Les points forts
- L’élu-entrepreneur se différencie de l’élu traditionnel en ce qu’il sort du statu quo et de la seule activité politique partisane pour entrer dans une dynamique de projet et d’innovation au sein de la sphère publique.
- L’orientation entrepreneuriale repose sur trois notions principales : l’innovation, la proactivité et la prise de risque.
- L’élu-entrepreneur peut également être appréhendé au travers d’éléments relatifs à l’interaction avec son organisation.
1Crise démocratique de la représentation politique, manque perçu de résultats, contexte budgétaire contraint, changement du cadre institutionnel pour les territoires, concurrence accrue entre ces derniers, la liste des bouleversements auxquels doivent faire face les décideurs publics, les élus en premier lieu, ne cesse de s’allonger.
2Ces différents changements, souvent contraints, parfois provoqués, et l’attente toujours plus grande des citoyens imposent d’adapter la gestion publique dans ses méthodes et outils, au niveau de son administration, à l’échelle opérationnelle. Ces mutations, déjà en cours depuis plusieurs années, sous l’influence du New Public Management [1], entraînent un changement de paradigme plus large, au niveau politique et stratégique.
3En effet, face à ces bouleversements, les élus adaptent leur manière de concevoir et de traduire leur projet politique. Sortant d’une logique purement verticale, où la décision publique se décide puis s’applique, ils sont amenés à prendre en considération de multiples facteurs et acteurs dans leur prise de décision et à entrer dans une logique de co-construction de leur action. De ce fait, l’élu traditionnel évolue peu à peu pour endosser le costume de « l’élu-entrepreneur », centré dans nos travaux sur l’élu local.
4Certains chercheurs en entrepreneuriat [2] s’intéressent ainsi depuis plusieurs années à ce concept émergent, lui donnant des contours toujours plus précis, notamment en développant l’idée d’orientation entrepreneuriale, basée sur l’innovation, la proactivité et la prise de risque. Cependant, considérant que la littérature sur le sujet se centre presque exclusivement sur la dimension individuelle du concept (l’élu en tant que personne), nous avons souhaité mettre en lumière sa dimension organisationnelle.
5Pour ce faire, nous avons réalisé une étude de cas longitudinale au sein d’une agence de développement et d’urbanisme. Il s’agissait d’analyser les apports et complémentarités de ce type d’organisation (plus entrepreneuriale) par rapport à la collectivité traditionnelle (de type bureaucratique).
6Cet article présente tout d’abord les origines théoriques de l’élu-entrepreneur, avant de développer le concept central d’orientation entrepreneuriale et de présenter des de recherche visant à enrichir le concept par de nouveaux éléments issus d’une étude de l’interaction élu/organisation.
Les origines du concept d’élu‑entrepreneur
7Depuis quelques années, la recherche en entrepreneuriat, et plus particulièrement en entrepreneuriat public et politique, a fait émerger un nouveau concept : celui d’élu-entrepreneur. Cette nouvelle voie de recherche s’inscrit dans le sillage de débats antérieurs, notamment issus d’autres disciplines comme les sciences politiques.
Au croisement de plusieurs disciplines
8Une première conception de l’élu, que nous appellerons « élu traditionnel », repose sur une approche « notabiliaire » du mandat politique, telle qu’ont pu la développer des auteurs en sciences politiques comme Christian Le Bart, Andy Smith ou Claude Sorbets [3]. L’élu est un « notable », autrement dit, une personnalité politique qui tire profit de son mandat local pour faire carrière sur le long terme, travaillant à verrouiller les réseaux locaux en accumulant les fonctions, pour ainsi mieux peser face à la filière bureaucratique représentée par le Préfet et l’administration d’État [4]. Son principal objectif est donc de se faire réélire en maintenant le statu quo.
9Cependant, les mutations territoriales de ces trente dernières années ont bousculé le système politico-administratif dans lequel évoluait l’élu traditionnel, en rendant plus complexes la structure des réseaux et les jeux d’acteurs. Ces changements ont ouvert un nouveau débat en sciences politiques sur la manière de concevoir le rôle de l’élu. S’est alors développée la notion d’« entrepreneur de politiques publiques », comprenant l’élu comme un acteur orientant les priorités fixées par la puissance publique, désormais détenue par une multitude d’acteurs.
10Ce travail d’influence pousse l’élu à « adopter le cérémonial de l’entrepreneur » [5], en entrant dans une logique de performance pour permettre à son territoire de tirer son épingle du jeu et en prenant pleinement conscience de l’écosystème dans lequel il évolue.
11La recherche en entrepreneuriat, plus récente, s’est ensuite emparée de ce sujet afin d’en compléter l’approche par des éléments issus de ses travaux antérieurs sur l’entrepreneur, de sorte d’analyser l’élu comme un type d’entrepreneur particulier. Ainsi, les sciences de gestion ont permis d’aboutir à des recommandations managériales pour accompagner au mieux les élus dans leur possible mutation. S’appuyant sur des premières études menées dans les années 1990 [6], qu’il complétera ensuite, Nobile (2013) [7] rappelle que cette nouvelle vision de l’élu prend racine au croisement de différentes disciplines : les sciences politiques, tout d’abord, qui relèvent des questions relatives au pouvoir ; les sciences économiques, ensuite, qui abordent le concept des profits politiques ; les sciences de gestion, enfin, par le biais du management public, en ouvrant le champ plus large qu’est l’entrepreneuriat public avec la notion de performance dans la fonction publique. Ces différents socles ont permis de distinguer trois figures d’entrepreneurs politiques, comme le souligne Nobile dans ses travaux.
Les trois formes d’entrepreneurs politiques
12L’entrepreneur politique « homo politicus », tout d’abord, serait un individu proposant des idées nouvelles qui réussirait, par son habileté politique, à créer des stratégies de coalition et d’intermédiation, à obtenir le soutien nécessaire à l’émergence de nouvelles politiques. En cela, il peut être compris comme un « investisseur » qui attend un retour sur investissement, entendu comme le nombre de lois promulguées lui étant favorable.
13L’entrepreneur politique « homo economicus » serait, quant à lui, un individu amené à défendre un groupe car il y voit une opportunité de profit personnel, un profit politique dit « de prédation » : l’entrepreneur politique va utiliser son pouvoir pour se procurer tout ou partie de la richesse d’autrui. Un profit dit « collectif », ensuite, consistant à tirer un profit politique dans le sens de son intérêt personnel en travaillant pour l’intérêt général. Dans cette logique, influencée par le Public Choice, nous nous trouvons face à un marché politique où les élus sont des offreurs de politiques publiques quand les citoyens représentent une demande d’électeurs potentiels à satisfaire.
14Enfin, sous l’influence du management public, nous pouvons présenter un dernier type d’entrepreneur politique : l’« homo publicus ». Cet entrepreneur d’un type particulier ne crée pas de nouveaux artefacts ni ne développe de projets grandioses (Bernier et Hafsi, 2007) [8] mais amorce plutôt des changements au sein d’organisations dont il a la charge. Ces entrepreneurs ont comme caractéristique commune avec les entrepreneurs privés de s’affranchir d’un cadre préétabli pour créer leur propre cadre, afin de développer au mieux leurs projets.
15C’est à partir de ce dernier type d’entrepreneur politique que va prendre forme le concept d’élu-entrepreneur tel que nous le comprenons aujourd’hui. Ce dernier est davantage motivé par le changement et le portage de projets que par la gestion des affaires courantes ou la seule activité politique partisane. L’élu-entrepreneur souhaite proposer de nouveaux schémas dans l’action publique, de nouvelles organisations ou de nouveaux procédés. S’il le fait par envie et conviction, il est également possible de s’interroger sur le caractère contraint d’une telle démarche, comme le relevait Dethou (2016) [9], en s’inspirant de travaux sur les entrepreneurs contraints. Dans ce sens, si l’élu s’inscrit dans une démarche entrepreneuriale, ce ne serait pas tant par envie que par nécessité, devant faire face à des budgets en baisse, à une concurrence territoriale de plus en plus forte et à une perte de confiance de ses concitoyens.
16Se pose alors la question du critère de différenciation entre l’élu traditionnel et l’élu-entrepreneur. Ce dernier repose sur un concept central qu’il nous convient désormais de présenter : l’orientation entrepreneuriale.
La notion d’orientation entrepreneuriale au cœur du concept
17Au croisement de la stratégie et de l’entrepreneuriat, la notion d’orientation entrepreneuriale vise à proposer une mesure du comportement entrepreneurial d’un individu ou d’une organisation. Elle tire son origine des travaux de Miller (1983) [10] et sa double filiation (stratégie et entrepreneuriat) fut mise en avant dans une revue de la littérature réalisée par Cherchem et Fayolle (2008) [11]. Nobile (2013) appliquera le concept aux élus, en faisant reposer l’orientation entrepreneuriale sur trois notions que sont l’innovation, la proactivité et la prise de risque.
L’innovation
18L’innovation est définie ici comme une caractéristique organisationnelle, celle consistant à savoir proposer et expérimenter de nouvelles idées ou à produire de nouveaux produits/services. Dans la sphère publique, non lucrative, les innovations peuvent se comprendre de trois manières :
- les innovations mises en œuvre en vue d’améliorer l’efficacité de l’activité principale, autrement dit d’améliorer le service rendu aux citoyens ;
- les innovations visant à lever de nouvelles sources de revenus ;
- les innovations destinées à générer de nouvelles recettes et à poursuivre au mieux la « mission sociale ».
La proactivité
19La capacité à être proactif, quant à elle, consiste à savoir anticiper les besoins futurs et à innover avant d’autres dans le but d’améliorer la performance et d’engendrer de la croissance. Elle se caractérise par :
- la mise en œuvre de transformations en vue d’atteindre les objectifs sociaux avant que des changements ultérieurs imposent une certaine méthode ;
- la modification de la manière d’appréhender les contraintes de financement ;
- l’anticipation des changements des attentes des parties prenantes.
La prise de risque
20Enfin, l’orientation entrepreneuriale peut également se définir par la prise de risque. Celle-ci est l’aptitude à mobiliser d’importantes ressources dans des projets incertains, dont les débouchés sont inconnus et qui peuvent occasionner des pertes conséquentes. Là encore, nous pouvons souligner trois grands types de risques :
- prendre des décisions comportant de fortes probabilités de pertes en termes d’impact social ou d’objectifs sociaux ;
- prendre des mesures pouvant entraîner, avec de fortes probabilités, une perte financière conséquente ;
- engager des actions ayant de fortes probabilités de faire subir des pertes, non financières, aux parties prenantes.
21Nobile, Schmidt et Hussion (2012) [12] précisent également que l’orientation entrepreneuriale d’un élu ne peut être parfaitement comprise sans prendre en compte les différents paradigmes dans lesquels elle s’inscrit : l’opportunité d’affaires, la création d’organisation, la création de valeur, l’innovation, le projet, les processus, les faits entrepreneuriaux et les traits personnels de l’entrepreneur.
Les limites de la littérature
22Ces éléments issus de la littérature nous permettent de cerner les premiers contours de l’élu-entrepreneur. Cependant, ces développements paraissent trop centrés sur le seul élu. Nous pensons qu’il ne faut pas négliger l’environnement dans lequel il évolue, et en premier lieu son environnement organisationnel. Car malgré des similitudes, l’élu diffère de l’entrepreneur en particulier en ce qui concerne le poids de l’organisation, à savoir sa collectivité. L’élu ne la crée pas ex nihilo.
23Partant de ces limites, nous avons souhaité explorer une nouvelle voie en mettant en lumière la dimension organisationnelle du concept d’élu-entrepreneur, par une étude de l’interaction élu/organisation sur laquelle nous allons désormais revenir.
L’interaction élu‑entrepreneur / organisation
24Un entrepreneur privé se lançant dans une création d’entreprise va souvent commencer avec un nombre réduit de personnes sous sa responsabilité : lui-même, un associé, trois, cinq personnes tout au plus. Il est le point de départ de son organisation, dont il va poser les fondations. À l’inverse, lors de sa prise de fonction, un élu est confronté à une organisation (sa collectivité) qui lui préexiste, avec ses codes et ses usages et dont les effectifs peuvent s’avérer nombreux, avec des centaines, voire des milliers d’agents et plusieurs dizaines de directions et de services structurés.
25De plus, la sphère publique est marquée par un fonctionnement bureaucratique de type mécaniste tel que nous le présente Max Weber. Comme Mintzberg (1983) [13] le démontre, si ce type d’organisation peut correspondre à des fonctions supports, il ne semble pas approprié lorsqu’il s’agit d’entrer dans une dynamique d’innovation et de projet car trop peu flexible et ne permettant pas de libérer l’initiative dont chaque individu peut faire preuve. Ainsi, à la différence de l’entrepreneur privé, l’élu ne s’appuie pas, du moins initialement, sur une organisation de type entrepreneurial.
26Dès lors, tout élu voulant s’inscrire dans une démarche entrepreneuriale se retrouve confronté à une organisation n’ayant pas, par nature, cette vocation. Si la littérature regorge d’études sur le modèle bureaucratique dont est issue la collectivité locale, plus rares sont les recherches menées sur d’autres organisations pouvant servir le projet politique de l’élu. Il nous semblait donc intéressant d’étudier de plus près cette interaction élu/organisation en focalisant une recherche sur des organisations publiques de type entrepreneurial. Cette recherche nous paraissait pertinente d’un point de vue académique, pour enrichir les concepts d’orientation entrepreneuriale et d’élu-entrepreneur, mais également d’un point de vue managérial, pour obtenir une base de travail afin de développer des méthodes et outils d’accompagnement entrepreneurial à destination des élus et/ou de leurs équipes.
Cadre de l’immersion sur le terrain et méthodologie
27Notre recherche, de type exploratoire, repose sur une étude de cas longitudinale précise, celle d’une agence d’urbanisme et de développement dans laquelle nous avons été en immersion durant trois mois, au sein de la direction générale. Notre travail s’est appuyé sur des méthodes qualitatives, en l’occurrence des entretiens exploratoires, et sur notre étude de cas.
28Le cadre conceptuel brièvement évoqué plus haut a permis de faire ressortir des axes essentiels que nous avons mobilisés afin de construire des grilles d’entretiens.
29Nous avons réalisé six entretiens de type semi-directif, comportant des questions permettant de lancer la discussion sur des grandes thématiques. Tout d’abord, nous avons procédé à des entretiens dits « internes », c’est-à-dire de personnels de l’agence, le directeur général et la directrice générale adjointe.
30Afin d’obtenir un éclairage extérieur et pour recueillir une diversité de points de vue, nous avons mené deux autres entretiens, en l’occurrence auprès d’un directeur général d’une autre agence, de la déléguée générale de la Fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU), association qui en regroupe plus d’une cinquantaine, essentiellement celles de grandes agglomérations françaises.
31Enfin, dans le but de collecter la vision d’acteurs extérieurs au milieu des agences, nous avons organisé des entretiens complémentaires, d’abord avec l’acteur « élu », le président de notre agence, puis, avec un chef d’entreprise, également élu local. Ces entretiens nous ont permis d’obtenir la vision de l’élu, porteur de projet qui mobilise l’agence, et celle d’un chef d’entreprise, pouvant nous livrer son témoignage quant aux pratiques du secteur privé, inspirant les nouveaux usages du secteur public, notamment dans la conduite de projets.
32Les éléments issus de ces entretiens, croisés avec les éléments pertinents de la littérature, nous ont permis de mettre en lumière ce que nous avons appelé des « points-pivots » et d’élaborer une grille d’analyse de l’étude de cas.
33Nous avons pu relever quelques grandes sections thématiques analysables, aussi bien concernant l’organisation que concernant l’élu. Nos résultats sont répertoriés en deux catégories, à savoir, la reconnaissance des éléments constitutifs de l’orientation entrepreneuriale puis l’enrichissement du concept par des éléments nouveaux. Nous rappelons toutefois que notre recherche n’a pas de valeur normative. Elle vise à étoffer la connaissance sur l’élu-entrepreneur au moyen d’un exemple tiré d’une nouvelle recherche (un cas précis) sur le sujet.
Les apports de notre recherche au concept d’orientation entrepreneuriale
34L’organisation reste le vecteur principal par lequel passe l’action publique, l’application des politiques publiques, donc, le projet politique de l’élu. Dans ce sens, l’organisation n’existe pas en tant que telle dans le milieu politique. Elle y est pleinement ancrée. Elle est au service de l’élu, comme l’élu est d’une certaine manière à son service, pour la faire exister, pour lui indiquer un cap, pour lui donner du sens. Ainsi, c’est bien l’élu qui va impulser la dynamique au sein de l’organisation et qui va faire preuve d’initiatives en son sein. Nos résultats éclairent donc également les caractéristiques et les aptitudes qu’un élu a ou doit acquérir pour se rapprocher du type « élu-entrepreneur ».
35Le concept d’élu-entrepreneur issu de la littérature s’appuyait sur l’orientation entrepreneuriale (innovation, proactivité, prise de risque). Notre recherche a mis en évidence l’existence de ces éléments constitutifs de l’orientation entrepreneuriale dans le cas étudié.
Les éléments constitutifs de l’orientation entrepreneuriale
36■ L’innovation. L’élu-entrepreneur a pour objectif d’innover afin d’ouvrir de nouvelles voies pour le développement de son territoire et de lancer des projets dans le but de concrétiser cette volonté (stratégie de développement économique, plan local d’urbanisme, création de nouveaux espaces de coopération territoriale…). En ce sens, à l’image de l’entrepreneur, « il a la faculté, la capacité, de vouloir construire un projet que la raison et le système lui déconseilleraient au départ. Il sort du carré dans lequel on veut parfois l’enfermer », comme nous le soulignait le président de l’agence, également sénateur. Pour l’accompagner dans cette voie, l’organisation porte donc un projet stratégique (« projet d’agence » dans notre cas), déclinant la vision des élus, dans le but d’améliorer l’attractivité du territoire en question. Pour ce faire, elle développe de plus en plus une démarche d’innovation, pour identifier et saisir des opportunités pouvant nourrir le projet politique ou faciliter sa mise en œuvre : « les institutions dans leur ensemble sont condamnées à innover, dans leurs processus de décisions et dans la mise en œuvre de ces décisions », nous expliquait le directeur général de l’agence, quand son homologue d’une autre structure nous précisait qu’une agence est « un laboratoire de recherche et de développement au service des collectivités ». Ainsi, l’élu et l’organisation entrent tous les deux dans une dynamique d’innovation et de projet.
37■ La prise de risque et la proactivité. L’élu mobilise ses qualités individuelles (ses avantages concurrentiels personnels, comme acteur) et n’hésite pas à prendre des risques et à être proactif afin d’anticiper, de s’adapter et de réagir au mieux face à un environnement de plus en plus complexe (passage à un nouveau statut d’intercommunalité pour peser davantage dans une nouvelle grande région…). Dans le même sens, l’organisation que nous avons étudiée, l’agence, peut être envisagée comme « entreprenante ». En effet, par sa nature, elle est orientée-projet, là où les collectivités le sont beaucoup moins, car confrontées à de l’administration générale. Elle prend également des risques, en étant plus proactive qu’auparavant, en développant le travail en mode projet et en réseau, même si cela prend du temps, celui du changement (création d’un réseau d’agences de développement et d’urbanisme dans la nouvelle grande région et production commune de documents sur les problématiques régionales à cette nouvelle échelle, cela avant même que l’exécutif régional demande des contributions sur les grands schémas régionaux). La directrice générale adjointe de l’agence soulignait dans ce sens : « aujourd’hui, le mode projet est indispensable dans l’environnement plus complexe dans lequel nous évoluons ».
38L’orientation entrepreneuriale trouve donc une traduction concrète dans le cas que nous avons été amenés à étudier. Mais nous avons également pu mettre en lumière des éléments complémentaires susceptibles d’enrichir le concept de base.
Un concept enrichi d’éléments nouveaux
39■ Une dynamique d’écosystème. L’élu s’inscrit, lui et son action, au sein d’un écosystème complexe composé de son administration (l’organisation), de ses citoyens (son public), de ses pairs (ses alliés ou adversaires), de ses contacts et partenaires institutionnels (administrations déconcentrées de l’État, Préfecture, chambres consulaires, prestataires de services…) ou encore de son réseau (contacts privés, des facilitateurs). Par l’intermédiaire de son organisation, il va animer cet écosystème. En effet, l’agence, ayant une position centrale, assure un rôle d’animation et d’intermédiation. Pour le directeur général, l’agence est dans « une logique réticulaire ». Ce fonctionnement en réseau pousse donc l’organisation et ses acteurs à entrer dans une logique de plus en plus partenariale et collaborative, primordiale selon la déléguée générale de la FNAU pour qui « l’interterritorialité est un impératif ». Selon le directeur général de l’agence, celle-ci n’est pas ancrée dans « un régime exclusif de concurrence, mais bien plutôt dans un système d’alliance-concurrence, au gré des intérêts ». L’agence adopte donc un comportement de stratège afin de faire les bons choix au regard de ses intérêts. Pour l’ensemble de ses acteurs, elle est « une plateforme d’échanges et de travail » (dixit la directrice générale adjointe) pour penser et développer un projet de territoire unificateur. En ce sens, ce type d’organisation est amené à créer du consensus, ce que font plus difficilement les collectivités. En effet, l’agence n’est pas une organisation politico-administrative à l’image d’une collectivité territoriale, laquelle est plus marquée par le jeu majorité/opposition. Par conséquent, le débat ne se pose pas comme tel (idées convergentes/idées divergentes) au sein d’une agence mais bien plutôt en prenant en compte la notion d’intérêt (intérêts convergents/intérêts divergents). Cette logique fait naître ce système d’alliance-concurrence que mentionnait le directeur général, plus complexe que la simple opposition de groupes politiques.
40■ Une structure au fonctionnement libéré mais coordonné et un poids de la culture sur le mode projet et le travail en réseau. L’élu-entrepreneur tend à rendre son organisation plus souple, en accordant liberté et initiatives aux équipes, tout en veillant à un minimum de coordination et de contrôle (contrôle bureaucratique) par la direction générale. Le président de l’agence soulignait qu’une agence devait être « un laboratoire intellectuel et fonctionnel au fonctionnement participatif et collaboratif qui doit produire du projet et, à travers le projet, des documents. Une agence doit irriguer le territoire ». Cette organisation assouplie, dans laquelle va pouvoir se développer le mode projet et le travail en réseau, devient un espace facilitateur de l’émergence et de la conduite du projet politique. Cependant, en s’engageant dans cette voie, l’élu ne doit pas négliger le poids de l’idéologie et de la culture. Comme nous le faisait remarquer la déléguée générale de la FNAU, « le travail en mode projet et en réseau n’a rien d’inné ». Dans le même sens, la directrice générale adjointe de l’agence insistait : « Par exemple, des fiches projets ont été mises en place, mais elles n’étaient pas renseignées, les chefs de projets ne suivaient pas. C’est un véritable changement de culture qu’il a fallu mettre en place. » Qu’un élu adopte une posture entrepreneuriale est donc une chose. Que ses équipes fassent de même en est une autre. Pourtant, afin que la vision de l’élu-entrepreneur trouve une traduction concrète et efficace, ses équipes doivent elles aussi muter. Rendre sa collectivité plus entreprenante, en prenant exemple sur le modèle des agences que nous avons étudié, doit se faire sans négliger l’idéologie et la culture en place dans l’organisation. S’appuyer sur des référentiels de la sphère privée, travailler en mode projet et en réseau, etc., peut interroger, voire effrayer, les salariés en place. Cette possible résistance face au changement peut être plus ou moins forte si, initialement, l’élu prend conscience de la nécessité d’accompagner au mieux ce changement. Pour ce faire, s’agissant de notre cas, il a été fait le choix par le président et le directeur général de l’agence de faire appel à un cabinet de conseil en organisation et management afin d’accompagner les équipes vers ces nouvelles méthodes. Plus globalement, ils ont décidé de mener en parallèle du projet d’agence (projet politique) un « projet organisationnel », déclinant la nouvelle structure de l’agence en termes d’organisation du travail et de relations entre les différents acteurs.
41■ Une logique de performance et de résultats, une centralité de la gouvernance et un rôle accru de l’élu. Si l’élu-entrepreneur est autant au cœur d’une logique de performance et de résultats, c’est non seulement pour répondre au mieux aux sollicitations de plus en plus exigeantes de ses concitoyens, mais aussi parce qu’il est le premier concerné, ne serait-ce que par son rôle central et l’importance de la gouvernance politique au sein des organisations publiques en général. Cette logique se diffuse au sein de l’agence, comme l’avouait le directeur général d’une autre agence : « Nous sommes soumis à une obligation de moyens et de résultats. » C’est bien l’élu qui va évaluer, avec ses pairs, les équipes techniques et le fonctionnement de l’organisation. Il est le principal juge de l’efficacité de cette dernière et de ses équipes, comme nous le faisait remarquer la directrice générale adjointe de l’agence, en ajoutant : « L’élu a cette franchise concernant sa satisfaction ou son insatisfaction. » En revanche, charge à lui de ne pas tomber dans une évaluation permanente, au risque de contraindre son organisation et de se substituer aux services, en particulier aux cadres de direction, dont c’est le métier. Le directeur général d’une autre agence précisait dans ce sens « qu’une agence est une association indépendante, libre de déterminer son programme de travail. C’est une indépendance qu’il faut revendiquer, car c’est avant tout un outil technique, même s’il aide à la décision politique. »
42■ Le projet personnel de l’élu. L’élu s’engage dans une dynamique d’innovation et de projet afin de développer son territoire. Il y a donc, ici, un penchant altruiste, avec une vision, un cap donné pour son territoire et ses habitants, similaire à ce que nous retrouvons dans les résultats des études de Nobile, Schmitt et Husson (2012) [14]. Cela mobilise donc un temps long, qui peut ne pas être compatible avec le temps court du projet personnel. Le directeur général de l’agence précisait d’ailleurs l’importance de cette temporalité en s’estimant « être un gestionnaire avec une limite de temps particulière qui est celle du mandat politique de l’élu ». Car si l’élu-entrepreneur œuvre pour un projet altruiste dans le cadre de son mandat, il n’en reste pas moins un acteur politique qui procède également selon un projet personnel, prenant en compte les aléas de la vie politique, les échéances électorales et ses choix personnels s’agissant de la conquête de nouveaux mandats ou de sa réélection. Il ne peut donc pas négliger totalement cet aspect des choses. À l’inverse, à trop s’enfermer dans ces calculs, l’élu peut perdre toute vision à long terme et envie d’œuvrer pour l’intérêt général.
43Ainsi, bien qu’à ses prémices, la recherche en entrepreneuriat public et politique sur le concept d’élu-entrepreneur trace d’ores et déjà une voie singulière mais riche en perspectives. Nos travaux, à la suite de précédentes recherches, permettent de cerner davantage les contours de l’élu-entrepreneur, en enrichissant le concept d’orientation entrepreneuriale par de nouveaux éléments issus de la prise en compte d’une dimension organisationnelle, à travers l’interaction élu/organisation.
44Pas plus exhaustive que normative, cette recherche s’attelle à faire prendre conscience aux praticiens et aux chercheurs que la recherche en entrepreneuriat ne saurait être sourde aux changements qui sont ceux de la sphère publique et qui, au-delà des managers publics, modifient le paradigme des décideurs, à savoir les élus. En s’appuyant sur les apports des travaux en entrepreneuriat et en les analysant à l’aune des défis qui sont ceux des élus dans la construction et la mise en œuvre de leur projet politique, nos recherches ont pour but de sensibiliser tous les acteurs à une nouvelle manière d’appréhender l’élu.
Notes
-
[1]
Le New Public Management (nouvelle gestion publique) est un courant anglo-saxon né dans les années 1970, développé dans les années 1980-1990, visant à transposer la logique de résultats et de performance dans la sphère publique par le développement de méthodes issues de la sphère privée.
-
[2]
Nobile, D. (2013), Application du concept d’orientation entrepreneuriale au champ des collectivités territoriales : mise en place d’un dispositif d’accompagnement de l’élu-entrepreneur, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université de Lorraine.
-
[3]
Genieys, W. (2003), « Le leadership vu du territoire : pour une sociologie de l’action politique des élus locaux », in A. Smith et C. Sorbets, Le leadership politique et le territoire : les cadres d’analyse en débat, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
-
[4]
Faure, A. (2015), « Les passions de l’élu local, du notable au médiateur », in A. Chamouard, Notables et République en France de 1870 à nos jours, Paris, Centre d’histoire de Sciences Po.
-
[5]
Faure, A. (2015), « Les passions de l’élu local, du notable au médiateur », op. cit.
-
[6]
Le Duff, R. et Orange, G. (1996), « Essai de typologie du maire-entrepreneur des grandes villes françaises », in R. Le Duff et J.-J. Rigal (dir.), Le maire-entrepreneur ?, Pau, Presses universitaires de Pau.
-
[7]
Nobile, D. (2013), Application du concept d’orientation entrepreneuriale…, op. cit.
-
[8]
Bernier, L. & Hafsi, T. (2007), « The changing nature of public entrepreneurship », Public Administration Review, 67(3), 488-503.En ligne
-
[9]
Dethou, V. (2016), Approche entrepreneuriale de l’instrumentation du projet politique de l’élu, mémoire de recherche, École universitaire de management ESM-IAE Metz, Université de Lorraine.
-
[10]
Miller, D. (1983), « The correlates of entrepreneurship in three types of firms », Management Science, 29(7), 770-791.En ligne
-
[11]
Cherchem, N. et Fayolle, A. (2008), Évolution du concept d’orientation entrepreneuriale : enjeux et perspectives, Journée de recherche « entrepreneuriat et stratégie, Bordeaux.
-
[12]
Nobile, D., Schmitt, C. et Husson, J. (2012), L’élu-entrepreneur local, un entrepreneur comme les autres ?, 11e CIFEPME.
-
[13]
Mintzberg, H. (1983), Le pouvoir dans les organisations, Paris, Éditions d’Organisation (réédition 2003).
-
[14]
Nobile, D., Schmitt, C. et Husson, J. (2012), L’élu-entrepreneur local, un entrepreneur comme les autres ?, 11e CIFEPME.