CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Promu par les économistes de l’école de Chicago, le « voucher » est censé permettre aux individus d’accéder librement à des prestations – comme l’éducation – grâce à une dotation qu’ils peuvent librement utiliser.
  • Cet instrument est identifié dans les travaux de recherche comme relevant d’une conception « néolibérale » des politiques publiques. Pourtant, dans le cas français, il ne suscite aucune analyse de ce type.
  • Dans le domaine de l’aide sociale, par exemple, le chèque est emblématique d’un changement de conception, caractérisé par le passage d’une logique universaliste à une logique de ciblage des aides individuelles.

1Le chèque (voucher en anglais) est un instrument d’action publique [1] au statut scientifique paradoxal : objet très étudié dans le monde anglo-saxon, il reste peu analysé en France, alors même que son usage et sa promotion s’y sont largement répandus. La réinvention et la transformation du chèque en « objet » de science politique peuvent être précisément datées. L’Américain Milton Friedman, père du monétarisme et penseur du néolibéralisme, va en effet relancer cette approche et tenter de l’appliquer au domaine des services publics et notamment du financement de l’éducation. Il imagine un système déréglementé où les parents seront libres de leur choix éducatif, grâce à l’attribution d’un « voucher » ou chèque-éducation, une forme d’allocation versée directement aux familles, qui leur permettra de choisir l’école où ils placeront leurs enfants. Les parents seront libres de dépenser cette somme et d’éventuels compléments dans les services éducatifs de leur choix, lesquels suivront un minimum de standards approuvés et homologués par l’administration fédérale à Washington DC.

2Il faudra attendre les années 1990 en France pour que cet instrument, apparu dans un contexte néolibéral largement anglo-américain, devienne un outil incontesté de politique publique en France, un dispositif de compromis efficace pour les parties prenantes de l’action publique et, de facto, une innovation institutionnelle pérenne.

3Cet article analyse les fondements idéologiques et pragmatiques du « chèque » et opère un repérage de sa trajectoire singulière en France, pour tenter de déterminer si cette innovation est le produit d’un transfert des politiques publiques menées outre-Atlantique ou s’il s’agit d’une innovation institutionnelle, certes inspirée d’un corpus néolibéral influent, mais plus sous-jacent, en tout cas facilement acclimaté au contexte national du fait de son apparente neutralité instrumentale. L’article mobilise, dans une première partie, deux notions clefs – le néolibéralisme en tant qu’idéologie et le chèque en tant qu’instrument – avant de procéder ensuite à une analyse discursive des perceptions et des propos des acteurs, pouvant expliquer la rapide diffusion et appropriation de ce dernier mais la relative la rémanence de « marqueurs » néolibéraux dans les conceptions que se font les entrepreneurs politiques et les divers publics concernés. La troisième partie montre que le chèque, pour devenir un outil légitime de l’action publique, s’est en fait technicisé et dépolitisé suite au rôle de médiation assuré par les entreprises et les organisations chargées de le mettre en œuvre, gommant ainsi sa dimension idéologique et politique initiale.

Le néolibéralisme anglo‑saxon : un contexte d’émergence favorable

4La notion de néolibéralisme rapportée à un instrument, a fortiori au chèque éducation, se nourrit de références antérieures à Friedman. On peut remonter notamment à John Stuart Mill qui, en 1860, évoque déjà, pour un contexte anglais, l’importance du choix des parents quant à l’éducation que pourraient recevoir leurs enfants. Hayek puis Friedman sont les promoteurs américains de ce que Michel Foucault définit comme une technique de gouvernement de soi et des autres visant à étendre l’emprise des mécanismes du marché aux individus et à la société tout entière.

5Dans sa leçon sur la biopolitique, Foucault indique que, dans le néolibéralisme, le marché est d’abord un milieu concurrentiel où l’individu n’est plus simplement une partie de l’échange, mais devient un véritable entrepreneur de lui-même. On peut rapprocher cette idée de ce que le très libéral Ludwig von Mises évoquait en parlant de l’individu planificateur produisant sa propre planification. Appliquée aux institutions éducatives et aux instruments de gestion, cette conception issue du corpus néolibéral permet d’introduire et d’étendre à d’autres sphères le concept de quasi-marché [2]. Sont ainsi transférées les logiques du modèle marchand au monde de l’enseignement public dans une perspective de réforme en profondeur l’éducation aux États-Unis. La démarche propose une forme de régulation alternative, marchande et individualisée, qui peut suppléer les financements étatiques des systèmes éducatifs publics considérés comme trop coûteux. L’octroi d’un chèque/voucher peut ainsi se substituer, pour partie, aux financements éducatifs et servir de modèle de compromis entre des subventions massives publiques et un système totalement privé. C’est dans ce nouveau contexte dérégulé que l’usage du chèque s’est développé.

6Dans une perspective néolibérale, il faut donc que la puissance publique n’intervienne que dans le but de permettre à l’individu-entrepreneur d’exercer ses libres choix et de faire que le plan d’action personnel qu’il a retenu se concrétise. L’État doit donc garantir le bon fonctionnement des mécanismes de marché et permettre à l’individu de sélectionner les offres de formation de son choix. C’est la vision portée par l’économiste de l’école de Chicago Milton Friedman lorsque ce dernier conçoit le chèque éducation : l’individu doit avoir la possibilité d’accéder librement au marché de l’éducation grâce à une dotation qu’il peut librement utiliser.

Le chèque : un instrument pragmatique issu de visions néolibérales

7Cette idée va être notamment expérimentée au Chili en 1981, où Friedman ira conseiller le gouvernement du général Pinochet pour implanter le premier chèque éducation dans les années 1980. Il sera décliné sous diverses formes, notamment dans plusieurs États américains (comme le Milwaukee et un certain nombre d’États républicains comme la Floride, qui utilise toujours le système du « school voucher ») et dans un État-providence européen comme la Suède.

8Le « voucher » a d’abord été considéré par les chercheurs anglo-saxons comme un outil de politique publique « idéologiquement neutre » et pouvant être comparé à n’importe quel élément d’une « boîte à outils » des politiques publiques, avant d’être très largement critiqué [3]. En particulier, de nombreuses études récentes contestent l’efficacité du chèque-éducation [4].

9Cette arrivée massive des « outils » et « instruments » dans les politiques publiques dans les années 1990 est qualifiée de « révolution que personne n’a remarquée » [5] par des auteurs comme Lester Salamon. Eugene Steuerle considère également que le chèque ne constitue qu’un outil parmi d’autres, plus ou moins efficace en fonction du sujet et de la politique publique abordés. Le chèque est avant tout un objet social, visant à fournir une aide ciblée à des bénéficiaires précisément identifiés. Cette notion d’outil pragmatique qui n’a rien d’idéologique pour les chercheurs qui l’étudient (et qui s’en défendent), se retrouve chez d’autres auteurs spécialistes du chèque. Citons Gary Sturgess et Ivana Bodroza, qui évoquent un « dispositif technique, un outil qui aide à bonifier la valeur de services publics quand le marché et les politiques publiques vont dans le même sens ». Dans un autre ouvrage consacré au chèque, Steuerle définit le « voucher » comme une subvention qui procure un pouvoir d’achat limité à un individu, lequel peut choisir parmi un choix restreint de biens et de services.

10Ultérieurement, de très nombreuses études critiques viendront mettre à mal cette idée d’un chèque « neutre » et mettront en évidence son sens néolibéral, tout en en critiquant fortement l’efficacité. Le temps de l’évaluation du chèque, particulièrement après les premières tentatives menées dans plusieurs États américains, mettra cet outil au centre d’une controverse scientifique et en fera un enjeu politique particulièrement important. On citera Martin Carnoy [6], Wolf, Chingos et Peterson, Feigenberg et al. (2017) ainsi que de nombreux articles critiques dans la presse généraliste et spécialisée.

11Cette définition instrumentale semble le mieux à même de rendre compte du succès rencontré par l’adoption du chèque en France, notre objet d’étude, et plus particulièrement du transfert de la conception anglo-saxonne. Nous la préférerons à celle de Harvey Rosen, où le « voucher » ne devient qu’« une subvention affectée pour certains besoins, comme les soins médicaux ou l’éducation donnée à des individus », qui est très utilisée notamment par les auteurs qui cherchent à se défendre de traiter d’un objet considéré comme idéologiquement trop marqué.

12Avec l’extension, en particulier aux États-Unis, de la logique du chèque vers d’autres domaines (logement, aides sociales…) et, à la suite d’Eugene Steuerle [7], Lester Salamon, Jay Greene [8], Gary Sturgess et Ivana Bodroza [9], nous avons pu isoler six arguments principaux justifiant dans ce cadre de pensée la mise en place d’un système de chèques : la promotion du libre choix pour un public ciblé, la notion d’équité sociale motivant le versement d’une aide à un public ciblé auprès des contribuables ou de la population en général, la promotion d’un principe de mise en concurrence entre fournisseurs de biens et services payés par les chèques, le remplacement par une allocation spécifique d’un programme de financement public existant, l’encadrement et la limitation du choix du public bénéficiaire, et enfin la baisse des coûts de financement des politiques publiques d’aide.

13Le Nouveau Management Public a naturellement repris l’instrument en s’appuyant sur une double logique argumentative essentielle : une politique de « voucher » doit être considérée non seulement du point de vue du bénéfice apporté au destinataire mais également du point de vue du financeur. Dans ce cas, la notion de « public value » (Moore, 1995) et celle de « merit goods » (Becker, 1974) sont invoquées.

14Ainsi, le « voucher » est identifié dans les discours de recherche comme un instrument reposant sur une conception « néolibérale » des politiques publiques et des acteurs individuels, notamment des bénéficiaires de l’aide sociale. Cet instrument cristallise (Halpern et al., 2014) des orientations politiques et morales et véhicule une définition de ce que doit être le « public » cible des aides sociales : ce dernier ne doit pas dilapider l’argent public ni privilégier une culture du « tout m’est dû » mais être guidé dans ses choix, tout en ayant la possibilité de recourir à des prestataires privés mis en concurrence.

15Dans le cas français, le chèque ne suscite aucune analyse théorique ni idéologique de ce type. Et pourtant, les autorités publiques, essentiellement locales, ont toujours et encore recours à cet instrument. La généralisation du chèque et son utilisation s’inscrivent, en fait, dans un contexte général de réformes des États-providence. Il s’agit de favoriser l’individualisation des aides sociales (tendance qui apparaît dès les années 1970 et se renforce dans les années 1990 et 2000) et de conduire leur mise en œuvre à un niveau plus local par des démarches adaptées aux divers contextes territoriaux (Esping-Andersen, 2008) [10]. La mise en place de dispositifs de contrôle de l’accès à ces aides (pièces justificatives demandées) se multiplie. Les contrôles d’effectivité sont désormais systématiques. Dès lors, l’usage du chèque apparaît comme une politique rationnelle, cohérente puisqu’il n’est utilisable que pour un bien précis ou le service auquel il est destiné. Son caractère, étant le plus souvent nominal, évite de verser des sommes indues, difficiles à récupérer par la suite.

16Notre thèse est la suivante : si la diffusion du chèque en France a pu se faire aussi rapidement, c’est parce qu’il a perdu sa dimension idéologique et politique. Il a été « dépolitisé » par les entreprises, les prestataires de service le commercialisant. Ainsi, le chèque est un instrument paradoxal : alors qu’il est porteur d’une vision néolibérale des politiques publiques et du public auquel il est destiné, il ne semble pas avoir été adopté pour ces mêmes raisons. Ainsi, nous tenterons d’apporter une réponse à la question suivante : « Comment cet instrument d’origine néolibérale, anglo-saxonne, a-t-il pu se diffuser aussi rapidement en France et à travers ses territoires sans que cette greffe et ce transfert ne soient remarqués ? »

17La problématique retenue a permis d’expliciter les mécanismes qui font du chèque un vecteur implicite, caché, de l’extension d’une vision néolibérale, et confère une influence déterminante au secteur privé, au point de modifier subrepticement les perceptions et les contenus politiques sous-jacents et de les rendre, in fine, plus acceptables.

18Notre propos s’étaye sur une recherche conduite dans le cadre d’une thèse de doctorat (Lacheret, 2014) étudiant l’adoption du chèque, sa réinterprétation et sa mise en œuvre par les collectivités territoriales françaises. Nous avons suivi l’extension du chèque de la Région Rhône-Alpes, pionnière en la matière, et sa transplantation vers d’autres régions (PACA) et conseils départementaux (Saône-et-Loire, Drôme) qui ont voulu dupliquer le dispositif et ses modalités de mise en œuvre. Au total, 45 entretiens ont été menés auprès d’élus, de cadres des collectivités et d’agents opérationnels, ainsi qu’auprès des acteurs travaillant dans les entreprises commercialisant les solutions-chèque, pour déterminer leur perception quant à l’opérationnalité de l’instrument. Nous avons pu bénéficier d’un accès aux documents internes des collectivités et des entreprises commercialisant les chèques, ce qui nous a permis de mener une étude qualitative de trois terrains distincts.

19En Région Rhône-Alpes, premier lieu d’émergence du chèque-culture lancé par une collectivité locale française, il s’agissait d’offrir un accès à la culture et aux loisirs à une population ciblée. Sa diffusion rapide entre les collectivités françaises illustre bien le phénomène de dialogue et de parangonnage entre territoires. Les résultats de l’enquête montrent que les acteurs, à chaque transfert et importation de la méthode, se sont parfaitement approprié l’argumentaire néolibéral implicite du chèque, quelle que soit l’aide individuelle versée. Enfin, l’intervention des entreprises émettrices de chèques a été décisive pour ce qui est de l’introduction de logiques pragmatiques faisant de cet objet un dispositif dépolitisé beaucoup plus facilement acceptable du fait de son apparente neutralité politique.

La dynamique de diffusion et d’appropriation du chèque en France

20Les premiers chèques permettant de verser une aide publique (les chèques vacances ou les titres de restauration étant destinés à être versés par les employeurs, nous les avons volontairement écartés de l’étude car ils ne sont pas de même nature alors qu’ils ont été introduits antérieurement) sont mis en place dans les années 1990 à l’échelle nationale, essentiellement dans le cadre des prestations sociales. On citera le « chèque emploi service universel » [11] et le « chèque d’accompagnement personnalisé » [12]. Mais c’est bien au sein des collectivités locales que s’organisent les premiers recours à cet outil.

21En 1993, le conseil régional Rhône-Alpes crée le « chèque culture ». Destiné aux lycéens, ce carnet de quatre chèques permet, en échange d’une participation de dix francs, de bénéficier d’un bon d’achat pour un livre, un spectacle vivant, une entrée dans un musée et une place de cinéma. Ce type d’aide se diffuse peu à peu : 21 régions sur 22 disposeront dans la décennie qui suit d’un système d’émission de chèques du même type. L’expérience ouvre la voie à l’émission de chèques-formation (Poitou-Charentes), de chèques de mobilité (Puy-de-Dôme, Nord-Pas-de-Calais, Var), de chèques-santé (Conseil général de la Réunion), de chèques visant à l’acquisition de sièges-auto pour les bébés (Bouches-du-Rhône, Pyrénées-Atlantiques) ou à l’achat de chauffe-eau solaires ou de chaudières à bois (plus de la moitié des Régions françaises).

22Il existe donc deux types de chèques qui, bien que servant apparemment à la même chose (subvention pour l’acquisition par un public ciblé d’un bien ou d’un service), se distinguent par leurs visées respectives :

  • Les chèques sociaux qui visent au ciblage et à la rationalisation de l’aide sociale.
  • Les chèques permettant de verser des aides facultatives à un public qui n’a pas forcément de difficultés sociales, mais aussi de remplacer une subvention tout en rendant tangible l’aide de la collectivité.

23Présenté comme « un outil de politique culturelle pour la région Rhône-Alpes, qui le présente d’ailleurs comme l’axe prioritaire de sa politique en faveur de la « formation et de l’accès des jeunes à la culture » [13], le chèque culture Rhône-Alpes a subi plusieurs transformations depuis son lancement en 1994 jusqu’aux derniers développements de la carte à puce (appelée carte M’RA) en 2013. D’un produit purement culturel destiné aux lycéens rhônalpins, il est ainsi devenu une carte « de l’autonomie » regroupant des services allant bien au-delà de la culture (sport, contraception, équipements professionnels des apprentis…). Le chèque-culture peut donc être identifié comme un outil présentant une offre et permettant un choix individuel. Il s’oppose dans son principe opérationnel à la politique culturelle plus habituelle de soutien à la demande.

24On retrouve cette idée dans les arguments avancés respectivement par Hervé Mariton, vice-président en charge de la culture en 1998, ou Amaury Nardone, président de la Commission culture de l’époque [14], lorsqu’ils parlent d’un « clivage » politique conditionnant la perception qu’ont les élus du chèque culture :

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« […] donc sur un élément comme le chèque culture, on a un exemple de clivage, qui est assez volontiers un clivage politique : les gens de droite ayant envie d’encourager une pratique individuelle, qui peut être une pratique éclairée, qui peut être une pratique bénéficiant d’un environnement, d’une pédagogie, mais qui à un moment, constate un choix individuel » [15].

26Ces acteurs politiques partagent la même vision du chèque comme étant un instrument du libre choix permettant d’encadrer indirectement l’usage de la dépense publique tout en contraignant par ailleurs son bénéficiaire à le dépenser pour un usage bien précis.

27Il est donc surprenant de constater que l’alternance politique au sein du conseil régional ne freinera pas l’usage du chèque, pas plus que dans l’ensemble des régions. Les élections de 1998, puis celles de 2004, vont conduire à une alternance politique à gauche dans les conseils régionaux. Les chèques inspirés de l’expérience rhônalpine se diffusent : chéquier « Tick’Art » (Île-de-France, 2001), chéquier « Ciné-Lecture » (Provence-Alpes-Côte d’Azur, 2002)… Les départements leur emboîtent le pas : le « chèque-culture » du Var est créé en 1999. Il est le premier d’une série de chéquiers départementaux calqués sur le modèle rhônalpin.

28Cette recrudescence de chèques ciblant des aides facultatives va faire l’objet d’un recensement par le Ministère. Ainsi, François Rouet établit en 2009 une cartographie des chèques par collectivité locale.

Figure 1

Collectivités disposant d’un dispositif de type « chèque culture » en 2009

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Collectivités disposant d’un dispositif de type « chèque culture » en 2009

Source : DEPS, ministère de la Culture et de la Communication, 2009.

29Parallèlement, d’autres dispositifs élargissent le champ d’action des politiques culturelles : des chèques-sport proposent notamment une participation financière pour l’acquisition d’une licence sportive (Midi-Pyrénées, Limousin), ou des chèques « mixtes » à destination des collégiens (Drôme, Allier).

30L’exemple du chèque-culture, du fait de son image positive et de sa popularité, permet de comprendre l’absence de clivage politique à son endroit. En effet, la filiation libérale n’est pas véritablement lisible ni visible ou revendiquée par les acteurs. C’est ainsi que la diffusion du chèque au sein des collectivités de tous bords se fait de façon consensuelle.

31La restitution de la trajectoire du chèque culture et énergie pose alors une question : peut-on vraiment considérer que leur circulation s’apparente à la diffusion d’une vision « néolibérale » du public des politiques publiques ?

Le chèque, instrument néolibéral caché ?

32Les entretiens menés nous permettent de comparer les arguments justifiant la mise en place du chèque par les acteurs des collectivités françaises et ceux utilisés par les différents auteurs anglo-saxons dans les années 1990 et 2000 que nous avons présentés en introduction.

Des arguments fragmentés et divers

33Il s’avère que les acteurs français ne reprennent pas l’ensemble de la doxa néolibérale soutenant l’utilisation du chèque, telle que nous l’avons décrite plus haut. Toutefois, ils se réfèrent systématiquement à au moins l’un des arguments avancés par cette même doxa. Chaque acteur mobilise la dimension qui l’intéresse le plus dans l’ensemble de cet argumentaire sans afficher une adhésion explicite à ce discours. Certains acteurs vont ainsi valoriser l’argument du « libre choix » [16], d’autres insistent davantage sur le fait que le chèque est un moyen de faire accepter une aide fléchée à la population selon un double principe fondé sur le choix et l’équité au sens de la définition de Steuerle [17]. L’argument d’une mise en compétition des fournisseurs est également convoqué dans les entretiens [18]. Le chèque peut également être présenté par les acteurs comme un outil servant à remplacer un autre programme d’aide [19]. La limitation implicite du choix des bénéficiaires est également citée, notamment par l’ancien directeur général adjoint des Services au Conseil général de Saône-et-Loire [20] à propos du chèque permettant de verser la Prestation de compensation du handicap. Enfin, l’argument financier selon lequel le versement d’une aide sous la forme d’un chèque serait une source d’économies pour les collectivités locales compte également parmi les arguments les plus développés par les acteurs du chèque social [21].

34Deux autres arguments plus pragmatiques, et donc moins directement liés à la doxa néolibérale, reviennent dans les entretiens : la fonction persuasive d’une action de communication et la réduction des coûts de transactions, c’est-à-dire le fait de matérialiser une aide sociale, de la rendre concrète pour celui qui la reçoit et d’en simplifier la gestion administrative lors de l’instruction des dossiers qui sont externalisés auprès d’un opérateur privé. On peine, dès lors, à identifier précisément la figure du destinataire et des « publics » qui y sont associés par les acteurs de la mise en place du chèque.

Le « public » du chèque : une cible multiple qui diffère selon les secteurs

35Les acteurs interrogés donnent moins un sens politique au chèque qu’ils ne valorisent son utilité dans le cadre de l’aide allouée. Le chèque correspond à la définition très large que lui donne Harvey Rosen. Les acteurs contemporains, tout en reprenant des fragments de discours inspirés du modèle néolibéral, promeuvent donc in fine une forme dépolitisée du chèque, liée à la neutralité de son objectif pragmatique, qui semble rendre ainsi possible sa diffusion dans des collectivités gérées majoritairement par la gauche. Le chèque ne matérialise pas les intentions politiques qu’un instrument trop ouvertement politisé pourrait afficher. Il devient un objet de compromis.

36L’un des intérêts de l’étude a été d’interroger les acteurs sur l’utilité qu’ils voyaient au chèque et donc, en creux, comment ils en concevaient les usagers. Il est apparu une différence de conception notable entre deux types de représentation que se faisaient les bénéficiaires des aides facultatives comme celles du « chèque-culture », et les aides plus ouvertement sociales des chèques d’aide à la personne par exemple.

37Dans le cas des aides sociales auxquelles le « public » a droit, ce dernier est construit comme un ensemble de personnes dont la rationalité reste très limitée et qui fait, de ce fait, l’objet d’une certaine méfiance paternaliste de la part des élus comme des cadres administratifs ou des agents opérationnels [22].

38Le public est supposé ne pas être assez « mûr » – un cadre administratif d’un Conseil général évoque des « personnes qui ne comprennent pas tout » – ni être en mesure d’utiliser à bon escient l’allocation. Contraindre la dépense et flécher son objet est donc considéré comme un moyen d’encadrer et d’aider effectivement les bénéficiaires selon des normes restrictives établies par le destinateur [23].

39À l’inverse, le public ciblé par les chèques et qui porte sur d’autres secteurs d’action publique est décrit comme moins « immature », plus responsable. Il est donc capable d’initiative et « naturellement » plus demandeur de liberté de choix importante. Cette différence d’attitude institutionnelle ne s’appuie pas sur la nature intrinsèque des chèques. En effet, même si, dans les faits, le chèque social ouvre une série de choix pour son bénéficiaire, cette dimension d’autonomie du choix n’est jamais évoquée par les acteurs. On retrouve par contre mention de la notion de libre choix au premier rang des arguments présents dans les entretiens lorsque les acteurs évoquent les chèques permettant de verser des aides facultatives.

40Ainsi, le public visé par les aides facultatives est mis en position d’exercer sa liberté de choix et de faire jouer le marché privé au moyen du dit chèque. Cette conception libérale des sujets acteurs (empowered) qu’implique ce type d’instrument pourrait réactiver un clivage plus politique droite/gauche au sein des institutions régionales concernées, comme on a pu le constater avec l’introduction du chèque culture en Rhône-Alpes [24].

41Pourtant, ce clivage ne se lit pas véritablement dans les comptes rendus d’entretiens. À droite comme à gauche, les élus décrivent le chèque comme un instrument « valorisant » les compétences et les facultés du public ciblé et offrant des marges de manœuvre et de liberté dont il saura se servir à bon escient.

42Cette perception positive est partagée par les acteurs administratifs qui voient dans le public bénéficiaire des aides facultatives des acteurs responsables et autonomes dans leurs décisions. Le directeur du Service jeunesse et sport de Rhône-Alpes parle d’« une carte qui peut avoir vocation à tendre vers une carte de l’autonomie du jeune, c’est-à-dire qui peut servir comme on a commencé à le faire à ce que le jeune soit acteur de son parcours d’autonomie » [25]. Son collègue, directeur de la carte M’RA, parle d’« un acte d’autonomisation du jeune, vraiment pour le laisser libre de choisir » [26]. La chef du service jeunesse de la Région PACA décrit le chèque comme « une aide directe au jeune pour son ouverture à la culture, une aide très individuelle » [27]. Dans la Drôme, la responsable du chéquier destiné aux collégiens en fait un outil d’« implication du jeune dans la vie associative » [28] et une façon de le responsabiliser et de lui apprendre à gérer par lui-même le subside.

43Ainsi, le chèque ne fait pas que matérialiser une subvention monétaire ex post, il est également porteur de représentations ex ante non seulement de l’aide mais aussi des publics visés. Un même objet véhicule donc une représentation différente du public qu’il est censé aider, au-delà de toute référence à une réalité concrète.

44Dans les deux cas de figure, un autre « public » du chèque est également convoqué : le « grand public » ou « l’opinion publique ». De nombreux acteurs avancent l’idée selon laquelle l’affichage ex ante d’un contrôle de l’utilisation accroît la légitimité externe des aides sociales, notamment auprès des personnes à qui elles ne s’adressent pas. Le DGS de la Drôme indique que « les gens sont pour qu’on contrôle la dépense des bénéficiaires » [29]. Son homologue de Saône-et-Loire reprend quasiment la même phrase : « Sur le chèque lui-même, il n’y a pas eu vraiment de débat, les gens ont trouvé ça plutôt pas mal de pouvoir avoir de la visibilité et du contrôle [30]. »

45Cette affirmation est récurrente chez les acteurs politiques comme Amaury Nardone [31], Charles Millon ou le socialiste Pierre Martinerie, vice-président du Conseil général de Saône-et-Loire, qui insistent sur les gages à donner à la population, sur le « sérieux » que doit représenter l’attribution de l’aide publique et de l’argent du contribuable.

46Les entretiens révèlent donc le caractère pluriel et polysémique des argumentaires légitimant le recours aux chèques. S’ils renvoient bien à des fondements idéologiques inspirés d’une conception néolibérale de l’action publique, ils ne s’enracinent pas dans des croyances politiques identifiables. En réalité, leur mode de justification est à chercher hors des paradigmes intellectuels et du seul champ politique, et plutôt dans la logique performative de l’instrument. Les arguments reprennent plutôt les vocables et formulations des entreprises commercialisant les chèques, des organismes en charge des procédures et modes de versement des aides, qui ont su imposer leur langage commercial aux clients et aux acteurs institutionnels à qui elles fournissent les titres et les procédures.

Les entreprises médiatrices, vecteur de dépolitisation d’une « cause sans adversaire »

47Les acteurs rencontrés l’affirment à tous les niveaux : la gestion d’un système de chèques ou de cartes est complexe. C’est donc auprès des entreprises spécialisées que les acteurs publics vont chercher l’expertise technique nécessaire en externalisant la gestion de leurs besoins. S’il est difficile de connaître le nombre de chèques gérés par des prestataires privés parmi les 43 dispositifs recensés en 2009 par l’étude du ministère de la Culture, les auteurs sont conscients que « lorsque la prestation est déléguée, les grands prestataires de services […] peuvent s’appuyer sur leurs réseaux préexistants » [32]. Ils assument la mise en œuvre technique des chèques mais aussi les coûts de transaction monétaire et de communication liés à leur émission, tout en euphémisant la dimension politicienne des politiques publiques qui en ont été le préalable. Les ordonnateurs institutionnels peuvent ainsi externaliser les coûts techniques et politiques de leur gestion.

De la prestation de service au lobbying politique ?

48Les entreprises émettrices de titres de restauration, par exemple, mettent à disposition des ordonnateurs publics une expertise et des produits issus d’autres types de prestations destinées également au grand public et qui utilisent des titres monétaires comme les « chèques ». Les marchés publics de fournitures de chèques aux agents des collectivités territoriales sont âprement disputés par les quatre émetteurs présents en France : Edenred (Ticket Restaurant), le Groupe Up (Chèque Déjeuner), Sodexo CCR (Chèque Restaurant) et Natixis Intertitres (Chèque de Table). Compte tenu de la maturité du marché des chèques et pour profiter des opportunités légales et fiscales existantes, ces entreprises émettrices ont créé d’autres types de produits pour élargir la palette de leur offre. Ils sont assez semblables en termes de modèle économique (chèques cadeaux, CESU…) mais permettent de créer de nouveaux marchés offreurs.

49En plus de ces gammes de chèques classiques, certains émetteurs ont créé des titres plus spécifiques, établis sur mesure pour les collectivités désireuses de mettre en place une aide élargie à des publics plus segmentés. Le Groupe Up développe, à partir de 1999, un service d’ingénierie de chèques « sur mesure » capable de s’adapter à la demande des collectivités (nommée « adéquation »). Chez Edenred, le principe a été le même avec la création de la branche « Ticket à la carte » à la même période. Cette réponse ciblée aux demandes des collectivités a correspondu, à la fin des années 1990, à l’essor de nouveaux dispositifs culturels qui ont privilégié l’usage du chèque.

50Les produits « sur mesure » sont donc moins des sources de revenus accrus pour les émetteurs que des outils de communication et d’influence permettant de valoriser les entreprises et leurs marques sur un marché très concurrentiel, dont les produits les plus rentables sont, par ailleurs, strictement identiques [33].

51Il est donc logique que les trois plus importants émetteurs aient profité de l’opportunité représentée par le versement des aides à la population pour s’engager dans la production de chèques sur mesure. C’est le secteur culturel qui a été le premier bénéficiaire de cette nouvelle manne, puis, au gré de la diffusion et de l’évolution des demandes des collectivités, les nouveaux marchés se sont également portés vers des domaines comme l’environnement, les transports et l’action sociale. Les entreprises prestataires ont dû réorganiser leurs services et créer des départements entiers consacrés à l’ingénierie des collectivités, capables de répondre à des appels d’offres complexes et d’assurer la gestion de ces dispositifs.

52Cette évolution n’est pas sans conséquences pour les entreprises et les institutions publiques. Ainsi, le Groupe Chèque Déjeuner a créé en 2006, en plus d’Adéquation, un service commercial spécialisé – le Département des relations institutionnelles – visant à promouvoir son ingénierie « sur mesure » auprès des collectivités.

53Cette montée en puissance de la demande de chèques culturels des collectivités coïncide parfaitement avec les débuts de la diffusion des « chèques-culture » au sein de départements et de régions. L’entreprise va donc accompagner cette nouvelle demande, puis, de plus en plus, la susciter par une démarche qui s’apparente à une forme de lobbying et de stratégie d’influence.

54Parallèlement à cette réponse technique du secteur privé et face à l’augmentation de la demande de dispositifs par chèque que les collectivités pensaient ne pas savoir gérer, une organisation plus commerciale a vu le jour afin de vendre et promouvoir des dispositifs sur mesure. Les entreprises ont dû, pour cela, réviser leurs méthodes de vente : il ne s’agit désormais plus de vendre un produit existant à une collectivité en répondant à un besoin précis mais de susciter l’envie, d’identifier les acteurs clés, d’être une ressource technique lors de la rédaction d’un éventuel cahier des charges pour, finalement, faire effectuer le travail opérationnel par la filiale en charge de la gestion de dispositifs sur mesure.

55Ce changement de stratégie a par exemple été mené très rapidement, en quelques mois, par la Direction générale du Groupe Up (Chèque Déjeuner). Cette adaptation à la nouvelle configuration témoigne de la volonté d’influer davantage sur les décisions des collectivités locales en les incitant à adopter le chèque pour toutes sortes d’aides individuelles obligatoires ou non. Deux autres prestataires, Accor services (qui deviendra Edenred) et Sodexo CCR opéreront en parallèle des mutations similaires.

L’argumentation « commerciale » : un discours public/privé coproduit ?

56Cette démarche marketing se double d’un lobbying efficace. Elle a eu pour conséquence de généraliser la promotion d’un discours argumentatif soulignant la dimension éthique et de responsabilité sociale qu’offre une relation d’aide et revendiquant ainsi l’efficacité pratique mais aussi la « neutralité politique » de la démarche. Le chèque et sa promotion deviennent, pour reprendre les termes d’Armèle Cloteau et Marie Mourad [34], une « cause sans adversaire » mais aussi plus indirectement une œuvre sociale coproduite.

57L’action commerciale des entreprises conceptrices de chèques auprès des collectivités apparaît ainsi comme un des facteurs expliquant la dynamique d’appropriation et de diffusion accélérée des chèques au sein des collectivités françaises. Si l’on se fie à l’argumentaire de vente des émetteurs qui les commercialisent auprès des collectivités, le passage au chèque permet une « garantie de bonne utilisation des fonds affectés », une « gestion simplifiée du dispositif d’aide », et « son caractère anonyme est une source d’une plus grande dignité, d’une liberté de choix, d’une prise de contact avec les acteurs de la vie locale » [35].

58En 2010, dans deux courriers destinés aux directeurs des services « jeunesse » des collectivités ainsi qu’aux élus en charge de cette thématique, les arguments développés sont ceux de la simplification administrative, du contrôle de la dépense publique et de la lisibilité [36]. Ce sont donc les entreprises commercialisant les dispositifs qui ont joué ce rôle central de médiation en privatisant et en transformant les modalités de versement des aides sociales via les chèques. Elles ont pu implanter une représentation de l’aide individuelle a priori complètement fonctionnelle mais aussi légitimer un modèle mixte de partenariat privé/public. Prendre en compte l’influence cognitive de ces discours d’action publics et privés permet d’expliquer le degré de fragmentation et de bricolage des argumentaires politiques mobilisés tant par les acteurs politiques et administratifs lors de la mise en place des chèques que par les groupes privés désireux d’obtenir de nouveaux marchés et de susciter une relation de confiance et de partenariat avec des institutions publiques. L’objectif de leur usage ne peut donc se réduire à la seule volonté de conformer le public à une injonction néolibérale, quand bien même le caractère néolibéral de ces instruments et la prégnance diffuse d’un modèle néolibéral peuvent être, par ailleurs, attestés.

59Il faut donc s’interroger sur les raisons objectives du transfert, de l’adoption et de la circulation d’un outil, le chèque/voucher, présenté comme l’émanation d’un paradigme néolibéral d’origine anglo-saxonne. Cette diffusion au sein des collectivités locales françaises s’est effectuée de façon transversale, sans intervention particulière ou directe de l’État comme ce fut le cas pour d’autres dispositifs et sans qu’il y ait eu de débat particulier.

60Au vu des origines très « libérales » du chèque revendiquées par un certain nombre d’hommes politiques français l’ayant introduit dans les années 1990, on aurait pu penser que les discours véhiculés par les parties prenantes du chèque auraient été particulièrement tranchés, au point qu’un véritable débat politique s’instaurât dans les collectivités où il est implanté. C’est très loin d’être le cas puisque le chèque est devenu une « cause sans adversaire », un instrument technique jugé utile et pratique et dont les caractéristiques marchandes et instrumentales ne dérangent pas les acteurs interrogés.

61La segmentation du public ciblé semble avoir conditionné les modes et les styles d’appropriation des différents types de chèques. Lorsque le chèque visait le versement d’une aide sociale, l’encadrement des pratiques était prescrit ex ante. Lorsque le chèque permettait de verser une aide culturelle, c’était quasiment l’argumentaire inverse qui était développé.

62L’adoption de cet instrument néolibéral en France a donc largement reposé sur les argumentaires commerciaux développés par les entreprises émettrices déjà implantées et qui, parfois, fournissaient déjà les collectivités. Elles se sont structurées pour répondre à ce besoin nouveau au niveau local, le faisant souvent découvrir aux collectivités en le présentant comme un outil de communication et de simplification administrative. Les élus et les agents des collectivités se sont emparés du chèque pour répondre à des problématiques concrètes tout en reprenant partiellement la rhétorique néolibérale que l’on retrouve chez les chercheurs anglo-saxons, mais c’est ce renfort, cette « assistance argumentative » développée par les entreprises émettrices, qui a permis de faire en sorte que l’instrument-chèque se diffuse.

63Les chèques sont toutefois porteurs d’une représentation de l’aide sociale et de ses bénéficiaires, ils sont finalement le vecteur d’un changement de conception des aides sociales et de leurs publics et accompagnent le processus de passage d’une logique universaliste à une logique de ciblage des aides individuelles, désormais très avancée.

64En effet, cette arrivée du chèque dans les collectivités locales françaises, à l’orée des années 1990, est concomitante avec l’introduction massive des outils de gestion du « nouveau management public » et de leur transfert et appropriation par les institutions publiques. L’originalité de cet instrument en particulier réside donc principalement dans son mode de diffusion et « l’accompagnement argumentatif » dont ont fait preuve les entreprises et les institutions publiques pour introduire une logique utilitariste accompagnée d’une représentation ciblée du public bénéficiaire de ces chèques.

65La promotion de nouveaux outils de gouvernance est donc le produit d’une époque, d’une histoire institutionnelle et de la recherche discursive d’une cohérence entre logiques publique et privée plus que d’une seule optimalité de fonctionnement. En se retrouvant autour de représentations et d’objets de compromis communs comme le chèque, les acteurs faisaient indirectement l’économie de luttes et de débats plus politiques. La neutralité apparente du recours à la rationalité instrumentale et à sa légitimité apolitique a permis le développement d’une dynamique normative partagée en totale compatibilité avec la montée du nouveau management public, de nouveaux modes d’appropriation publics partagés. La prégnance d’un esprit, de valeurs, de représentations communes qui évacuent le conflit et le débat et privilégient la coproduction d’innovations institutionnelles a fait le reste.

Notes

  • [1]
    Lascoumes, P. et Le Galès, P. (dir.) (2004), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po.
  • [2]
    Glennerster, H. et Le Grand, J. (1995), « Le développement des quasi-marchés dans la protection sociale », Revue française d’économie, 10(3), 111-135.
  • [3]
    Récemment, la secrétaire à l’Éducation nommée par Donald Trump, Betsy DeVos, a été très critiquée à cause de son engagement en faveur du chèque devant le Sénat.
  • [4]
    Feigenberg, B., Rivkin, S., & Yan, R. (2017), « Illusory Gains from Chile’s Targeted School Voucher Experiment », National Bureau of Economic Research Working Paper No. 23178, Issued in February 2017, NBER Program(s) ; Dynarski, M. (2016), « On negative effects of vouchers », Evidence Speaks Reports, 1(18), https://www.brookings.edu/research/on-negative-effects-of-vouchers/
  • [5]
    Salamon, L. (Ed.) (2002), The Tools of Government: A Guide to the New Governance, Oxford, Oxford University Press.
  • [6]
    Carnoy, M. (2009), Review of “Evaluation of the DC Opportunity Scholarship Program: Impacts after Three Years, Boulder, Colo, National Education Policy Center.
  • [7]
    Steuerle, E. (ed.) (2000), Vouchers and the provision of public services, Washington, D.C., Brookings Institution Press.
  • [8]
    Greene, J. (2001), An Evaluation of the Florida A-Plus Accountability and School Choice Program, New York, NY, Manhattan Institute, Center for Civic Innovation.
  • [9]
    Sturgess, G. & Bodroza, I. (2011), Redeeming vouchers in Public Services, Serco Institute.
  • [10]
    Esping-Andersen, G. (1990), The Three Worlds of Welfare Capitalism, Princeton University Press ; Glennerster, H. et Le Grand, J. (1995), « Le développement des quasi-marchés dans la protection sociale », op. cit., pp. 111-135.
  • [11]
    Loi contre les exclusions du 29 juillet 1998.
  • [12]
    Décret 99-862 du 6 octobre 1990.
  • [13]
    Lacerenza, S. (2001), « L’impensé des études sur les effets des politiques de tarification : l’exemple du chèque-culture en région Rhône-Alpes », in O. Donnat et S Octobre (dir.), Les publics des équipements culturels : méthodes et résultats d’enquêtes (p. 170), Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des Études et de la Prospective, coll. « Les Travaux du DEP ».
  • [14]
    Entretien avec Amaury Nardone, Charbonnières les Bains, 1er mars 1999.
  • [15]
    Entretien avec Hervé Mariton, Crest, 15 avril 2000.
  • [16]
    Entretien avec Amaury Nardone, Lyon, 10 février 2010.
  • [17]
    Entretien avec Joël Crémilleux, DGS du CG de la Drôme, Valence, 11 juillet 2011.
  • [18]
    Entretien avec Nicolas Gomord, chef du service sport jeunesse, CG de la Drôme, Valence, 11 juillet 2011.
  • [19]
    Entretien avec Brigitte Ducourtil, chef du service énergies, Région Rhône-Alpes, Lyon, 28 avril 2013.
  • [20]
    Entretien avec Pierre Bucco, Vesoul, 31 janvier 2013.
  • [21]
    Entretien avec Boris Vallaud.
  • [22]
    Entretiens notamment avec Boris Vallaud et Amaury Nardone.
  • [23]
    Entretien avec Pierre Bucco, op. cit.
  • [24]
    Entretien avec Charles Millon, op. cit.
  • [25]
    Entretien avec Thomas Senn, Lyon, 20 avril 2013.
  • [26]
    Entretien avec Patrick Darnaud, Lyon, 8 octobre 2012.
  • [27]
    Entretien avec Jocelyne Giamportone, Marseille, 11 février 2010.
  • [28]
    Entretien avec Stéphanie Loullier, Valence, 23 juin 2010.
  • [29]
    Entretien avec Joël Crémilleux, op. cit.
  • [30]
    Entretien avec Boris Vallaud, op. cit.
  • [31]
    Entretien avec Amaury Nardone, op. cit.
  • [32]
    Op. cit.
  • [33]
    Entretien notamment avec Stéphane Lefebvre, Épernay, 21 décembre 2012.
  • [34]
    Cloteau, A. et Mourad, M. (2016), « Action publique et fabrique du consensus : la “lutte contre le gaspillage alimentaire” en France et aux États-Unis », Gouvernement et action publique, 1(1), 63-90. doi:10.3917/gap.161.0063.
  • [35]
    On retrouve ces argumentaires sur les plaquettes promotionnelles et les sites Internet des principaux émetteurs.
  • [36]
    Source interne au Groupe Chèque Déjeuner.
Français

Le chèque (ou voucher) est un instrument d’action publique d’origine anglo-saxonne, dont l’usage s’est largement diffusé au sein des collectivités locales françaises. Cet article vise à montrer, sur la base d’une étude de terrain menée auprès d’acteurs de collectivités locales, que cette diffusion s’est faite de façon dépolitisée, par le biais de l’action des entreprises qui en assuraient la mise en œuvre, en insistant sur son caractère « innovant ».

Arnaud Lacheret
Arnaud Lacheret est docteur en science politique, chercheur associé au Laboratoire Pacte – Sciences Po Grenoble et enseignant-chercheur à l’Idrac Business School.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/11/2017
https://doi.org/10.3917/entin.32.a0036
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