neuf mois après le début d’un projet de dix mois. La vidéo est ensuite diffusée à un duo formé de l’étudiant concerné et d’un autre étudiant ayant participé au même projet. Accompagnés par le chercheur en situation de « psychologue », les sujets échangent sur leur activité en stoppant la vidéo pour revenir sur ce qui a été dit ainsi que sur les attitudes ou expressions vues. Dans l’échange, le sujet peut, selon le chercheur Yves Clot, trouver quelque chose de neuf en lui-même, « sans forcément le chercher » ; « chacun rétroagit sur les autres : il les rend plus conscients, les oblige à faire le tour de leurs possibilités et de leurs limites, à dépasser pour ainsi dire leur naïveté ».
5Les films constituent pour nous des objets transitionnels permettant aux étudiants de formaliser en deux temps distincts leurs ressentis et leurs compétences entrepreneuriales.
Méthodologie. Les perceptions subjectives des étudiants en entretien individuel
Les perceptions intersubjectives des étudiants : l’auto-confrontation croisée
6Les binômes d’étudiants regardent la vidéo d’un entretien individuel concernant l’un d’entre eux. Chaque étudiant, ainsi que la chercheuse, est libre d’arrêter le flux vidéo quand il/elle le souhaite, pour s’exprimer, préciser, amender et/ou solliciter un retour de la part du binôme. Ce dernier peut réagir suite à cette verbalisation.
Méthodes d’analyse qualitative
Retour aux étudiants
7Un entretien clinique individuel mené par la chercheuse a permis aux étudiants de « parler » leurs ressentis suite à l’expérience du dispositif de recherche (dimensions essentiellement intra et interpersonnelles). Le chercheur leur a également fourni un tableau reprenant l’expression de leurs compétences (d’équipe et individuelles) qu’il a explicité en entretien.
Des résultats significatifs
8À la fin du processus, les étudiants sont parvenus à évoquer un ensemble des compétences acquises et développées dans le cadre de cette expérience entrepreneuriale sans pour autant les nommer (biais interprétatif). Chacun est capable de décrire un ensemble de tâches précises sans faire le travail d’abstraction pour les réunir dans une compétence particulière. Par exemple, les étudiants nous ont décrit un fonctionnement démocratique, leur capacité à écouter les autres, à intégrer les différents points de vue et/ou défendre le leur etc. sans nous parler directement d’une compétence au travail en équipe alors que c’est précisément ce qu’ils ont décrit (collaboration effective entre les étudiants). Au cours de l’entretien collectif, nous avons donc identifié et nommé – en utilisant le vocabulaire scientifique – les compétences verbalisées autrement par les étudiants. Nous leur avons fourni un tableau récapitulatif [6] comme résultat de ce travail d’analyse, qu’ils peuvent convoquer à l’avenir [7]. Le dispositif donc joue bien sa fonction maïeutique [8] et suscite la verbalisation des compétences.
Les leaderships à l’œuvre
9Plusieurs « visions » du leadership existent dans la littérature psychosociale [9]. Nous avons choisi de nous appuyer sur la théorie du leadership de Barry qui selon nous correspond parfaitement aux dynamiques d’une équipe d’étudiants entrepreneurs. Barry a mis en évidence quatre fonctions de leadership : Visionnaire (élaborer une vision commune) ; Organisateur (planifier, partager et contrôler l’exécution des tâches) ; Calibreur (représenter le groupe à l’extérieur) ; Social (favoriser les échanges entre les membres).
10En tant qu’enseignants accompagnateurs, c’est-à-dire avant de mener cette étude exploratoire, nous avions identifié a priori, naturellement et involontairement, deux leaders de l’équipe, en nous fondant sur l’observation du fonctionnement du groupe lors des séances d’accompagnement : un « leader visionnaire/organisateur/calibreur » (M1) et une « leader organisateur » (F1) [10]. Les trois autres étudiants (M2, M3 et F2) ont aussi joué des rôles importants dans la réussite de leur entreprise, même s’ils pouvaient paraître moins engagés, tous n’ayant pas la même représentation des enjeux du projet. Cependant, les fonctions et rôles n’ont pas été clairement identifiés pendant l’activité, ce qui a fait naître certaines tensions. Par exemple, F2, l’une des étudiantes, s’est très sérieusement investie dans ce projet tuteuré autour de l’entrepreneuriat, gardant cependant en tête que c’était un projet inséré au milieu d’un curriculum plus vaste, contrairement au leader M1 qui était investi à « 600 % » dans la création d’une entreprise. Toutefois, elle a apporté à l’équipe sa capacité de travail et sa compétence à faire communiquer entre eux tous les membres indépendamment des conflits qui ont pu émerger, notamment du leader M1 qui souhaitait que chaque membre soit investi autant que lui dans le projet entrepreneurial. Elle a assuré sans en prendre conscience une part du leadership social qui consiste à favoriser les échanges entre les membres. Dans cette équipe par essence non hiérarchique, les étudiants ont distribué les fonctions du leadership sans parfois même prendre conscience de leur existence. Identifier les différences de perception souvent à l’origine d’incompréhensions et de tensions et montrer l’intérêt des rôles et fonctions de chacun permet de déminer ces situations et aider à un positionnement individuel de chacun compris et admis par le groupe. Notre étude montre que les membres du groupe se sont rapidement enfermés dans une identité de rôle correspondant à la place qu’ils se sont eux-mêmes assignée en fonction de la perception qu’ils avaient de cette place. La complexité des dynamiques d’équipe relevées s’explique donc par les formes de leadership déployées et les stratégies d’ajustement mises en œuvre
Les stratégies de « coping » ont soutenu l’équipe, mais à moyen terme seulement
11Connu en français sous le nom de « stratégies d’ajustement » [11], les stratégies dites de « coping » (de l’anglais « to cope », faire face) désignent l’ensemble des processus qu’un individu met en œuvre entre lui et un événement perçu comme menaçant (stresseur) pour maîtriser, tolérer ou diminuer l’impact de celui-ci sur son bien-être psychologique et physique [12]. Selon Lazarus et Faulkman [13] (1984), le coping désigne « l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux destinés à maîtriser, réduire ou tolérer les exigences internes ou externes qui menacent ou dépassent les ressources d’un individu ». Pour analyser les stratégies de coping évoquées au cours de nos entretiens par chaque étudiant-e de cette équipe, nous avons utilisé deux modèles. Issu des travaux de Lucie Côté [14], le premier envisage les stratégies d’ajustement positives ou négatives adoptées selon la perception de contrôlabilité de la situation par l’étudiant-e interrogé-e. Le second, modélisé par Ionescu et son équipe [15], identifie des stratégies évitantes ou vigilantes centrées sur l’émotion ou sur le problème.
12Que la contrôlabilité de la situation soit effective ou non, nous observons que les stratégies de coping positives sont utilisées essentiellement par le leader social (F1) qui a ainsi assuré une cohésion de l’équipe. M3 s’est mis à l’écart du projet environ au milieu du processus en adoptant la stratégie de l’évitement face à M1 qui porte selon lui une situation de projet entrepreneurial trop agressive. M1 cherche à contrôler l’ensemble du process et de l’équipe, qu’il souhaite à son image en termes de degré d’engagement, de motivation et de qualité de réalisation. F2 s’est protégée par une stratégie de lâcher-prise (faire « seulement » partie d’un projet tuteuré où les étudiants travaillent sérieusement) liée à une stratégie de résignation (ne se sent pas entrepreneure et laisse à M1 ce rôle qu’elle sent ne pas vouloir et ne pas pouvoir assumer).
13Le modèle d’Ionescu nous éclaire sur le fait que l’équipe a rencontré des difficultés à mettre en œuvre les stratégies d’ajustement centrées sur le problème, l’émotionnel restant prégnant. Les copings évitants sont dominants en nombre, mais la qualité du coping vigilant a permis à l’équipe de mener à bien la partie opérationnelle de son projet sur une courte durée (trois mois). À moyen terme, c’est-à-dire au sixième mois du projet, les relations entre les membres de l’équipe se sont beaucoup détériorées, ce que l’équipe pédagogique n’a pas forcément perçu alors même que le projet entrepreneurial est vécu comme un véritable succès à tous les niveaux (acquisition de compétences par les étudiants, création d’entreprise, création de valeur ajoutée, reconnaissance des acteurs socio-économiques…). En définitive, cette équipe a su s’appuyer dans un premier temps sur une mémoire transactive antérieure à ce projet : d’une part, trois étudiants avaient déjà travaillé ensemble, d’autre part, deux autres étaient amis avant d’intégrer le groupe. La mémoire transactive est la capacité des individus à partager des modèles mentaux communs pour créer des équipes efficaces [16]. Elle relève de la métacognition collective, c’est-à-dire d’une connaissance partagée sur la compétence respective de chacun des membres. Pour autant, la méconnaissance des mécanismes de distribution du leadership a empêché l’équipe d’être encore plus efficace qu’elle ne l’a été et n’a pas favorisé l’émergence d’une mémoire transactive forte propre à cette équipe de cinq étudiants. En effet, l’une des étudiante (F2), très compétente en négociation, n’a pas été sollicitée pour démarcher des partenaires et ne s’est pas, non plus, imposée pour cette activité qui pourtant « lui aurait fait envie » ; le leader M1 a assuré naturellement cette activité. Il précise au cours d’un entretien qu’il aurait dû effectivement davantage s’appuyer sur la compétence de sa coéquipière et regrette de ne pas l’avoir fait.
Les stratégies de coping
Contrôlabilité de la situation | ||
---|---|---|
OUI | NON | |
+ | Modification de la situation Augmenter ses ressources et capacités : rechercher l’information pertinente et développer ses compétences. Agir concrètement : communiquer, analyser, planifier et organiser son temps, ses tâches et son environnement, fournir les efforts nécessaires pour accomplir ses tâches et persévérer. Obtenir le soutien instrumental du réseau social : recevoir de l’aide directe, des ressources ou des conseils pour identifier et appliquer des solutions concrètes. F1 (orientée vers le groupe) M1 (orienté vers le projet) | Lâcher-prise Accepter sereinement de composer avec la réalité : soi, les autres, la situation. Nourrir des exigences et attentes réalistes, accepter les limites de son pouvoir et de ses capacités ainsi que celles des autres. Se concentrer sur el positif, relativiser l’importance d’un problème et dédramatiser ses conséquences. Choisir ses batailles et cesser de vouloir modifier une situation sur laquelle on n’a pas de pouvoir. F1, F2, M2 |
– | Résignation/déresponsabilisation Se plaindre, s’apitoyer, blâmer les autres sans reconnaître ses propres fautes ou manquements. Subir la situation, se sentir impuissant à la changer même si, en réalité, elle pourrait l’être. Se déresponsabiliser face à ce que l’on pourrait faire, laisser les autres trouver des solutions ou s’occuper des problèmes, procrastiner. M3, F2 (récriminations subies de M1) M1 (degré d’engagement perçu faible de F2 et M3) | Acharnement S’obstiner à poursuivre des stratégies d’action inefficaces, puisqu’il n’y a pas de contrôle possible sur la situation. S’entêter à vouloir atteindre un résultat irréaliste, voire impossible. Se responsabiliser pour des problèmes qui appartiennent aux autres. M1 |
Évitement Engourdir ses émotions et sensations : dépendance ou abus de drogue, alcool ou médicaments, hypersomnie. Bloquer les pensées déplaisantes et pratiquer, avec excès, des activités compensatoires : achats impulsifs, alimentation, jeux électroniques ou de hasard. S’éloigner des sources de stress : Certains lieux, personnes ou activités aversives. M3 |
Les stratégies de coping
Les stratégies de coping / mécanismes de défense
Le coping centré sur l’émotion : La minimisation des risques ou la prise de distance M1, F2 La réévaluation positive F1, M2 L’auto-accusation M3, F2 | Le coping évitant : Stratégies passives (évitement, fuite, déni, résignation) M3, M2, F2, M1 |
Le coping centré sur le problème : La résolution du problème et la recherche d’information F1, M2 (M2 pour le projet ; F1 pour les relations de M1 avec le groupe ainsi que pour le projet) M1 (pour le projet) L’esprit combattif ou l’acceptation de la confrontation M1, F1 | Le coping vigilant : Stratégies actives pour affronter la situation : recherche d’information, de soutien social, de moyen, … M1, F1 / M2 (concernant sa mission de responsable communication) |
Les stratégies de coping / mécanismes de défense
14Notre étude montre la nécessité de réfléchir à des modalités de structuration et d’accompagnement d’équipe plus efficaces dans le temps/
15Faire partie d’un projet entrepreneurial lorsque l’on est étudiant, constitue un défi, notamment en raison de la complexité de la tâche (créer et développer réellement une entreprise). À notre connaissance, alors que des chercheurs ont travaillé sur le leadership (centralisé ou distribué) dans les équipes étudiantes [17] et sur les avantages à entreprendre en équipe, peu de recherches ont porté sur les compétences mises en œuvre par les autres profils étudiants et leur apport à l’intelligence collective de l’équipe. Notre objectif est de susciter l’intérêt, d’intégrer davantage de compétences et de réfléchir à des structurations de groupe plus efficaces dans le temps. Une meilleure organisation préalable ne doit pas figer les situations mais permettre de développer cette forme d’intelligence collective. Selon Woolley [18], elle est l’un des facteurs clefs qui influence la performance d’une équipe ; c’est la manière d’organiser la collaboration et d’attribuer un rôle à chaque membre qui va favoriser ou non la création d’un collectif intelligent qui pourra dépasser la somme des contributions individuelles. Notre étude montre la nécessité d’un encadrement plus présent et formalisé pour organiser et faire vivre cette structuration. L’essentiel du travail a pu se réaliser dans de bonnes conditions, l’identification de tensions et d’incompréhensions doit nous permettre de mieux structurer les groupes dans le temps pour discuter, négocier et renégocier la place des uns et des autres, le fonctionnement général et cette crédibilité perçue des uns par les autres. L’entretien individuel de verbalisation des compétences, l’auto-confrontation croisée et les entretiens cliniques individuels et collectifs finaux ont constitué autant d’espaces tiers qui ont permis aux étudiants de dire leurs compétences, individuellement ou dans le cadre de confrontations intersubjectives. Ils ont aussi permis une pause réflexive nécessaire sur les rôles et fonctions des membres au sein de l’équipe, qu’ils en aient été conscients ou non avant, pendant, ou après l’étude. Nous pensons que ces espaces tiers que génèrent les dispositifs évoqués dans cette étude sont des outils pertinents pour permettre aux étudiants d’appréhender de manière explicite leurs apprentissages, dont leur connaissance des dynamiques groupales en action.
Apports et conclusion de ce retour d’expérience
L’auto-confrontation croisée et l’entretien clinique sont des outils pour « se travailler »
16Pour pouvoir étendre le dispositif « Campus des Entrepreneurs » à un public plus large et constituer des équipes d’étudiants aux profils différents, il nous apparait important en tant qu’enseignants – chercheurs accompagnateurs de travailler plus en avant sur l’équipe afin de préserver l’engagement de chacun et prévenir des stratégies d’ajustement (coping) négatives (déresponsabilisation, évitement). En effet, de nombreux projets étudiants s’enlisent du fait de dysfonctionnements au sein de l’équipe. Nous considérons qu’au-delà du projet, nous accompagnons des individus intégrés à un collectif. Endossant une posture d’accompagnement holistique [19] fondée sur le respect et la bienveillance, nous avons utilisé l’auto-confrontation croisée et les entretiens comme autant d’espaces tiers pour faire « parler » l’expérience vécue. Moyens de transformation de l’individu et du collectif, les outils que nous avons utilisés peuvent permettre de déminer des situations conflictuelles au demeurant inévitables eu égard à la complexité des tâches et de leur contexte. Plus généralement, les étudiants ainsi que les accompagnateurs peuvent (ou non) se saisir de ces opportunités pour, à différents niveaux, évaluer les apprentissages propres à l’expérience entrepreneuriale vécue, forcément singulière. D’une part, l’enseignant facilitateur dispose d’un outil permettant une meilleure compréhension des dynamiques de groupes pour i) veiller à la bonne avancée du projet collectif, ii) évaluer le travail des uns et des autres en fonction de leur position dans le projet, iii) travailler son rapport à l’accompagnement (développement professionnel). D’autre part, l’étudiant-e dispose d’un espace protégé pour i) travailler sa metaréflexivité, ii) « se » travailler, individuellement et dans l’équipe. Tous les membres de l’équipe étudiée ont souhaité bénéficier d’un entretien clinique individuel avec la chercheuse-accompagnatrice en charge de l’ensemble du dispositif. L’expérience même du dispositif d’auto-confrontation croisée les a amenés à s’interroger sur leurs rôles et fonctions, sur leurs choix, leur gestion des rapports humains et des émotions : « vous pensez vous aussi que je suis trop gentille pour réussir dans l’entrepreneuriat ? » (F1), « je ne veux pas être perçu comme un rouleau compresseur / je ne suis pas comme mon père » (M1), « j’aurai bien aimé négocier une ou deux fois » (F2).
17Nous, accompagnateurs, avons réfléchi notre accompagnement et aménagé des transformations dans le programme « Campus des entrepreneurs ». Nous avons ainsi été plus attentifs cette année aux dysfonctionnements apparents des équipes. Quand il nous a semblé que la situation commençait à poser problème lors de questionnements individuels, nous avons initié une pause réflexive. Les étudiants ont organisé une réunion qu’ils ont appelée « cartes sur table » pour exprimer leurs désaccords, leur frustration et redéfinir le rôle, les tâches et la place de chacun. Sans présager de l’importance de cette réunion, l’équipe a su dépasser ses dysfonctionnements et le projet est un véritable succès [20].
18Pour systématiser ce type de réunion, y compris dans des groupes où règne une certaine tension, nous souhaitons intégrer à notre dispositif d’accompagnement les apports de la communication non violente (CNV) théorisée par Rosenberg. Développer l’intelligence d’un groupe qui est ou deviendra une équipe s’apprend et s’entraîne. Tous les étudiants n’ont pas vocation à devenir capitaine d’industrie et la majorité d’entre eux souhaitent devenir salarié, les deux options étant tout à fait respectables. Cependant, tous auront à avancer dans un environnement turbulent et à développer des compétences jusqu’ici reconnues comme le propre de l’entrepreneur.
19Le positionnement des uns et des autres comme entrepreneur ou fonction support de l’organisation en création, s’il permet d’inciter davantage d’étudiants à participer, n’en demeure pas moins un chantier complexe du fait de la méconnaissance a priori des étudiants de leurs propres motivations, des éventuels degrés de subordination que ces situations peuvent créer ainsi que de leur capacité à faire face – stratégies de coping – à la situation entrepreneuriale.
20Convaincus de l’efficacité de « Campus des entrepreneurs » comme dispositif d’apprentissage, notre binôme a cherché à démontrer objectivement en quoi ce programme d’éducation entrepreneurial transformait nos étudiants. L’objectif premier était d’améliorer le dispositif. Notre recherche exploratoire s’est révélée bien plus riche que prévu. Elle nous a transformés. Nous sommes passés d’une posture d’enseignants à une posture d’accompagnateurs assumés s’autorisant à entrer dans le collectif étudiant, qui nous a fait confiance tout au long de cette recherche. Cette dernière les a amenés, d’une certaine façon, à se révéler. Ce changement de posture pédagogique nous a menés vers un projet de recherche ambitieux, dépassant le simple objectif d’une éducation entrepreneuriale axée « performance » pour se diriger vers un accompagnement d’équipe orientée « résolution de problème ». En souhaitant au départ améliorer le dispositif, nous en sommes arrivés à constituer une équipe de recherche impliquée dans deux projets collectifs (niveau local et européen [21]). De l’innovation, de l’ambition, dans le respect et la bienveillance, pour soutenir les apprentissages de nos étudiants entrepreneurs !
Notes
-
[1]
Le programme est découpé en trois phases principales : 1. la créativité et l’élaboration d’une idée d’affaires, 2. le business plan et le financement du projet, 3. la gestion opérationnelle. Chaque phase inclut des modules complémentaires convoqués au rythme des besoins pour engager l’action ou structurer la démarche.
-
[2]
L’équipe pédagogique est constituée de praticiens et d’enseignants-chercheurs adoptant alternativement, voire à la fois, les postures de praticiens, d’enseignants accompagnateurs et, pour la première fois dans ce dispositif, de chercheurs.
-
[3]
Fayolle, A. (2012). Entrepreneuriat. Apprendre à entreprendre. Paris : Dunod.
-
[4]
Cette méthodologie demande certaines précautions pour être utilisée et fait partie intégrante du travail doctoral de Sandrine Le Pontois.
-
[5]
Clot, Y. (1999). La fonction psychologique du travail, pp. 131-151. Paris : Presses Universitaires de France.
-
[6]
Nous nous inscrivons dans un travail de simplification en cours à la Cité des Entreprises de Lyon pour définir un vocable interprofessionnel des compétences.
-
[7]
L’ensemble de ces étudiants a notamment utilisé en tout ou partie les éléments de ce tableau de synthèse pour étayer leurs demandes de poursuite d’études (lettres ou entretiens).
-
[8]
La maïeutique est l’art de « faire accoucher par les mots ».
-
[9]
Le leadership prend forme selon deux axes en psychologie sociale : il est effectif ou absent, centralisé ou distribué entre les membres du groupe (voir à ce propos l’article de Verzat C., O’Shea, N., & Raucent, B. (2015). Réguler le leadership dans les groupes d’étudiants en APP. Revue Internationale de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur, 31 (1), 1-17.).
-
[10]
M correspond aux étudiants et F aux étudiantes. Nous nous appuyons sur les 4 fonctions de leadership identifiées par Barry (1991) et reprises par Fayolle, A. (2012). Entrepreneuriat. Apprendre à entreprendre. Paris : Dunod.
-
[11]
Dantchev, N. (1989). Stratégies de coping et pattern A coronarogène. Revue de Médecine Psychosomatique, 17-18, 21-30.
-
[12]
Paulhan, I. (1992). Le concept de coping. L’année psychologique, pp. 545-557.
-
[13]
Lazarus, RS, Folkman, S. (1984). Stress, appraisal, and coping. New York: Springer.
-
[14]
Côté, L. (2013/09). Améliorer ses stratégies de coping pour affronter le stress au travail. Psychologie Québec, dossier, vol. 30, n° 5, pp. 41-44.
-
[15]
Ionescu, S., Jaquet, M. M., Lhote, C. (1997). Les mécanismes de défense. Théorie et clinique. Paris : Nathan Université.
-
[16]
Wegner, D. (1985). Cognitive interdependence in close relationship. In Ickes, W. (ed.), Compatible and incompatible relationships. New York: Springer Verlag.
-
[17]
Verzat C., O’Shea, N., & Raucent, B. (2015). Réguler le leadership dans les groupes d’étudiants en APP. Revue Internationale de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur, 31 (1), 1-17.
-
[18]
« Collective intelligence » is understanding « as the capability of a group that emerges from the coordination and collaboration of members and enables them to perform on a wide range of tasks.” Voir Woolley, A., Aggarwal, I., Malone, T. (2015). Collective intelligence in teams and organisations. MIT Press. Woolley, A., Chabris, C., Pentland, A., Hashmi, N., Malone, T. (2010/29 oct.). Evidence for a collective intelligence factor in the performance of human groups. Science, vol. 330, issue 6004, pp. 686-688.
-
[19]
Maëla Paul conçoit l’accompagnement comme un dépassement de la vision kantienne de la relation humaine dominant/dominé car il s’agit d’aborder l’autre avec bienveillance et sollicitude, dans une relation en confiance de « prendre soin » (que nous entendons ici au sens de care et non de cure). Fondamentalement fondé sur l’intersubjectivité et l’investissement d’un espace transitionnel (au sens de Winnicott), l’accompagnement repose sur une réciprocité relationnelle versus autonomie (Paul, M. (2011). « Accompagner des adultes en formation. Du tiers inexistant au tiers inclus. ». In Xypas, C. et al. (2011). Le tiers éducatif, une nouvelle relation pédagogique. Bruxelles : De Boeck. Chap. 6, pp. 89-107).
-
[20]
S’agissant d’un nouveau collectif, la dynamique d’équipe est par nature différente et nous souhaitons répliquer notre dispositif de recherche pour affiner notre connaissance et améliorer notre dispositif d’accompagnement.
-
[21]
Les deux chercheurs interviennent dans le dispositif ECMT+ (Entrepreneurship and Communication in Multicultural Teams), programme européen d’éducation entrepreneuriale multiculturelle créé par le Consortium Erasmus+ ECMT+ dans lequel sont impliquées sept universités européennes.