CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au début du XXe siècle, juste avant la Première Guerre mondiale, la France était pionnière dans les grandes industries innovantes de son temps, comme l’aviation, l’automobile, la photo, le cinéma ou le nucléaire ; et quand elle n’était pas la première, elle était dans le trio de tête, en compétition avec les États-Unis, l’Allemagne ou le Royaume-Uni [1].

2Depuis vingt ans, l’industrie française a connu un déclin sensible, au contraire de l’Allemagne mais à l’instar de ce qu’on observe au Royaume-Uni, en Italie et en Espagne. De 1995 à 2015, dans l’Union européenne, la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière a ainsi reculé de 19,6 % à 15,9 %, selon une récente étude de l’Insee [2]. En vingt ans (1995-2015), la part de l’industrie dans la valeur ajoutée est passée de 16,2 % à 11,2 % en France, alors qu’elle est restée stable en Allemagne, à 22,8 %.

3Dans les grands classements internationaux [3], la France apparaît rarement dans les vingt premières nations innovantes au monde, tandis que ces mêmes palmarès soulignent la pérennité de l’excellence européenne, plaçant six ou sept pays dans les dix premiers mondiaux, dont certains « petits » États, comme la Suède ou la Suisse, sans oublier Israël, qui est lié à l’Europe par de nombreux accords.

4Le recul technologique et économique de la France est visible, mais pas irréversible. Le pays peut retrouver sa fonction d’innovateur et sa place de leader s’il s’engage dans une révolution de son organisation et de sa pensée. Le texte ci-après esquisse le cadre général d’une société française dans laquelle une action publique dynamique permettrait d’engager et d’accompagner une telle révolution. C’est d’abord un plan de travail pour les politiques mais aussi pour la recherche académique qui devra évaluer, vérifier ou corriger un certain nombre d’hypothèses ou d’assertions. C’est enfin une démarche distincte des approches économiques [4], voire d’économie industrielle, qui se focalisent sur des mesures économiques alors que nous centrons nos recommandations sur la volonté de construire une société innovante dans le cadre d’une approche globale, politique, économique, anthropologique et philosophique.

L’innovation au cœur du débat politique

Le Collectif Innovation 2017, dont Patrice Noailles-Siméon est le secrétaire général, a été lancé en octobre 2016 dans la perspective de l’élection présidentielle. Il regroupe des institutions, organismes ou associations participant au dispositif français de soutien à l’innovation (voir ci-dessous).
Un questionnaire écrit sur le thème de l’innovation a été soumis par le collectif à l’ensemble des candidats, auquel tous ont répondu sauf Jean Lassalle (qui s’en est excusé) et Jacques Cheminade (qui est venu à l’audition ci-après). Les candidats qui ont complété le questionnaire puis sont venus débattre (ou leur représentant) avec le collectif sont : François Fillon, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron, Nicolas Dupont-Aignan, Nathalie Artaud et Benoît Hamon. Philippe Poutou a répondu au questionnaire sans venir débattre.
La synthèse des auditions est disponible sur le site www.ci2017.org.
Association des Conseils en Innovation (ACI), Association Française pour l’Avancement des Sciences (AFAS), Association Française des Investisseurs pour la Croissance (AFIC), Association Française des Pôles de Compétitivité, (AFPC), Association des Instituts Carnot, Association des Structures de Recherche sous Contrat (ASRC), CapIntech, CPME, Croissance Plus, Cybel/La revue du Financier, Forum Atena, Forum Européen des Politiques d’Innovation, Forum du Futur, France Angels, France Biotech, France Clusters, Réseau RETIS, Société d’Encouragement de l’Industrie Nationale (SEIN), Valeurs Vertes.

L’innovation : un enjeu historique majeur

5La place de l’innovation dans la société apparaît progressivement dans une histoire longue. Leroi-Gouhran [5] a montré comment toute la préhistoire est imprégnée de technique, qui n’est que le résultat de l’innovation. Puis, de la Mésopotamie [6] à l’Europe, la technique s’impose comme le facteur clé de la civilisation.

6Au XIe siècle apparaissent en Europe une série d’inventions, dont le collier d’épaule, la charrue, le ferrage des chevaux, les moulins et l’assolement triennal. Ces inventions se propagent rapidement et deviennent ainsi des innovations qui apportent à l’économie du Moyen Âge une amélioration pérenne de sa productivité. Cette richesse nouvelle permet la transformation de l’Europe : dès le XIe siècle une croissance rapide de la population [7], le défrichage de nouvelles terres agricoles, la construction en grand nombre de bâtiments religieux d’une taille imposante [8] et des guerres lointaines et coûteuses (les Croisades).

7Or toutes ces techniques sont connues depuis longtemps, parfois depuis plus de cinq siècles, comme c’est le cas pour la charrue ou depuis plus de trois siècles pour le moulin à vent. Mais une invention ne devient une innovation que si la société s’en empare et la diffuse. La société de l’an mille choisit de développer ce que les siècles précédents ont négligé. Et de l’an mille à la Renaissance, on constate que l’Europe rattrape un retard technique par rapport à l’Extrême-Orient et joue alors un jeu comparable à celui des pays asiatiques d’aujourd’hui, en important et assimilant les techniques chinoises [9] comme le papier, la boussole, la poudre à canon, le gouvernail d’étambot, les bateaux à caisson, l’imprimerie, etc. Ces inventions sont « digérées » très rapidement. On est frappé par la capacité de diffusion rapide de ces techniques au sein des sociétés occidentales. Ainsi, pour ce qui est de l’imprimerie à caractères mobiles, alors qu’elle existe en Corée et en Chine depuis 500 ans environ, elle n’y a pas pris son essor lorsqu’elle apparaît en Europe. En moins de cinquante ans, de 1450 à 1500, il sera pourtant imprimé plus de 30 millions d’ouvrages [10] en Europe, c’est-à-dire presque un livre pour deux habitants.

8Et lorsqu’à partir du XVIIe siècle, l’Europe des Lumières va développer les synergies entre le besoin de ses techniciens et le savoir de ses savants, la machine à innover européenne va s’emballer. Ainsi, la découverte du vide [11] au milieu du XVIIe, permet à l’Europe de produire la première machine à vapeur digne de ce nom entre 1705 et 1710 [12]. Avec l’amélioration apportée à ces premières machines par l’anglais Watt, dans les années 1770-1780, ce sera le début d’une révolution technique et sociale fondée sur une puissance mécanique quasi illimitée et permettant à terme de changer la condition humaine.

9Dans le même temps, la découverte du Nouveau Monde et le développement du commerce au long cours vont favoriser une révolution commerciale mais aussi intellectuelle des mentalités [13] en lien avec le développement d’une Europe technicienne et d’une urbanisation accélérée [14].

10Cette synergie entre science et technique va fonder la rationalité industrielle moderne [15] et la capacité des nations européennes à engendrer des révolutions industrielles et post-industrielles comme celles que nous traversons actuellement avec la révolution numérique.

Un modèle innovant universel mais contesté

11C’est ainsi que mille ans plus tard, le monde continue sur la lancée de l’Europe et singulièrement de cette France pionnière du XIe siècle. Les pays les plus avancés n’ont aujourd’hui de cesse d’accélérer le rythme des découvertes et des innovations pour générer de la croissance économique. La quasi-totalité de l’humanité a aujourd’hui choisi ce modèle dominant de croissance en raison de son efficacité économique globale.

12Alors que le rayonnement du modèle industriel globalisé se confirme et que la compétition s’élargit au monde, un « désenchantement » général frappe l’idée de progrès en Occident. Des auteurs aussi différents que Stefan Zweig [16] ou Raymond Aron [17] en ont fait la description. Cette contestation est multiforme. Après l’élimination des courants politico-philosophiques que furent les fascismes et communismes du XXe siècle, nos pays « avancés » doivent faire face à un courant écologiste accompagné par certains philosophes qui soulignent la difficulté de maîtrise de la puissance infinie dont dispose l’Homme, sans oublier les fondamentalistes religieux ou les philosophes observateurs tel Marcel Gauchet [18] qui souligne le désenchantement de notre civilisation et du monde suite à la disparition du sacré. Bref, le modèle qui a triomphé économiquement dans le monde ne rassemble pas la même unanimité d’un point de vue idéologique ou social. En France comme ailleurs.

13Nous devons donc élaborer des réponses à un questionnement multiple : comment construire une société durablement innovante ? Pourquoi organiser cette société innovante ? Quelles doivent être les fonctions respectives de l’État, des institutions, des entreprises, des acteurs et donc le rôle de l’individu au sein de cet ensemble ? Comment définir certaines « institutions économiques » dont la fonction n’apparaît que dans les sociétés innovantes ? Telle est la « nouvelle frontière » de notre civilisation en perpétuel devenir.

14Le sujet est de taille pour la France, car la dynamique de transformation propre à la société innovante actuelle tend à bousculer les fondements paradoxaux de la société française, qui est tout à la fois centralisée, étatiste et individualiste, hiérarchisée et égalitariste, mandarinale et contestataire. Comment évoluer à partir de cet état en apparence stationnaire et passer d’une société bloquée vers une société plus fluide, horizontale, coopérative et solidaire, en acceptant, pour parler le langage de Tocqueville, une relative inégalité des conditions animée par la volonté d’offrir à tous une réelle égalité des chances. Comment promouvoir la performance individuelle tout en restant soucieux de la personne humaine et de la solidarité sociale ?

Structures et fonctions de la société innovante

15Avant d’identifier les conditions propices au développement d’une « France innovante », il est utile de préciser le concept et la fonction de l’innovation dans la pensée économique moderne.

16Dès 1912, Schumpeter affirmait que l’innovation, en tant que « destruction créatrice », bouleversait la fonction de production et activait le cycle économique. C’est sur ce principe remis au goût du jour que la Commission sur la mesure de l’Innovation [19] aux États-Unis, en janvier 2008, ainsi que l’OCDE [20], ont avancé des définitions-descriptions privilégiant l’introduction de l’innovation sous la forme de la « commercialisation d’un produit ou service nouveau ». En 1939, Schumpeter avait résumé sa pensée en affirmant : « C’est pourquoi nous définissons simplement l’innovation comme la mise en place d’une nouvelle fonction de production [21]. » Au-delà de ces définitions qui sont exactes mais incomplètes, nous proposons une définition plus conceptuelle de la nature dynamique et performative de l’innovation. Nous considérons que « l’innovation est la mise en place d’un paradigme social nouveau, ayant une efficacité durablement et globalement supérieure au(x) paradigme(s) existant(s) ». En d’autres termes, « l’innovation est une voie nouvelle et plus efficace pour créer durablement de la valeur ». Les mécanismes de l’innovation dans une économie de marché ont été analysés par l’économiste William Baumol dans un ouvrage [22] dont la lecture peut venir compléter les thèses de Hayek.

17La valeur créée par l’innovation, qu’elle soit récupérée par l’innovateur (rente technique) ou par le client (par une baisse des prix), a un caractère mathématique de valeur additive. L’histoire confirme qu’elle s’accumule sur les hommes vivant dans des sociétés maîtrisant ces techniques. Ce caractère additif est le fondement d’une dimension philosophique de l’innovation, c’est-à-dire de la maîtrise de sa condition humaine par l’Homme.

18D’un point de vue sociologique, l’entrepreneur-innovateur est le véritable créateur et propagateur de l’innovation au sein de la société. Sa fonction est de définir un standard technique et d’y associer un modèle économique viable, puis de commercialiser une invention. En réalisant les premières ventes significatives, il démontre le bien-fondé de ses anticipations et choix initiaux. L’exemple de la création du conteneur, qui a révolutionné la logistique au milieu des années 1950, est emblématique de cette fonction innovante. La création à la fin des années 1970 de l’ordinateur individuel par Steve Jobs et quelques autres pionniers de la Silicon Valley, comme plus tard celle du smartphone, en sont d’autres exemples tout aussi parlants. La centralité de l’acte individuel dans les économies ouvertes comme moteur de l’économie moderne va à l’encontre d‘une vision mécaniste, mais aussi des visions technocratiques ou colbertiste [23]. Ces visions conduisent à multiplier les structures d’aides publiques et les « grands projets » conçus d’en haut, en négligeant le rôle décisif de l’action individuelle. Il faut développer une vision de l’innovation davantage centrée sur un Homme-innovateur intégré dans son écosystème, sans négliger le rôle des « masses économiques » globales. Cette triple nature économique, philosophique et sociologique de l’innovation détermine notre approche technique, mais aussi culturelle et politique.

L’expérience américaine : un cadre idéologique consensuel

19Les grands pays occidentaux ont très tôt manifesté un fort intérêt pour la science et ses applications concrètes, mais il revient aux États-Unis, sous l’égide de l’État fédéral et sous la conduite de Vannevar Bush [24], conseiller scientifique du président Roosevelt puis du président Truman, d’avoir été les premiers à mettre en place une organisation politique pour conduire la recherche durant et après la Seconde Guerre mondiale. Cette politique d’innovation, essentiellement fondée sur la R&D et très orientée vers les applications militaires, a largement évolué, principalement avec le rapport Bush (1945) puis le Small Business Act (années 1950), le Bay-Dole Act de 1981 et la longue série des lois sur l’innovation jusqu’à aujourd’hui. Dernier en date, l’America Invents Act de 2011 réorganise le système de brevets et notamment la date de référence, qui redevient la date du dépôt de la demande, de façon à éviter les actions abusives des « trolls ».

20De 2004 à 2014, à la demande du Congrès, une équipe animée par le professeur Charles Wessner [25] au sein des Académies américaines, a procédé à une réévaluation des politiques fédérales en matière d’innovation. Cette étude a permis de construire un consensus souple sur l’organisation d’un dispositif d’innovation ouvert et très interactif : la recherche théorique est principalement financée par l’État fédéral à travers les grandes Agences telles que la NSF, la NASA ou la DARPA ; l’innovation de développement est financée par les Business Angels et les fonds de capital-risque ; la formation et les laboratoires universitaires restent gérés par un mix d’opérateurs privés et d’institutions publiques aidés par des incitations fiscales, des aides publiques et des donations. La liaison entreprises-universités-laboratoires s’effectue par le biais de la formation par la recherche et ensuite de dispositifs de partenariats publics/privés et de médiateurs tels que les « technology managers ». Les autres éléments de l’écosystème des innovateurs sont pratiquement à la discrétion des autorités locales. L’ensemble profite très largement de l’esprit entrepreneurial caractéristique de la société nord-américaine et d’un cadre idéologique consensuel quant au rôle central des entrepreneurs. Cette organisation ouverte inclut un grand nombre de parties prenantes variées opérant à différents niveaux. Elle a ainsi permis de lancer des programmes comme Internet, la conquête de l’espace ou le décryptage du génome humain, et a facilité le développement du micro-ordinateur et l’explosion du numérique.

La démarche française : un État stratège et développeur

21La démarche française a été tout aussi volontariste et impulsée d’en haut, tout d’abord par un État planificateur et stratège, avant qu’il ne devienne plus « développeur ». En 1961, la France commence sa propre expérience avec la création de la Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique (DGRST) [26] par le général de Gaulle [27]. Georges Pompidou ouvre une page industrielle à l’innovation avec les programmes TGV, nucléaire civil, Ariane et Airbus. En 1986, le ministère de la Recherche est arrimé à l’enseignement supérieur. Plus récemment, les Investissements d’avenir, le Crédit Impôt Recherche, la création de l’ANR et des pôles de compétitivité ont complété le dispositif [28]. Le dispositif d’innovation français a donc évolué assez largement dans le sens d’une « mixité » entre initiative publique et initiative privée dans la prise de décision, tout en essayant de préserver une marge de pilotage centralisé par l’ANR et le Programme d’Investissements d’Avenir (PIA). L’autre grande novation est la montée en puissance des collectivités locales, notamment des Régions, en tant qu’acteurs locaux de l’innovation.

22L’accélération de l’évolution économique est une conséquence de cette nouvelle économie de l’innovation qui provoque un phénomène d’obsolescence accélérée sous l’impact d’innovations « disruptives ». Cette création destructrice est vulgarisée aujourd’hui sous le terme sémantiquement flou d’ubérisation.

23Pour maîtriser l’ubérisation généralisée qui la menace et retrouver une place de leader, il est proposé ici que la société française évolue selon quatre axes majeurs : le rapport à l’argent, la gestion du risque, la formation et l’excellence et le rôle de l’État.

Modifier le rapport au capital et à l’entrepreneuriat en ouvrant le jeu social

24Une certaine tradition française exclut l’entreprise et l’argent de sa vision du jeu social « respectable ». Pour trouver les ressources de sa nouvelle capacité d’innovation, la France doit ouvrir ce jeu. Faute de quoi, elle ne pourra trouver les moyens et les dirigeants pour conduire la « guerre économique » mondiale qui se développe progressivement depuis trente ans.

25Les Américains investissent annuellement 50 milliards de dollars dans leurs start-up, quand nous en investissons moins de deux milliards [29] ! Pour rattraper les États-Unis, il faudrait que la France multiplie son effort par plus de cinq.

26La France doit mettre en place des dispositifs d’épargne qui mobilisent les masses de liquidités nécessaires au financement et au développement des entreprises innovantes et assurent la fluidité de la sortie pour les investisseurs [30]. La somme de 5 à 10 milliards nécessaires pour financer correctement les nouvelles entreprises innovantes françaises est du même ordre que le Crédit d’Impôt Recherche et constitue donc un objectif atteignable.

27À titre d’exemple, les trois mesures suivantes permettraient d’atteindre un objectif de 10 milliards d’euros de ressources financières pour les start-up :

281. Déplafonner les procédures de défiscalisation pour investissement dans l’innovation, actuellement limitées à 45 000 € (ISF) ou à 24 000 € (FCPI [31]). À titre de comparaison, l’EIS [32], l’équivalent britannique du dispositif FCPI, est plafonné à deux millions de livres.

292. Organiser le financement du capital-risque et développement par l’assurance-vie en affectant un pourcentage croissant de la ressource « assurance-vie » au capital-risque.

303. Rétablir une transparence fiscale totale [33] pour le capital-risque (déduction fiscale des pertes subies).

314. Pour accroître l’efficacité globale du système, il est aussi possible de renforcer le statut fiscal et social de Jeune Entreprise Innovante. Ces mesures constituent le départ de la « libération » d’un capitalisme investisseur et entrepreneurial.

Mieux partager le risque dans le cadre d’une société plus inclusive

32Parce que l’innovation implique un changement de paradigme culturel, elle engage la société dans de nouveaux risques. Depuis l’ubérisation de certaines professions jusqu’au risque environnemental, en passant par le risque de suppression d’emplois par la robotisation ou de déclassement des innovateurs en échec (9 sur 10), la marche innovante de nos sociétés comporte des risques nouveaux. Une redéfinition du partage de ces risques et des mesures compensatoires s’impose car personne ne peut raisonnablement imaginer une société développant une exclusion croissante de sa population.

33Contre le déclassement [34] provoqué par la modification du travail, que ce soit l’ubérisation ou le chômage, il faut à la fois améliorer la formation initiale et renouveler la formation permanente mise en place dès 1970 par les lois Chaban-Delmas-Delors. Les salariés ou artisans qui vont être progressivement « exclus » par les innovations en cours doivent pouvoir se recycler dans une activité nouvelle et ouverte, comme ce fut le cas pour les agriculteurs aux XIXe et XXe siècles. À défaut, il faudra inventer de nouvelles formes de vie sociale.

34Contre le risque environnemental, il faut encadrer l’action de l’homme sur son environnement, tout en préservant le droit à l’expérimentation sans lequel nous n’aurions ni vaccins, ni médicaments, ni probablement avions ou voitures. La France doit développer une jurisprudence écologique qui ne soit pas inhibitrice de la prise de risque.

35Pour maîtriser le risque personnel de l’entrepreneur-innovateur et attirer les meilleurs éléments vers l’innovation, il faut diminuer le risque de déclassement social lié à l’échec. Globalement, il est souhaitable de développer un nouveau pacte entre la société et les innovateurs. À ce jour, il faut noter que les responsables politiques n’arrivent pas encore à formuler un programme complet institutionnalisant les entrepreneurs-innovateurs dans une fonction d’innovation [35].

Repenser la fonction éducative et la culture de l’excellence

36L’innovation aime les chemins de traverse et les personnalités qui bousculent les normes établies. Ce type de personnalités « innovantes » cadre mal avec la rigidité pyramidale du système éducatif français. Notre propos ici est de définir la nature d’une éducation qui encourage l’esprit d’innovation. Une telle éducation se fonde sur l’excellence et ne rejette pas l’élitisme et la sélection. La culture de l’excellence consiste à donner à chacun le goût de sa propre performance par l’apprentissage des matières scolaires « classiques », mais aussi par la prise en compte des qualités humaines d’imagination, d’initiative et de leadership qui caractérisent la personnalité innovante et entreprenante. Elle est une culture de la diversité qui, à côté des matières de l’enseignement classique, permet l’expression d’autres aptitudes plus ludiques ou imaginatives.

37L’école américaine, en dépit des failles qu’on lui connaît, a cette étonnante capacité à « produire » en nombre des personnalités désinhibées par rapport à la prise de responsabilité dans l’action et douées pour le collectif. Ce n’est pas qu’une question de moyens matériels, mais d’état d’esprit et d’organisation. Le système nord-américain repose sur la confiance en la capacité d’agir ensemble des individus. La culture de l’excellence va de pair avec cette société de confiance, telle qu’Alain Peyrefitte [36] l’avait définie.

38« L’agir ensemble » est le point faible du système éducatif français : la France doit plus valoriser les qualités de leadership et de création de consensus à l’intérieur du groupe. Reconstruire le projet de l’École française est aujourd’hui un grand débat auquel les innovateurs doivent participer.

Faire de l’État l’animateur et l’orchestrateur de la société innovante

39L’État fédéral américain a joué un rôle, souvent peu visible par le grand public, d’orchestrateur des efforts privés largement subventionnés par lui-même. Pour créer l’Internet, il a su associer la démarche libertaire des années 1970 aux besoins de sécurité de la première armée du monde.

40L’État français, plus que tout autre, incarne la continuité de la société et assure la cohésion sociale. Depuis la création de la DGRST en 1961, l’État français a pris des initiatives dans le domaine de l’innovation en créant des outils comme le capital-risque, l’ANR, le CIR ou le PIA. Fort de son assise historique et compte tenu de nos particularités nationales, il lui faut maintenant renouveler son rôle dans le développement d’une société innovante en France.

415. Le premier rôle de l’État est de reconstruire un consensus social sur l’innovation et le formaliser. Ce débat sur le « principe d’innovation », contrepoint utile au principe de précaution, a déjà été engagé en 2014 par l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Techniques [37] et le Forum des Politiques d’innovation. Il faut l’élargir par la mise en place d’un Conseil National de l’Innovation pour débattre et construire progressivement ce nouveau consensus.

426. Le second rôle de l’État est d’organiser un dispositif innovant, qui englobe tous les acteurs depuis les collectivités locales jusqu’aux entrepreneurs et investisseurs, sans oublier les autorités européennes. Pour structurer son action, la rendre visible et compréhensible par l’ensemble des partenaires ainsi que par nos concitoyens, il sera utile de créer une fonction de responsable national de l’innovation sous forme d’un délégué interministériel [38], comme la DGRST en son temps.

437. Enfin, l’État doit animer l’ensemble du dispositif national d’innovation, et en soutenir le dynamisme par des impulsions exemplaires, tout en veillant à ce que le fonctionnement des marchés reste proche de l’optimum et qu’aucun monopole injustifié n’empêche l’innovation. En pratique, dans l’immédiat, l’État doit :

  • utiliser sa politique d’achat pour aider l’innovation en fixant un objectif de 2 % des achats réalisés auprès de Jeunes Entreprises Innovantes ;
  • se substituer à l’initiative privée lorsqu’elle est défaillante ou inadaptée pour mener à bien des grands projets. Le Programme des Investissements d’Avenir s’inscrit dans cette perspective ;
  • surveiller avec soin que le bon fonctionnement des marchés libres continue de contraindre les anciennes institutions privées à participer à l’innovation. Il n’est pas sain que certaines institutions économiques (au sens de l’économie institutionnelle) ne participent pas à l’effort d’innovation de notre pays ou qu’elles agissent comme des opposants, voire des prédateurs, vis-à-vis des jeunes entreprises.

Quel chemin emprunter ?

44Les programmes présentés par les candidats à l’élection présidentielle de 2017 abordaient peu le sujet de l’innovation, mais une lecture approfondie des différents projets permet de définir une feuille de route globale pour le futur coordinateur : libérer les forces innovantes tout en rendant cette innovation inclusive et bénéfique. Pour y parvenir, il faudra coordonner et renforcer l’action de l’État, tout en l’appuyant sur un débat permanent avec les opérateurs et le public. En d’autres termes, mettre en place une co-gouvernance de l’innovation.

Notes

  • [1]
    Caron, F. (1997), Les deux révolutions industrielles du 20 e siècle, Paris, Albin Michel.
  • [2]
    « L’industrie manufacturière en Europe de 1995 à 2015 », Insee Première, n° 1637, 9 mars 2017, https://www.insee.fr/fr/statistiques/2654972.
  • [3]
    Global Innovation Index 2016 (France au 21e rang) et The Global Competitiveness Report 2015–2016, WEF (France au 22e rang).
  • [4]
    Cf. Cohen, É. et Buigues, P.-A. (2014), Le décrochage industriel, Paris, Fayard.
  • [5]
    Leroi-Gourhan, A. (1971), Évolution et techniques : l’homme et la matière, Paris, Albin Michel ; Évolution et techniques : milieu et techniques, Paris, Albin Michel.
  • [6]
    Voir notamment L’histoire commence à Sumer de Samuel N. Kramer et Au commencement étaient les dieux de Jean Bottéro.
  • [7]
    Bardet, J.-P. et Dupâquier, J. (1997), Histoire des populations de l’Europe, Paris, Fayard, notamment le tome I.
  • [8]
    Selon Gimpel, J. (1980), Les bâtisseurs de cathédrales, Paris, Le Seuil.
  • [9]
    Voir les travaux de J. Needham (1995), Science et civilisation en Chine. Une introduction, en coopération avec Colin Ronan, traduction Frédéric Obringer.
  • [10]
    Ce nombre de livres (les incunables) reste en débat et certaines estimations vont jusqu’à 80 millions !
  • [11]
    Par Torricelli et Pascal.
  • [12]
    Au début du XVIIIe siècle, les machines atmosphériques utilisent la dépression due à la condensation de la vapeur qui provoque le mouvement du piston. Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir apparaître les premières machines fonctionnant à 4 bars de vapeur.
  • [13]
    Braudel, F.(1987), Grammaire des civilisations, Paris, Flammarion.
  • [14]
    Landes, D. S. (1987), L’Europe technicienne ou Le Prométhée libéré. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours, Paris, Gallimard.
  • [15]
    Janicaud, D. (1985), La puissance du rationnel, Paris, Gallimard.
  • [16]
    Le monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, traduction de S. Niémetz, Paris, Belfond, 1996.
  • [17]
    Les désillusions du progrès : essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969.
  • [18]
    Gauchet, M. (1985), Le désenchantement du monde : une histoire politique de la religion, Paris, Gallimard.
  • [19]
    The Advisory Committee Measuring Innovation (2008) : « La conception, l’invention, le développement et/ou la diffusion d’un nouveau ou d’une version améliorée d’un produit, service, procédé, système, ou modèle économique avec la volonté de créer de la valeur pour le consommateur et un bénéfice financier pour l’entreprise. » (Parmi les signataires : Steve Ballmer (Microsoft), Carl Schramm (Fondation Kauffmann) et Dale W. Jorgenson (Harvard)). Disponible sur le site de la NBER : http://users.nber.org/~sewp/SEWPdigestFeb08/InnovationMeasurement2001_08.pdf.
  • [20]
    Manuel d’Oslo 1992-2005 : « Une innovation est la mise en œuvre d’un produit (bien ou service) ou d’un procédé nouveau ou sensiblement amélioré, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques de l’entreprise, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures. » Disponible sur le site de l’OCDE : http://www.oecd-ilibrary.org/ ou sur celui de l’UNESCO : http://www.uis.unesco.org/Library/Documents/OECDOsloManual05_fr.pdf.
  • [21]
    Dans son livre Business Cycles, a theoretical, historical and statistical analysis of the capitalist process, chapitre III-B, 1939.
  • [22]
    Baumol, W. (2002), The Free Market Innovation Machine, Princeton, NJ, Princeton University Press.
  • [23]
    Ce point reste un sujet de débat…
  • [24]
    Voir le rapport « Science, the Endless Frontier », a Report to the President by Vannevar Bush, Director of the Office of Scientific Research and Development, United States Government Printing Office, Washington, 1945.
  • [25]
    Voir « Rising to the Challenge: U.S. Innovation Policy for Global Economy », par Charles Wessner et Alan Wolff (Eds.), Committee on Comparative National Innovation Policies: Best Practice for the 21st Century, 2012.
  • [26]
    Délégation Générale à la Recherche Scientifique et Technique, créée dans la droite ligne des initiatives prises par Pierre Mendès-France. Voir Duclert, V. et Chatriot, A. (2006), Le gouvernement de la recherche, Paris, La Découverte.
  • [27]
    Voir Noailles, P. et Marchandon, G. (1994), De Gaulle et la technologie, préface de S. Hoffmann, avant-propos de J. Chirac, Paris, Seillans.
  • [28]
    Voir Pisani-Ferry, J. (dir.) (2016), Quinze ans de politiques d’innovation en France, Paris, France Stratégie.
  • [29]
    Business Angels + capital risque + CIR des start-up + aides diverses.
  • [30]
    Voir les travaux de la Fondation Kauffmann, notamment Lerner J. (2012), Boulevard of Broken Dreams: Why Public Efforts to Boost Entrepreneurship and Venture Capital Have Failed - and What to Do About It et le rapport de l’OCDE « Cross-country evidence on start-up dynamics » de 2015 : https://www.oecd.org/eco/growth/Cross-country-evidence-on-start-up-dynamics.pdf.
  • [31]
    Fonds Commun de Placement dans l’Innovation.
  • [32]
    Enterprise Investment Scheme.
  • [33]
    Cette disposition a été votée par le Parlement, mais une règle administrative d’imputation des pertes a permis de rendre le vote du Parlement inapplicable.
  • [34]
    Voir Maurin, E. (2009), La peur du déclassement : une sociologie des récessions, Paris, Seuil.
  • [35]
    Travaux en cours et partiellement publiés par le « Collectif Innovation 2017 », www.ci2017.org.
  • [36]
    Voir Peyrefitte, A. (1995), La société de confiance : essai sur les origines et la nature du développement, Paris, Odile Jacob.
  • [37]
    Cette commission parlementaire mixte Sénat-Assemblée nationale est chargée d’animer la réflexion du Parlement dans le domaine des sciences et des techniques.
  • [38]
    Cette mission pourrait rassembler des fonctions de réflexion (France Stratégie), de préparation du débat public (comme le Conseil du Numérique), de simplifications administratives et de développement industriel, sans oublier le Comité consultatif national d’éthique.
Patrice Noailles-Siméon
Patrice Noailles-Siméon anime le Collectif Innovation 2007 créé en octobre 2016 pour que l’innovation devienne un sujet de la campagne présidentielle (site web : www.ci2017.org). Il est dirigeant d’un fonds de capital-risque investissant dans la high tech. Économiste de l’innovation, il a créé le Forum Européen des Politiques d’Innovation dont il dirige les études (site web : www.politiques-innovation.org). Il a été conseiller technique du ministre de la Recherche et de l’Enseignement supérieur en 1986. Il est l’auteur avec Gilles Marchandon de De Gaulle et la technologie (préface de Stanley Hoffmann et avant-propos de Jacques Chirac) et avec Serge Chambaud de L’innovation : valeur, économie, gestion.
Denis Bachelot
Denis Bachelot est journaliste économique (ancien de Radio-classique et la Correspondance économique) et essayiste, ancien délégué général du Comité Richelieu. Auteur de Survivre à la crise : le regroupement d’entreprises une solution pour les PME (Bourin, 2009), coauteur avec Patrice Noailles du Livre blanc 2012 des entreprises innovantes (Comité Richelieu).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/11/2017
https://doi.org/10.3917/entin.032.0083
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