CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

● Au Québec, l’entrepreneuriat a été officiellement introduit dans le programme de formation de l’école québécoise en 2001, légitimant les pratiques pédagogiques qui s’en revendiquent et ce, dès le primaire.
● L’entrepreneuriat peut être considéré comme un outil d’apprentissage, c’est-à-dire comme un processus assimilable à un projet d’action, à travers lequel faire apprendre les élèves.
● Bien exploité pédagogiquement, le projet entrepreneurial peut servir de tremplin pour faire acquérir aux élèves des contenus disciplinaires et développer leur esprit critique.

1Depuis plusieurs décennies, l’entrepreneuriat fait l’objet d’un discours largement incitatif à l’échelle internationale. Outil de création d’emplois, moyen de lutte contre le chômage, vecteur d’innovation, producteur de valeur ajoutée, instrument de développement économique, voie de carrière quasi-incontournable dans un paysage socio-professionnel en mutation, on lui prête de nombreuses vertus. Ce discours favorable à l’entrepreneuriat a été rapidement récupéré au niveau éducatif ; l’écrit de Colin Ball [1] (1989) étant souvent cité comme précurseur dans le domaine, en particulier pour les niveaux primaire et secondaire. Aujourd’hui, la Commission européenne [2], parmi d’autres dont l’OCDE [3] et un nombre grandissant de gouvernements, défendent à leur tour l’idée qu’il faut développer l’entrepreneuriat dans le système éducatif et ce, de l’école primaire jusqu’à l’université. Mais de quel entrepreneuroat parle-t-on exactement à des stades précoces de la scolarité ? C’est la question qui sera traitée à partir d’un travail de thèse de doctorat [4] mené au Québec.

La légitimation de l’entrepreneuriat en milieu scolaire au Québec

2Au tournant du nouveau millénaire, le Québec a connu une réforme pédagogique d’envergure, matérialisée par le Programme de formation de l’école québécoise (PFEQ). Cette réforme a permis d’inscrire le curriculum dans une approche socioconstructiviste, en reformulant entre autres les objectifs d’apprentissage en compétences à développer chez les élèves. Au niveau de son contenu, outre les traditionnelles matières scolaires comme le français et les mathématiques, un contenu transversal a été ajouté au PFEQ. C’est là qu’on retrouve les domaines généraux de formation (DGF), dans lesquels l’entrepreneuriat s’est vu attribuer une place officielle, légitimant les pratiques pédagogiques qui s’en revendiquent. Les DGF se déclinent en cinq problématiques : « Santé et bien-être », « Orientation et entrepreneuriat », « Environnement et consommation », « Médias » et « Vivre ensemble et citoyenneté ».

3Dans le programme, on peut lire que les DGF renvoient à des dimensions de la vie contemporaine auxquelles il convient d’initier les élèves [5]. Les concepteurs du programme précisent plus avant que les problématiques à la base des DGF dépassent les frontières disciplinaires et devraient servir de support à la continuité des interventions éducatives, du primaire à la fin du secondaire. Ceci dit, les DGF sont définis de manière générale et ne font pas l’objet d’évaluations auprès des élèves. Dans le cas du DGF « Orientation et entrepreneuriat », l’intention éducative qui lui est associée renvoie à la volonté « d’offrir à l’élève des situations éducatives lui permettant d’entreprendre et de mener à terme des projets orientés vers la réalisation de soi et l’insertion dans la société » (MEQ, 2001, p. 45) [6].

Figure 1

Les finalités d’éducation entrepreneuriale (tiré de Pepin, 2011)

Figure 1

Les finalités d’éducation entrepreneuriale (tiré de Pepin, 2011)

Les finalités éducatives de l’entrepreneuriat

4Pour comprendre plus avant la conception de l’entrepreneuriat dans le PFEQ, on peut se tourner vers le champ de l’éducation entrepreneuriale, au sein duquel on distingue généralement trois grandes finalités éducatives [7] : 1) acquérir des connaissances sur l’entrepreneuriat (savoirs), dans le but de mieux comprendre le phénomène ; 2) développer des compétences de création et de gestion d’entreprises (savoir-faire), dans le but de former de futurs entrepreneurs ; 3) développer des caractéristiques personnelles (savoir-être), dans le but de devenir plus entreprenant dans la vie en général. La figure 1 symbolise ces différentes finalités. Les deux premières finalités d’éducation entrepreneuriale sont souvent associées l’une à l’autre dans une perspective spécifique et économique où l’on cherche à développer l’esprit d’entreprise des jeunes. La troisième finalité est pour sa part rattachée à une vision large de l’entrepreneuriat où l’on cherche plutôt à développer l’esprit d’entreprendre des jeunes, quoique cette notion prête encore à confusion [8]. l est important de saisir que ces différentes finalités renvoient également à différentes représentations de l’entrepreneuriat : la première fait référence à l’entrepreneuriat comme un sujet d’études à part entière qu’il s’agit d’enseigner (tout comme les mathématiques, par exemple) ; la seconde conçoit l’entrepreneuriat, dans une perspective vocationnelle, comme une pratique professionnelle à laquelle se préparer ; la troisième considère plutôt l’entrepreneuriat comme un processus orienté vers l’action à travers lequel apprendre. Le consensus veut que ce soit cette troisième finalité qui soit promue à des stades précoces de la scolarisation [9]. Autrement dit, introduire l’entrepreneuriat dès l’école primaire ne consiste pas à enseigner l’entrepreneuriat comme une matière traditionnelle, ni à former de futurs entrepreneurs, mais bien à se servir de l’entrepreneuriat comme un outil d’apprentissage [10].

L’entrepreneuriat comme outil d’apprentissage

5Les pratiques éducatives qui se revendiquent de la troisième finalité d’éducation entrepreneuriale s’appuient sur des pédagogies actives ou expérientielles. Au Québec, on parle de projets entrepreneuriaux, lesquels doivent concrètement répondre à une problématique du milieu par la création d’un bien, l’offre d’un service ou l’organisation d’un évènement. À cet égard, il n’existe pas de distinction théorique claire entre les projets entrepreneuriaux et ce qu’on appelle en France les mini-entreprises scolaires [11]. Pour saisir conceptuellement ces pratiques, on peut puiser à la philosophie de l’expérience de John Dewey [12], et plus particulièrement à son concept d’occupation. Chez Dewey, une occupation est une pratique sociale ayant cours dans la société introduite dans le cadre de la classe à des fins d’apprentissage. Une occupation permet, d’une part, de placer l’action au cœur des pratiques éducatives et, d’autre part, d’assurer la continuité de l’expérience entre ce que les élèves vivent à l’intérieur et à l’extérieur de l’école. Pour avoir une valeur éducative, l’action dans l’occupation doit servir de tremplin à l’apprentissage. Par exemple, dans l’école-laboratoire de Dewey, les élèves feront du jardinage dans le but d’apprendre des notions de biologie ou de chimie.

6Les projets entrepreneuriaux et les occupations sont semblables : dans les deux cas, l’action est mise au centre des pratiques et ces dernières sont invariablement inspirées et tournées vers la société. Ce parallèle permet de propulser les projets entrepreneuriaux vers une conception plus éducative : dans ces projets, il ne s’agit pas uniquement de « faire pour faire », mais bien de se servir de l’action pour faire apprendre les élèves. Pour rendre l’expérience à vivre dans un projet entrepreneurial effectivement éducative, Dewey laisse voir que l’action doit, d’une part, être orientée vers un objectif concret à atteindre et, d’autre part, faire constamment appel à la réflexion. Sa philosophie de l’expérience permet ainsi de définir l’essence d’un processus entrepreneurial éducatif [13]. On peut dire qu’un tel processus part toujours d’une impulsion initiale : il arrive quelque chose qui pousse à se mettre en action. Au lieu d’agir impulsivement au départ de cet élément déclencheur, Dewey invite à prendre une pause avant d’agir. Cette réflexion pré-action doit permettre, d’une part, de se fixer un objectif concret à atteindre et, d’autre part, d’élaborer un plan d’action pour y parvenir.

7La seconde phase consiste à mettre le plan d’action en œuvre. Dewey montre alors qu’il surviendra nécessairement des situations indéterminées, c’est-à-dire des situations qui empêchent de continuer à avancer vers l’atteinte de l’objectif visé. Ces situations indéterminées peuvent aussi bien être des obstacles non anticipés que des opportunités d’action qui adviennent en cours de route. À nouveau, au lieu d’agir impulsivement au départ des situations indéterminées qui surviennent, Dewey invite à prendre une pause dans l’action. Cette réflexion-en-action doit permettre de réfléchir à la manière de dépasser les situations indéterminées rencontrées ; chaque situation représentant une occasion de réflexion et d’apprentissage. Finalement, au terme du processus, une fois l’objectif atteint, Dewey invite à poser un regard réflexif sur le projet réalisé afin de juger de l’adéquation des moyens à la fin visée et d’apprécier les apprentissages réalisés au cours du processus. La figure 2 symbolise ces développements.

Figure 2

L’entrepreneuriat comme processus (tiré de Pepin, 2012)

Figure 2

L’entrepreneuriat comme processus (tiré de Pepin, 2012)

Une étude de cas pour documenter la portée éducative de l’entrepreneuriat

8Pour documenter cette conception de l’entrepreneuriat comme un processus à travers lequel apprendre, un groupe d’élèves de deuxième année du primaire (sept-huit ans) et leur enseignante ont été suivis, durant une année scolaire complète, dans leur projet de créer puis de gérer un magasin de fournitures scolaires. Pour systématiser la réflexion des élèves sur le projet à vivre, un conseil d’élèves a par ailleurs été adjoint au magasin, auquel tous les élèves de la classe participaient. Les données collectées incluent tous les conseils d’élèves organisés, des observations d’activités d’apprentissage en classe et des entrevues de planification avec l’enseignante, totalisant 62 rencontres de recherche, d’environ 49 minutes en moyenne, de septembre 2012 à juin 2013 [14].

Un déploiement du magasin scolaire sous forme d’enquêtes

9Pour la petite histoire, au départ du magasin, il y a, dans la classe de l’enseignante, un manque récurrent de matériel scolaire. Elle doit de ce fait régulièrement prêter une gomme à effacer à l’un, un crayon à l’autre, un cahier de brouillon à l’autre encore. Ce manque récurrent de matériel, servant d’impulsion initiale au projet, va être mis à la discussion du groupe-classe au cours de ce qui allait être le premier conseil d’élèves en lien avec la recherche. Au cours des discussions, les élèves proposeront plusieurs idées pour pallier le manque de matériel, dont la création d’un petit magasin de fournitures scolaires ouvert à tous les élèves de l’école. Cette solution permettrait en effet de répondre au problème sur le long terme et pour l’ensemble de l’école.

10Partant de rien, les élèves vont alors réfléchir, avec l’aide de l’enseignante et du chercheur, à tout ce qu’il faudra mettre en place pour en venir à donner vie à leur projet. Le groupe s’affairera à cette tâche pendant un mois, en conseil d’élèves. L’analyse des données laisse voir que ces discussions initiales ont fait apparaître un certain nombre de problématiques que le groupe allait devoir dépasser pour créer concrètement le magasin dans l’école. Les résultats de recherche montrent que le magasin s’est déployé selon une succession de problèmes à résoudre, appelant la conduite de ce que Dewey appelle des enquêtes [15], pour continuer à avancer dans la mise en œuvre du magasin.

11Dans la thèse, huit enquêtes ont été documentées finement, en ce qu’elles ont permis de décrire le déploiement progressif du projet de magasin. La figure 3 symbolise ce déploiement du magasin sous forme de processus d’enquêtes. Notons que les dates du haut, sur la ligne du temps supérieure, représentent les rencontres avec le groupe-classe, celles du bas figurent les rencontres avec l’enseignante seule.

Figure 3

Le déploiement du magasin sous forme d’enquêtes (tiré de Pepin, 2015)

Figure 3

Le déploiement du magasin sous forme d’enquêtes (tiré de Pepin, 2015)

12On peut déjà constater, à l’appui de la figure 3, que le magasin s’est déployé en trois temps : 1) une première phase, réflexive, qui a consisté à imaginer le plan d’action pour donner vie au projet ; 2) une seconde phase, active, qui a consisté à mettre le plan d’action en œuvre et à dépasser les situations problématiques qui survenaient pour en venir à « faire exister » le magasin dans l’école, c’est-à-dire le créer concrètement ; 3) une troisième phase, active mais plus routinière, qui a consisté à « faire tourner » le magasin dans l’école, c’est-à-dire à assurer les ventes auprès des clients, soit les autres élèves de l’école. On peut voir que la majorité des processus d’enquêtes se déploient lors de la phase qui consiste à « faire exister » le magasin. Ceci n’est pas anodin dans la mesure où, comme nous allons le voir, ce sont les processus d’enquêtes qui permettent d’apprendre à travers le projet. Pour éviter de passer à côté de la valeur éducative du projet, il convient donc de réserver une place de choix à la phase de création.

Apprendre à s’entreprendre à travers le magasin

13En termes de recherche, l’objet principal de notre étude a consisté à documenter ce que signifie apprendre à s’entreprendre en milieu scolaire, c’est-à-dire plus simplement apprendre à planifier et mener à terme un projet d’action. Nos résultats de recherche montrent à cet égard que, pour apprendre à s’entreprendre, les élèves doivent être impliqués dans la planification du magasin, de même que dans les enquêtes qui sont à mener pour dépasser les problèmes qui surviennent. Chez Dewey, une enquête comporte plusieurs étapes : 1) la reconnaissance d’une situation indéterminée qui empêche de continuer à avancer ; 2) la problématisation de cette situation qui consiste à circonscrire un problème sur lequel agir ; 3) la formulation d’idées qui seront appréciées en fonction de leur potentiel à servir de solutions au problème posé ; 4) la concrétisation de la solution retenue en un certain nombre d’opérations concrètes à mettre en œuvre ; 5) l’implantation de la solution qui doit « marcher », au sens pragmatique du terme, c’est-à-dire permettre de continuer à avancer dans l’expérience.

14Dans la thèse, l’enquête la plus représentative d’un apprentissage à s’entreprendre est probablement la première, soit celle qui réfère à l’autorisation d’apporter de l’argent à l’école. Dans ce cas, ce sont les élèves qui anticipent un problème (a-t-on le droit d’apporter de l’argent à l’école, dès lors qu’ils décident de vendre les fournitures scolaires), qui lui trouvent une solution (demander son avis au directeur) et mettent en œuvre ce qu’il faut pour y parvenir (lui écrire une lettre en grand groupe et le recevoir dans le conseil d’élèves) ; l’ensemble du processus permettant au groupe de continuer à avancer dans le projet (le directeur confirme que rien n’interdit d’apporter de l’argent à l’école et donne son aval au projet de magasin). Autrement dit, ce sont ici les élèves qui prennent en charge l’ensemble du processus d’enquête. L’analyse transversale de tous les processus d’enquêtes laisse cependant voir que, pour des raisons pragmatiques, dont surtout le fait que le magasin doit continuer à fonctionner pour remplir sa fonction éducative, l’enseignante est parfois amenée à faire voir des problématiques aux élèves, à lisser des problèmes pour éviter qu’ils ne surviennent, voire à leur proposer directement des solutions. Ainsi l’accompagnement pédagogique d’un apprentissage à s’entreprendre s’inscrit dans une tension constante entre ce que les élèves apportent et ce que l’enseignante apporte, c’est-à-dire ce qu’ils construisent ensemble [16].

Apprendre en s’entreprenant à travers le magasin

15Comme nous l’avons brièvement évoqué, chaque processus d’enquête représente également une opportunité d’apprentissage. Dans les termes de la thèse, on dira qu’apprendre à s’entreprendre implique d’apprendre en s’entreprenant. Il est important de comprendre que les problématiques qui surviennent dans le magasin sont de nature essentiellement pratique (par exemple, comment construire le magasin) et n’appellent pas a priori d’intégration de matières scolaires. Pour rendre l’expérience du magasin effectivement éducative, l’enseignante est ainsi constamment appelée à transformer les problématiques pratiques qui surviennent en problématisations à but pédagogique [17]. Par exemple, dans le second processus d’enquête, les élèves se demandent comment construire leur magasin dans l’école et il est décidé, sur la proposition d’une élève en conseil, de lui donner la forme d’un chariot, qui correspond bien aux besoins du groupe. L’enseignante décide alors de demander aux élèves, qui n’ont que 7-8 ans rappelons-le, de tracer un plan de ce qui deviendra la tablette supérieure du chariot. Cela nécessite de leur enseigner les mesures conventionnelles, de même que l’utilisation des outils de mesure, pour en venir à une situation problème où les élèves devront, en équipes, tracer un plan de la tablette. Le plan choisi sera finalement donné au menuisier de l’école qui construira le chariot sur la base des dimensions exactes déterminées par le groupe, marquant la résolution du problème.

16Une analyse transversale de tous les processus d’enquêtes permet de tirer des enseignements plus généraux. Dans les enquêtes conduites, les apprentissages réalisés sont considérés comme des outils au service de l’avancée dans le projet. Par exemple, on n’apprend pas à écrire une lettre (pour le directeur) ou à mesurer (pour le plan du chariot) uniquement parce que ces apprentissages sont inscrits dans le programme de formation des élèves, mais bien parce qu’ils s’avèrent nécessaires pour pouvoir avancer dans le projet. Ainsi l’intention d’instruire propre à l’école ne se trouve pas évacuée par le projet entrepreneurial, l’enseignante exploitant pédagogiquement les problématiques qui surviennent. C’est plutôt le rapport au savoir, considéré comme moyen, plutôt que fin en soi, qui se voit modifié [18]. En outre le magasin scolaire représente un contexte d’apprentissage complet en lui-même : il appelle des besoins d’apprentissage, par les situations problématiques qu’il suscite, et il est également le contexte dans lequel les apprentissages devront être réinvestis de manière compétente [19], contribuant à redonner du sens aux savoirs scolaires.

17Finalement, les apprentissages réalisés dans le cadre du magasin ne se bornent pas à des savoirs disciplinaires. En effet, en fonction des problématiques à traiter, c’est parfois la réflexivité critique des élèves qui est sollicitée. Par exemple, dans l’enquête 7, qui concerne la surconsommation, les élèves sont aux prises avec des clients qui dépensent leur argent dans le magasin alors qu’ils n’ont manifestement besoin de rien. Au lieu de chercher à favoriser ce genre de comportement consumériste, ce qu’on aurait fait dans un magasin extérieur à l’école pour maximiser les ventes et le profit, la problématique sera traitée en conseil d’élèves. Une leçon sur les besoins et les désirs permettra aux élèves de bien saisir tous les aspects du problème et de lui trouver une solution, soit la moralisation ponctuelle des clients qui viennent au magasin uniquement pour y dépenser leur argent. On peut référer ici à Dewey qui remarque qu’introduire des pratiques sociales dans le cadre de la classe, soit ce qu’il appelle les occupations, n’implique pas de reproduire les imperfections avérées des pratiques dont on s’inspire. Autrement dit, les projets entrepreneuriaux en milieu scolaire peuvent également servir de tremplin pour poser un regard critique sur la société.

Les fondamentaux d’une pédagogie entrepreneuriale

Si l’on extrait l’essence du propos développé dans les pages précédentes, on pourrait avancer qu’une pédagogie entrepreneuriale s’appuie :
  • Sur un projet d’action lié à la société, par exemple un petit magasin scolaire, soit ce qu’on a appelé plus haut une « occupation », en référence à la philosophie de l’expérience de John Dewey. Un tel projet permet, d’une part, de remettre l’action au cœur des processus d’apprentissage et, d’autre part, de réintroduire la société dans l’école ;
  • Sur un apprentissage expérientiel, lequel fait constamment appel à la réflexion : avant l’action pour se donner un objectif à atteindre et un plan pour y parvenir, pendant l’action pour dépasser les problèmes qui surviennent et après l’action pour tirer leçon du chemin parcouru ;
  • Sur un apprentissage par la problématisation, pour tirer parti de la valeur éducative de l’expérience vécue dans le projet, à travers ce qu’on a appelé plus haut des processus d’enquête ou de résolution de problème. Au plan pédagogique, la problématisation présente une triple vertu :
    • Les élèves apprennent à problématiser les situations indéterminées qui surviennent dans le projet, en les analysant et en leur trouvant des solutions concrètes à implanter pour continuer à avancer. Dans les termes de la thèse, ils apprennent à s’entreprendre, c’est-à-dire à planifier et à mener à terme un projet d’action ;
    • L’enseignante profite des situations problématiques qui surviennent et des solutions qui sont privilégiées pour intégrer des apprentissages scolaires à la conduite du projet, par exemple l’apprentissage des mesures conventionnelles pour construire le chariot qui tiendra lieu de magasin. Dans les termes de la thèse, on dira qu’apprendre à s’entreprendre implique d’apprendre en s’entreprenant ;
    • Les processus d’enquête peuvent également faire appel à la réflexivité critique des élèves, en les invitant à prendre conscience de la société qu’ils construisent à travers leur pouvoir d’agir, par exemple en endiguant la surconsommation dans leur petit magasin. Ainsi, le projet d’action, s’il s’inspire bien d’une pratique sociale courante, n’en est pas un calque parfait, mais représente plutôt un tremplin pour questionner les valeurs portées par la société.

L’entrepreneuriat à l’école : un encadrement pédagogique à favoriser

18Les implications de la recherche résumée ici sont multiples. Nous en retiendrons quelques-unes. D’abord, l’introduction officielle de l’entrepreneuriat dans le curriculum de formation québécois permet de légitimer d’emblée les pratiques pédagogiques qui s’en revendiquent. La prétention de ce texte ne consiste cependant pas à dire que tous les enseignants québécois qui s’inscrivent dans le courant entrepreneurial le font de la manière rapportée ici. Il s’agit plutôt de montrer une manière possible de maximiser le potentiel éducatif des projets entrepreneuriaux. Comme on l’a vu, la pédagogie du projet d’action constitue un prérequis à la fois nécessaire et non suffisant pour ce faire. Au-delà de l’action, comme y invite Dewey, il est nécessaire de favoriser constamment la réflexivité des élèves, ce qui a été favorisé par l’ajout d’un conseil d’élèves au projet.

19Plus avant, la perspective proposée appelle, au-delà du projet d’action, une pédagogie de la problématisation [20], pour tirer parti de la valeur éducative de l’expérience vécue dans le projet. Le rôle de l’enseignant est alors indispensable à la bonne marche du projet. Ce rôle implique notamment de mettre en place les conditions pédagogiques pour laisser un espace d’initiative aux élèves, leur laisser la parole, favoriser leur analyse des situations qui adviennent, les pousser à prendre des responsabilités et à agir. Ce rôle nécessite également de traduire en termes pédagogiques les situations problématiques qui surviennent pour y inclure des apprentissages scolaires ou critiques. En cela, le rôle de l’éducateur qui encadre un projet entrepreneurial est différent à plusieurs égards de celui auquel on prépare habituellement les enseignants. Introduire l’entrepreneuriat en éducation ne peut de ce fait être réalisé sans poser simultanément un certain nombre de questions sur la formation offerte aux enseignants, de même que l’espace et la légitimité dont ils disposent, à l’intérieur même de l’école, pour faire éclore ce genre de projets.

Notes

  • [1]
    Ball, Colin (1989). Towards an « enterprising culture ». A challenge for education and training. Educational monograph n° 4. Paris: Organisation for Economic Co-operation and Development (OECD)/Centre for Educational Research and Innovation (CERI).
  • [2]
    European Commission, EACEA, & Eurydice (2016). Entrepreneurship Education at School in Europe. Eurydice Report. Luxembourg: Publications Office of the European Union.
  • [3]
    Lackéus, Martin (2015). Entrepreneurship in education. What, why, when, how. Background paper. Paris: Organisation for Economic Co-operation and Development (OECD)/Local Economic and Employment Development (LEED).
  • [4]
    Pepin, Matthias (2015). Apprendre à s’entreprendre en milieu scolaire : une étude de cas collaborative à l’école primaire. Thèse de doctorat inédite. Québec, Canada : Université Laval, 470 pages.
  • [5]
    En cela, les DGF se rapprochent de ce qu’on appelle les « éducations à ». Voir Champy-Remoussenard, P. (2012). L’éducation à l’entrepreneuriat : enjeux, statut, perspectives. Spirale – Revue de Recherches en Éducation, 50, 39-51.
  • [6]
    Ministère de l’Éducation du Québec (2001). Programme de formation de l’école québécoise. Éducation préscolaire, enseignement primaire (publication n° 13-0003-07). Québec : Gouvernement du Québec.
  • [7]
    Gibb, Allan (1993). The enterprise culture and education: Understanding enterprise education and its links with small business, entrepreneurship and wider educational goals. International Small Business Journal, 11(3), 11-34.
  • [8]
    Verzat, Caroline (2011). Esprit d’entreprendre, es-tu là? Mais de quoi parle-t-on? Entreprendre & Innover, 11(3), 7-18.
  • [9]
    Leffler, Eva (2009). The many faces of entrepreneurship: A discursive battle for the school arena. European Educational Research Journal, 8(1), 104-116.
  • [10]
    Pepin, Matthias (2011). L’entrepreneuriat en milieu scolaire : de quoi s’agit-il ? Revue des sciences de l’éducation de McGill, 46(2), 303-326.
  • [11]
    Pepin, Matthias (2011). L’éducation entrepreneuriale au primaire et au secondaire : gros plan sur la micro-entreprise scolaire. Revue canadienne de l’éducation, 34(3), 280-300.
  • [12]
    Dewey, John (2011). Démocratie et éducation. Suivi de Expérience et éducation. Paris : Armand Colin.
  • [13]
    Pepin, Matthias (2012). Enterprise education: a Deweyan perspective. Education+Training, 54(8/9), 801-812.
  • [14]
    Pepin, Matthias (2017). Une étude de cas comme stratégie de recherche pour documenter l’apprentissage à s’entreprendre d’élèves du primaire. Recherches qualitatives, 36(1), 135-158.
  • [15]
    Dewey, John (1938/1993). Logique. La théorie de l’enquête (G. Deledalle trad.). Paris : Presses Universitaires de France.
  • [16]
    Pepin, Matthias (2017, à paraître). Des conditions pédagogiques pour favoriser l’apprentissage à s’entreprendre des élèves à l’école primaire. Dans P. Champy- Remoussenard & S. Starck (dir.). Apprendre à entreprendre de l’enseignement primaire à l’enseignement supérieur. Politiques, pratiques, jeux d’acteurs et transformations en cours. Bruxelles : de Boeck.
  • [17]
    Laplace, Claude (2006). Problématisation, conseils d’élèves et formation des enseignants. Dans M. Fabre et E. Vellas (dir). Situations de formation et problématisation (p. 159-174). Bruxelles : de Boeck Université.
  • [18]
    Pepin, Matthias (2017). Le projet entrepreneurial à l’école primaire : tensions inhérentes à son intégration à la forme scolaire. Agora Débats/Jeunesse, 75(1), 73-88.
  • [19]
    Pepin, Matthias (2017). Le développement de compétences à l’école primaire au regard de la théorie de l’enquête de Dewey. Éducation & Francophonie, 44(2), 19-39.
  • [20]
    Fabre, M. (2011). Éduquer pour un monde incertain. Paris : Presses Universitaires de France.
Français

Depuis plusieurs décennies, l’entrepreneuriat fait l’objet d’un discours largement incitatif à l’échelle internationale. Récupéré au niveau éducatif, ce discours cherche désormais à favoriser le développement de l’entrepreneuriat tout au long du cycle scolaire, de l’école primaire jusqu’à l’université. Mais de quoi est-il vraiment question lorsqu’on parle d’introduire l’entrepreneuriat à des stades précoces de la scolarité des élèves ? Ce texte aborde cette question difficile, qui déchaîne les passions de ses tenants comme de ses opposants, à partir d’un point de vue argumenté développé au cours d’une recherche doctorale conduite à l’école primaire au Québec.

Matthias Pépin
Matthias Pepin est docteur en sciences de l’éducation (Université Laval, 2015) et actuellement chercheur postdoctoral (2016-2018), dans le cadre d’une bourse postdoctorale du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), sous la direction du professeur Étienne St-Jean, au département de management de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Il est également chercheur associé à l’Institut de recherche sur les PME (INRPME). Ses recherches portent sur l’introduction de l’entrepreneuriat en milieu scolaire, particulièrement aux stades précoces de la scolarisation des élèves. Sa thèse a notamment été récompensée par le Prix Jean-Marie Van der Maren 2016 pour la meilleure thèse doctorale en recherche qualitative de l’Association pour la recherche qualitative (ARQ).
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/11/2017
https://doi.org/10.3917/entin.033.0018
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