CAIRN.INFO : Matières à réflexion
figure im1
Philippe Zittoun est chercheur en science politique HDR au Laboratoire Aménagement Économie Transports (LAET-ENTPE), une unité de recherche du CNRS rattachée à l’Université Lyon 2 et à l’École Nationale des Travaux Publics. Il est secrétaire général de l’Association Internationale de Politiques Publiques (IPPA). Il est également enseignant à Sciences Po Grenoble, chercheur-associé au laboratoire Pacte (Politiques publiques, actions publiques et territoires). Il travaille principalement sur les formes de production des politiques publiques et s’intéresse notamment à la façon dont s’élaborent les discours et dont ces derniers participent au processus de transformation des politiques publiques.

1Étudier sous l’angle politique la fabrique des décisions publiques, en plaçant au centre de la réflexion l’ensemble des pratiques discursives et des jeux de langage mobilisés lors de ce processus, telle est l’ambition de Philippe Zittoun, chercheur en science politique au Laboratoire Aménagement Économie Transports (LAET-ENTPE) et professeur associé à Sciences Po Grenoble.

2Comment les gouvernements arrivent-ils à se maintenir malgré leur incapacité à résoudre les grands problèmes sociaux tels que le chômage ? Telle est la question qui conduit l’auteur à formuler l’hypothèse audacieuse selon laquelle le caractère politique de l’action publique tient davantage à la « fabrique » des politiques publiques qu’à leur seule mise en œuvre. Autrement dit, la construction même des politiques publiques est plus importante que leur réalisation dès lors qu’il s’agit de légitimer l’action des gouvernements en place.

3L’auteur part du constat selon lequel, pour mener à bien cette activité de fabrique des politiques publiques, tous les acteurs concernés passent le plus clair de leur temps à écrire, à parler, à échanger avec d’autres. En bref, ils s’appliquent à produire du discours sur l’action publique et les politiques à mettre en acte. C’est donc une analyse discursive et pragmatique des politiques publiques, c’est-à-dire une analyse des discours et des jeux de langage, qui est, dès lors, mobilisée.

4L’auteur va donc se focaliser sur la manière dont se construisent, via les pratiques discursives, les solutions qui sont apportées par les différents acteurs à la résolution des problèmes sociaux. Depuis leur définition initiale jusqu’à la stabilisation de leur énoncé, en passant par leur propagation au sein d’un réseau d’acteurs, il va montrer dans la suite de l’ouvrage que la construction des solutions fait l’objet d’un travail discursif complexe, tout aussi important que celui mis en œuvre dans les processus de mise à l’agenda politique des problèmes publics.

Énonciation des problèmes et ordre du jour politique

5L’auteur ouvre son premier chapitre sur un état de la littérature foisonnante qui prend pour objet les processus qui conduisent à la mise à l’agenda des problèmes publics. Il aborde notamment l’ouvrage fondateur de John Dewey [1] sur Le public et ses problèmes, qui a ouvert la voie à un certain nombre de travaux de politistes sur les processus de mise à l’agenda des problèmes publics. Il remarque que l’attention des auteurs comme Kingdom [2], Gusfield [3] ou Edelman [4] se porte plus particulièrement sur les processus qui font qu’une situation donnée va être considérée comme un problème public. L’auteur tire de ces travaux l’idée que, pour transformer une situation en problème public précis et circonscrit, les acteurs doivent construire des énoncés via un travail définitionnel important dans le but d’une part de problématiser la situation et d’autre part de la politiser. C’est volontairement qu’ils donnent à voir une conjecture inacceptable afin qu’elle suscite une réaction et donc un changement. Autrement dit, en donnant à voir une situation inadmissible, le travail discursif des acteurs génère une forme de désordre positif dans la société qui invite et pousse à l’action. À partir des travaux de Felstiner, Abel et Sarat [5], l’auteur identifie cinq étapes de ce travail définitionnel : « étiqueter » une situation et la problématiser, identifier un « public de victimes » de cette situation, désigner des causes-racines, des responsables et des coupables, annoncer un futur apocalyptique et rendre ainsi nécessaire une action immédiate. Il revient ensuite sur les stratégies variées que mettent en place les acteurs afin d’imposer tel ou tel énoncé, de faire en sorte qu’il se propage et qu’ainsi le problème arrive ou non jusqu’à l’agenda politique.

Le discours en tant qu’action à part entière

6Mais au regard de cette foisonnante littérature sur l’importance de la construction politique des problèmes publics, la « fabrique » discursive de solutions ne retient guère l’attention des auteurs, qui les considèrent comme des objets « neutres ». Prenant le contrepied de cette posture scientiste, l’auteur suppose que les solutions font aussi l’objet d’un travail définitionnel, au même titre que les problèmes. Telle est l’une des grandes originalités de cet ouvrage, qui sera développée dans les trois chapitres qui suivent.

7Ainsi, le deuxième chapitre se penche sur les modalités de ce travail définitionnel des solutions. Il s’agit selon l’auteur de « bricoler une proposition en lui associant d’autres éléments qui lui permettent de prendre du sens » (p. 122). En réutilisant la notion de bricolage, il renvoie notamment aux travaux de Simon [6] et Lindblom [7]. Ces travaux expliquent que des « bricolages cognitifs » sont mis en œuvre par les acteurs pour tenter de résoudre, avec les savoirs pratiques dont ils disposent, des problèmes sociaux trop compliqués à appréhender avec une rationalité objective.

8Toutefois, ces seuls travaux sur les pratiques des acteurs ne parviennent pas à saisir comment cette production bricolée de connaissance circule entre les acteurs. Pour résoudre cette difficulté, Philippe Zittoun introduit une notion clé dans son analyse : le discours « en action » (p. 91). À la fois vecteur de connaissance et support d’une interaction entre acteurs, ce dispositif discursif permet à l’auteur de dépasser la distinction habituellement faite entre les discours et les actes : le discours est ici considéré comme une action à part entière : dire c’est aussi faire. Dans le cas de la fabrique de solutions, ce bricolage cognitif se traduit par une série de « couplages ». Ils consistent pour les acteurs à attribuer un nom à une solution et à la coupler à un propriétaire, des conséquences, des bénéficiaires, un problème à résoudre, des politiques publiques à changer, un système de valeurs, etc. L’auteur identifie ainsi cinq couplages types pour définir une solution, ce qui n’est pas sans rappeler les cinq étapes également en jeu dans la construction des problèmes. Ces différentes formes de couplage, étapes essentielles dans la construction de l’énoncé des solutions, permettent une « remise en ordre » de la société à la suite du désordre provoqué par les problèmes : les acteurs montrent ainsi qu’ils peuvent résoudre des problèmes sociaux en mettant au point des solutions de compromis acceptables. L’auteur fait ressortir ici la dimension intrinsèquement politique de la fabrique des solutions.

9Définir une solution est une chose, la propager en est une autre. Comment une solution portée par un petit nombre d’acteurs devient-elle une solution défendue par une coalition d’acteurs plus étendue ? L’hypothèse de réponse proposée dans le troisième chapitre est que l’énoncé de la solution permet aux acteurs de se regrouper au sein d’une même coalition. Plus cette coalition devient étendue et puissante, plus l’énoncé lui-même se solidifie et peut s’imposer.

10L’étude qualitative de l’activité argumentative des acteurs permet à l’auteur d’étayer cette hypothèse. L’on argumente pour convaincre et persuader, au sens de Perelman [8], dans le but de consolider ou de fragiliser la validité de l’énoncé de la solution retenue. L’auteur montre que les acteurs peuvent employer plusieurs types de stratégies argumentatives.

11Or il ne s’agit pas que d’un simple monologue tenu par le promoteur de la solution mais bien d’une mise à l’épreuve de la validité et de l’acceptabilité de l’énoncé grâce à une stratégie argumentative du locuteur orientée vers son auditeur. Celle-ci peut prendre plusieurs formes : contestation de la solution elle-même, établissement de nouveaux liens entre la solution et des éléments constitutifs qui lui sont associés ou encore réfutation de la qualité de propriétaire de la solution elle-même. Le locuteur doit alors tenter de prouver à son interlocuteur l’intérêt de devenir lui-même détenteur de la solution. Ces négociations peuvent entraîner des mutations des énoncés de la solution et causer une augmentation du « coût demandé […] pour entamer l’appropriation » (p. 195). Les acteurs agrègent leurs points de vue à d’autres suite au travail argumentatif des acteurs porteurs. Cette agrégation va de pair avec une constante redéfinition de l’énoncé de la solution, qui va sortir renforcé et consolidé au fil des épreuves de sens, des discussions et négociations successives. Ce mouvement permet la formation d’une coalition d’acteurs rassemblée autour de ce que l’auteur appelle une « coalition-énoncé » (p. 206).

Transformer la solution en décision

12Une fois définie et propagée, comment une proposition finit-elle par s’imposer et se transformer en solution acceptable et viable ? Telle est la question soulevée au quatrième chapitre de cet ouvrage. L’hypothèse posée ici est qu’outre la lutte définitionnelle autour du sens des énoncés, l’ensemble de la hiérarchie des positions des acteurs engagés dans cette lutte fait elle-même l’objet d’une autre lutte tout aussi définitionnelle. Elle révèle, au-delà des questions identitaires, de très forts enjeux de pouvoirs. L’auteur insiste sur le fait que la position des acteurs n’est pas considérée comme un élément stable et « objectivable » (p. 221), mais bien comme le résultat d’un travail définitionnel propre à chaque acteur et le fruit d’une transaction entre visions et définitions concurrentes. En effet, chaque acteur va construire une cartographie des positions qui lui est propre. Cette cartographie lui permet de choisir une stratégie pertinente, en identifiant l’acteur qu’il pense devoir convaincre en priorité. Pour savoir qui persuader, chaque acteur va identifier un « décideur » (p. 207) en position culminante dans cette même topographie. Il positionnera les autres acteurs par rapport à cette position dominante en tenant compte de leur capacité à influencer ce même décideur. Rentre donc en jeu la reconnaissance de « l’asymétrie des positions » (p. 213) : l’acteur reconnaît le pouvoir que confère la position supérieure de celui qu’il veut persuader. Il agit au travers d’arguments qu’il croit en mesure de peser sur les prises de position de l’acteur identifié comme « important » (p. 221). La définition elle-même de la position peut aussi venir renforcer l’argument lui-même. Par exemple, un argument technique pourra acquérir une valeur supplémentaire si l’acteur qui le porte précise qu’il est également un expert reconnu en la matière.

13Ces positions sont confrontées et mises en jeu via les discussions tenues entre acteurs : elles sont donc par principe instables. Leur stabilisation future est un enjeu majeur pour les acteurs qui cherchent à acquérir reconnaissance et légitimité. Pour cela, ils doivent tenter de transformer la solution en décision. Même si le concept de décision lui-même est désormais vu comme un mythe pérenne dans la plupart des travaux [9], l’auteur explique que les acteurs, eux, croient toujours au primat de la décision. Ce sont donc les discours sur la décision et non la décision elle-même qui retiennent ici toute l’attention. Les tentatives qui visent à figer les liens entre la solution et ses différents éléments et à figer la solution dans le temps sont le moyen pour les acteurs d’inscrire durablement la topographie des positions dans l’énoncé même de la solution. Toutefois, une telle « fermeture » [10] et bouclage du sens des énoncés sur eux-mêmes, même si les acteurs tendent vers cet objectif, semble impossible. En effet, un sujet qui ne fait plus débat quitte la scène politique, et ne permet donc pas aux acteurs de légitimer leur action.

14Dans le chapitre final de l’ouvrage, Philippe Zittoun illustre son propos en analysant les stratégies discursives à l’œuvre dans le cadre de la réalisation du tramway parisien. Cette partie apporte un éclairage pratique par rapport aux différentes théories expliquées précédemment. En l’occurrence, l’auteur étudie le parcours suivi par cette proposition de tracé de tramway et montre que la solution retenue a correspondu alternativement au traitement de plusieurs problèmes : d’abord une façon de réutiliser une infrastructure en friche, la petite ceinture ferroviaire, dans les années 1980 ; puis le projet a été présenté comme l’extension d’un autre tramway parisien en 1993 ; enfin le tramway a été considéré comme une manière de répondre au problème de la qualité de l’air. L’auteur met en évidence la complexité et le caractère non figé du couplage entre un problème et une solution. Il revient également sur les positions des acteurs qui se sont modifiées au cours de l’avancement du projet et sur le poids des experts du transport qui se sont appropriés très en amont la réutilisation de cette infrastructure, ou encore sur le poids exercé par l’administration. Par cet exemple parisien, l’auteur insiste sur la force des énoncés qui permettent la formation de coalitions et d’obtenir, in fine, des formes efficaces de légitimation et d’action.

15L’ouvrage s’appuie sur une solide synthèse des travaux portant sur les processus de mise à l’agenda des problèmes publics et sur les analyses des discours et des jeux de langage. Fort de cette synthèse, Philippe Zittoun s’inscrit dans la continuité de ces auteurs et parvient à proposer une réflexion originale et novatrice en considérant les pratiques discursives comme une activité majeure de la fabrique et de la légitimation des politiques publiques. À travers de nombreux exemples, il explique les mécanismes souvent complexes, au cœur de l’activité de nos gouvernants, que ce soit au niveau local ou national.

16Toutefois, l’ouvrage tend à manipuler de nombreux concepts très théoriques, parfois quelque peu déconnectés de la réalité du terrain. Même si les exemples, et notamment l’exemple du chapitre final, permettent de rendre plus tangible la théorie développée dans le reste de l’ouvrage, la lecture et la compréhension de ces concepts peuvent parfois sembler obscures. Mais cet ouvrage reste d’une actualité brûlante dans le contexte actuel des questionnements sur l’action et la légitimité de nos gouvernements.

Notes

  • [1]
    Dewey, J. (1927), The Public and its Problems, New York, N.Y.: H. Holt (Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010).
  • [2]
    Kingdom, J. (1995), Agendas, Alternatives and Public Policies, New York, N.Y.: Longman.
  • [3]
    Gusflield, J. (2009), La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Economica.
  • [4]
    Edelman, M. (1991), Pièces et règles du jeu politique, Paris, Seuil.
  • [5]
    Felstiner, W., Abel, R., & Sarat, A. (1980), « Emergence and Transformation of Disputes: Naming, Blaming, Claiming », The Law and Society Review, 15(3-4), 631-634.
  • [6]
    Simon, H. A. (1988), « Nobel Laureate Simon “Mook Back”. A Low Frequency Mode », Public Administration Quarterly, 12, 275-300.
  • [7]
    Lindblom, C. (1958), « The Science of Muddling Through », Public Administration Review, 19(2), 78-88.
  • [8]
    Pour Perelman, convaincre, c’est s’adresser à un auditoire large, tandis que persuader, c’est se tourner vers un auditoire spécifique. Cf. Perelman, C. et Olbrechts-Tyteca, L. (1958), La nouvelle rhétorique. Traité sur l’argumentation, Paris, PUF.
  • [9]
    L’auteur explique que le concept de décision est extrêmement controversé dans la littérature. D’abord considéré comme un moment particulier, beaucoup d’auteurs ont montré que le moment de la décision ne correspondait pas à grand-chose dans la réalité des faits. Voir notamment : Sfez, L. (1992), Critique de la décision, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
  • [10]
    « Par fermeture, nous entendons le processus qui tend à transformer une vraisemblance en vérité, une liaison faible en liaison forte, un énoncé en évidence » (p. 246).
Dounia Khallouki
Dounia Khallouki est doctorante en science politique au LAET-ENTPE et au laboratoire Pacte.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/11/2017
https://doi.org/10.3917/entin.032.0077
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...