CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce numéro d’Entreprendre & Innover, qui traite des influences réciproques entre les pratiques entrepreneuriales et les modalités renouvelées de l’action publique, intervient à la suite d’une séquence « historique » qui a vu élire d’abord Donald Trump, en novembre 2016, puis Emmanuel Macron, en mai 2017, à la tête de deux grandes démocraties occidentales. Ces outsiders résolus à promouvoir de nouveaux modes d’action au service de la Cité présentent au moins un point commun : ils se veulent tous deux – le magnat de l’immobilier comme l’ancien banquier – des entrepreneurs en politique, ou des entrepreneurs de la politique. Nos démocraties voient ainsi apparaître des dirigeants qui adoptent les discours de l’entreprise, parce qu’ils en viennent ou qu’ils estiment que la démarche brise les codes et permet une stratégie gagnante. La sphère politique se trouve en quelque sorte « contaminée » par la culture entrepreneuriale ambiante.

2Les figures de l’entrepreneur devenu politicien, du responsable politique entreprenant ou encore celle de l’élu-entrepreneur apparaissent en filigrane de l’ensemble des articles de ce numéro, dont l’ambition initiale était d’ouvrir un espace de dialogue entre chercheurs, praticiens, acteurs publics et privés autour du rôle central des innovations en politique, en relation avec le modèle entrepreneurial qui semble aujourd’hui porter et influencer ces dernières. Dans un article consacré à la diffusion des idées écologiques en France, François Facchini et Benjamin Michallet s’efforcent ainsi de retracer l’histoire de l’environnementalisme en France, pour comprendre comment une idée émerge et se déploie jusqu’à influencer les choix de politique publique. Ils mettent en évidence le rôle essentiel que joue l’entrepreneur politique dans la diffusion d’un idéal, le plus souvent identifié par un intellectuel ou un agent du monde académique. De la même façon, Didier Chabanet et Damien Richard, constatant l’émergence de l’entrepreneuriat dit « social » en France, se demandent comment il a pu aussi rapidement venir surpasser le paradigme longtemps dominant de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS). Il s’avère que des entrepreneurs « intellectuels » ou « institutionnels » peu connus du grand public mais néanmoins actifs et volontaristes ont contribué à préparer les opinions à ce changement, dans un contexte institutionnel, en particulier européen, largement favorable, succédant au tournant néolibéral des années 1980. De son côté, en analysant la façon dont le chèque (voucher), instrument d’origine anglo-saxonne, s’est banalisé dans l’hexagone, Arnaud Lacheret montre, sur la base d’une étude de terrain menée auprès d’acteurs de collectivités locales, comment cette propagation s’est opérée par le truchement des entreprises privées qui en assuraient la mise en œuvre. Ces acteurs ont pu imposer ce type de dispositif en le dépolitisant, en le naturalisant et en le technicisant, gommant les présupposés idéologiques qui avaient présidé à leur création. Les chèques sont ainsi considérés par les collectivités dispensatrices comme un moyen parfaitement neutre de redonner le choix aux usagers.

3Toute une palette d’innovations liées aux potentialités offertes par les technologies numériques sont récemment apparues dans la sphère politique, y compris en France. Cette tendance, la « civic tech », porte des solutions qui accompagnent tout le cycle de vie d’une politique publique, de l’idéation à l’évaluation, tout en répondant aux aspirations citoyennes à davantage de participation. Au-delà de la dimension technologique, le raisonnement de conception innovante issu de la théorie C-K [1], objet de l’article d’Erwan Lageat et Dominique Lafon, laisse entrevoir d’autres perspectives prometteuses pour innover en politique. Dans l’approche C-K, l’expansion du raisonnement en grammaires de concepts ouvre en effet un espace permettant de dépasser la fixation sur les bonnes pratiques ou la recherche de « la » solution. Dans une approche C-K, « taxer les robots » ou « instaurer le revenu universel » ne constituent pas directement des propositions, mais peuvent fonder un raisonnement. Pour les auteurs, « ce travail du politique sur le politique représenterait une alternative originale à l’idée que la solution est ailleurs, que seule une approche technologique peut désormais renouveler nos modèles. »

4L’expansion de la pensée design est un autre exemple de la vitalité des approches innovantes importées de la société civile vers la sphère publique. Guy Kauffmann, directeur général des services du Conseil général du Val-d’Oise, relate dans un entretien les multiples applications de cette philosophie de l’innovation à la co-création de diverses politiques publiques sur le territoire valdoisien. Là encore, la démarche participative « du bas vers le haut » est impulsée et sponsorisée par des « élus-entrepreneurs » désireux de proposer les services qu’attendent les usagers, tout en faisant le meilleur usage possible des deniers publics.

5L’orientation à proprement parler « entrepreneuriale » de certains responsables politiques est analysée par Valentin Dethou, Julien Husson et Christophe Schmidt dans un article qui replace ce nouvel avatar d’homo politicus dans un écosystème d’interactions avec son organisation.

6La recension du livre de Philippe Zittoun, La fabrique politique des politiques publiques, par Dounia Khallouki, vient clore notre dossier, rappelant à point nommé que l’action publique est aussi une activité discursive. Les qui partent du discours proposent tout à la fois de saisir la production de sens et d’analyser les processus à travers lesquels ce sens façonne les actions et les institutions. Le discours sur l’innovation entrepreneuriale est ainsi une clé permettant de comprendre la façon dont les acteurs construisent les politiques publiques et les vendent. La tribune de Patrice Noailles-Siméon et Denis Bachelot que nous publions à la suite du dossier vient d’ailleurs à point nommé en fournir l’illustration.

7Puissent toutes ces contributions favoriser le transfert croisé des connaissances et des expériences entre universitaires, acteurs de l’innovation politique et entrepreneurs sociopolitiques.

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Notes

  • [1]
    La théorie C (comme concept) – K (comme knowledge, autrement dit connaissances) est un cadre théorique où la conception est le processus de raisonnement par lequel un concept génère d’autres concepts qui peuvent ensuite devenir connaissances.
Jacques-Henri Coste
Benjamin Le Pendeven
Dominique-Anne Michel
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/11/2017
https://doi.org/10.3917/entin.032.0005
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