Les points forts
- L’émergence de l’entrepreneuriat social à l’agenda politique est étroitement lié à l’évolution du contexte socio-économique depuis le tournant néolibéral des années 1980 jusqu’aux conséquences de la crise économique de 2008.
- Les stratégies de promotion de l’entrepreneuriat social menées en France par de nouveaux acteurs interviennent dans un contexte européen et international favorable au nouveau paradigme, tandis que les tenants de l’ESS « à la française » peinent à parler d’une seule voix.
- L’exemple de l’entrepreneuriat social met en évidence le rôle éminent des « entrepreneurs politiques » dans la préparation des opinions à un changement de paradigme.
1Depuis une quinzaine d’années, le thème de l’entrepreneuriat social s’est progressivement imposé, en France, dans l’espace public et à l’agenda politique comme le nouveau paradigme de l’innovation sociale efficace. Si le constat est banal, la façon dont le phénomène s’est opéré reste peu étudiée. Cet article se propose de comprendre précisément comment l’entrepreneuriat social (ES) a émergé au tournant des années 2000 comme une forme plus pragmatique de résolution des problèmes sociaux et un mode de gouvernance « subpolitique » et plus « dépolitisé » de l’aide sociale, jusqu’à venir concurrencer la notion d’« Économie sociale et solidaire » (ESS). Cette dernière approche paraissait solidement établie sur une tradition héritée de la matrice coopérative, un projet de construction d’une économie solidaire, alternative à l’économie marchande, une visée de justice sociale et de refondation plus démocratique des modes d’organisation. Le changement de sens et d’orientation est donc très profond. Il doit être replacé dans sa trajectoire et le contexte socio-économique qui l’a vu naître [1].
2L’ESS est, en effet, traditionnellement définie par ses valeurs, sa dimension institutionnelle et ses statuts qui englobent, de droit, toutes les coopératives, mutuelles, fondations et associations employeuses, alors que l’ES est conçue comme une pratique, un processus d’action finalisé qui « recouvre l’ensemble des initiatives économiques dont la finalité principale est sociale ou environnementale et qui réinvestissent la majorité de leurs bénéfices au profit de cette mission » [2]. La loi Hamon du 31 juillet 2014 consacrée à l’ESS a légitimé ces deux acceptions mais élargi le champ d’action et les compétences respectives de tous les acteurs puisqu’elle donne la possibilité à des entreprises commerciales poursuivant un but d’« utilité sociale » d’intégrer le champ de l’ESS. Cet épisode législatif emblématique nous donne l’occasion de revenir sur les différentes séquences qui ont permis à l’ES d’être socialement pensable, puis d’être formalisée et soutenue par un certain nombre de parties prenantes, avant d’être reconnue par le législateur comme une nouvelle dynamique de traitement des problèmes sociaux.
3Pour comprendre cet aboutissement, nous nous fondons sur les outils classiques de l’analyse des politiques publiques, qui distinguent généralement trois phases essentielles [3]. La première est celle du contexte général, qui fait qu’une question devient collectivement envisageable à un moment donné. La deuxième est celle du positionnement de différents acteurs sur le sujet lui-même, qui les entraîne à formuler des propositions de résolution et à concevoir de nouveaux modèles d’action. Souvent peu connus du grand public, ces entrepreneurs « intellectuels » ou « institutionnels » sont souvent les plus impliqués dans la préparation de la décision. La troisième est celle de l’émergence de l’enjeu à l’agenda politique. Le travail de ces « entrepreneurs politiques » est alors de profiter des « fenêtres d’opportunités » qui se présentent à eux et, si possible, de les susciter par des discours performatifs et des représentations positives [4], pour faire en sorte que la décision à prendre soit conforme à leurs intérêts mais également recevable par les diverses parties prenantes. Nous verrons, en ce sens, comment les partisans de l’ES ont su tirer profit d’une reconfiguration politique internationale et nationale des politiques publiques résultant de trois niveaux successifs de négociations : l’initiative pour l’entrepreneuriat social (IES) de la Commission européenne en 2011, la Taskforce du G8 consacrée à l’impact des investissements sociaux en 2013, la loi française de juillet 2014 sur l’ESS. Ces trois séquences différentes peuvent être considérées comme les moments charnières qui ont permis une intégration des contradictions traversant, en France, le champ de l’ESS puis précipité une reconfiguration globale du champ entérinant, de facto, de nouveaux rapports de force particulièrement propices à la montée et à la généralisation des pratiques et des valeurs de l’entrepreneuriat social.
L’institutionnalisation de l’ESS et le tournant néolibéral des années 1980
4L’ESS s’est progressivement institutionnalisée au début des années 1980, lorsque la gauche française est arrivée au pouvoir. Cette reconnaissance est le fruit de la médiation d’un État social toujours très tutélaire qui a favorisé un rapprochement puis institué la fusion de deux familles de pensée à la fois complémentaires et concurrentes : l’économie sociale et l’économie solidaire. La première obtient en 1981 un soutien politique fort avec la création de la Délégation interministérielle à l’innovation, à l’expérimentation sociale et à l’économie sociale (DIIESES), puis la création du premier Secrétariat d’État chargé de l’économie sociale placé, à l’origine, sous l’autorité du Premier ministre, Laurent Fabius, de 1984 à 1986. L’économie sociale sera ensuite intégrée au sein d’un Secrétariat d’État chargé de l’économie solidaire sous la gouverne de la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Élisabeth Guigou. L’économie solidaire apparaît en tant que telle pour la seule et unique fois dans un organigramme gouvernemental en 2000, mais disparaît au bout de deux ans. Sur le terrain, une tradition plus critique issue du mouvement social, de la revendication écologique et de l’aspiration à un modèle alternatif reste cependant vivace et se singularise par sa force de contestation. Elle revendique des finalités sociales d’intérêt général, une forte volonté de changement et, en particulier, de lutte contre les inégalités, qui peut prendre des dimensions plus ou moins politiques. L’économie solidaire peut ainsi être toutefois définie en termes plus explicitement politiques comme « l’ensemble des activités économiques soumis à la volonté d’un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l’intérêt individuel ou le profit matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de l’économie à partir d’engagements citoyens » [5]. Aujourd’hui, les deux termes d’« économie sociale » et d’« économie solidaire » sont couramment accolés, y compris dans des textes officiels, formant ainsi le paradigme unifié de l’« économie sociale et solidaire » (ESS).
5Héritage de la période des « Trente glorieuses », l’État social soutient en grande partie les acteurs de l’ESS, au nom de « l’intérêt général » dont il se veut être le garant mais aussi en raison de la proximité politique et idéologique qui lie les acteurs de l’économie sociale et solidaire à une classe politique dont ils ont parfois intégré les rangs. L’ES, en tant que pratique plus microsociale tend, par ailleurs, à remettre en cause cette logique plus macropolitique. Dans les années 2000, les partisans de l’ES affirment que les statuts de l’ESS ne suffisent plus à couvrir la pluralité des missions sociales ni à mettre en œuvre des programmes adéquats. L’État ne peut pas tout : ni conduire seul ni, du reste, assumer dans son entièreté le poids économique de politiques d’aide sociale qui aggravent les déficits. Il doit être secondé, voire relayé par des initiatives en provenance de la société civile et ce via des organisations plus souples et plus créatrices d’utilités sociales, e.g. de valeur sociale mais aussi de valeur économique. Ces discours qui cherchent à concilier un esprit d’entreprise avec des formes de « lucrativité limitée » sont plus en phase avec les doctrines néolibérales d’Hayek et des économistes de Chicago qui, tels Milton Friedman, Robert E. Lucas ou Gary Becker, vont inspirer le tournant néolibéral [6] que connaissent la plupart des pays industrialisés à la suite de l’élection de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne en 1979 et de Ronald Reagan aux États-Unis en 1980. Il faudra néanmoins attendre le tournant de la rigueur en 1983 pour que cette vision plus entrepreneuriale de la mise en œuvre privée de l’aide sociale prenne corps en France. La réhabilitation et la valorisation de l’entreprise s’opèrent cette année-là, lorsque François Mitterrand décide de changer de cap, au moment où le parti socialiste se convertit, lui aussi, à l’économie de marché. En tout état de cause, le pays qui va faire plus tard l’expérience de la « fracture sociale », n’est pas prêt à « sacrifier » son système de protection sociale ni à revoir plus radicalement son modèle social. Dans des secteurs clefs de l’assurance sociale (retraites, santé notamment), les réformes pour tenter de faire des économies vont toutefois se succéder les unes aux autres, mais les dispositifs d’aide sociale destinés à venir en aide au nombre croissant des laissés pour compte de la croissance se multiplient (allocation de solidarité, revenu minimum d’insertion, couverture maladie universelle, etc.), si bien que les coûts structurels de la lutte contre l’exclusion augmentent. L’État-providence français redistribue ainsi aujourd’hui près de 32 % du PIB, ce qui est le taux le plus élevé de tous les pays de l’OCDE, dix points au-dessus de la moyenne [7].
6La chute du mur de Berlin en 1989, puis l’effondrement du bloc communiste, signifie pour certains commentateurs la fin de l’Histoire [8] et l’avènement définitif du capitalisme. C’est dans ce contexte de changement que l’ES voit le jour. L’approche apparaît comme un moyen de concilier efficacité économique et utilité sociale par le biais de méthodes et de modes d’organisation largement inspirés des pratiques managériales. Ce mouvement est également mondial. Il vient pour partie des États-Unis et de la sphère anglophone, avec la création d’Ashoka international en Inde, dès 1980 à l’initiative de Bill Drayton, dont les programmes essaiment dans le monde tout au long de la décennie. Les plus grandes écoles de commerce américaines suivent le mouvement, à l’image de la Harvard Business School qui crée sa Social initiative en 1993. Le Babson Social Innovation Lab est lancé à l’Université de Boston, la Wharton School à Philadelphie, la Stanford Graduate School of Business en Californie ou NYU à New York, promouvant une vision plus anglo-saxonne, plus hybride, qui veut concilier finalité sociale et un mix d’organisations commerciales ou à but non lucratif. L’Europe n’est pas en reste. La Schwab Foundation for Social Entrepreneurship naît à Genève 1998 et se projette dans le monde entier. L’Italie crée en 1991 un statut spécifique de coopératives de solidarités sociales qui fait explicitement référence à l’ES, tandis que la Belgique vote en 1995 une loi sur les entreprises commerciales à finalités sociales. Par ailleurs, le Royaume-Uni se fait le chantre de l’entrepreneuriat social, du mécénat et de la philanthropie sociale réunis, à travers notamment la Coalition for Social Entreprise en 2002, suivie par le projet de Big Society en 2010 et plus récemment la promulgation du Social Value Act de 2013.
7L’élargissement en 2004 de l’UE à dix nouveaux États-membres, presque tous d’anciens pays communistes très souvent méfiants à l’égard d’une économie soutenue par les pouvoirs publics, constitue un autre terreau fertile pour l’européanisation de l’EA et son institutionnalisation comme pratique dominante. Face à cet engouement européen, les défenseurs du modèle historique français de l’ESS se trouvent, du coup, plus isolés au sein de l’UE, au moment même où la Commission européenne lance « the European Alliance for Corporate Social Responsibility », un forum ouvert à toutes les entreprises européennes, qui vise à encourager les initiatives sociales. La Commission s’intéresse en même temps au statut des entreprises d’économie sociale au niveau national pour s’assurer que leur fonctionnement ne constitue pas une entorse au principe de concurrence libre et non faussée. Soutenue financièrement par la Commission européenne, le réseau « Émergence des entreprises sociales en Europe » (EMES) contribue à créer un cadre institutionnel favorable à la promotion d’une vision partagée de l’entrepreneuriat social en théorisant l’entreprise sociale à partir d’un faisceau d’indices et de typologies. Il a ainsi forgé une définition fondée sur une liste de neuf indicateurs socio-économiques qui s’est largement imposée en France comme ailleurs, non seulement dans les milieux académiques mais aussi au sein des sphères décisionnelles. Quatre sont de nature économique : une activité continue de production de biens ou de services ; un degré élevé d’autonomie ; un niveau significatif de risque économique ; un niveau minimum d’emploi rémunéré. Cinq sont de nature sociale : une initiative émanant d’un groupe de citoyens ; un pouvoir de décision non basé sur la détention du capital ; une dynamique participative impliquant différentes parties concernées par l’activité ; une limitation de la distribution des bénéfices ; un objectif explicite de service à la communauté [9]. Même si elle ne porte pas en tant que telle sur l’ES, une telle réflexion contribue à son rapide développement. Elle conceptualise l’entreprise sociale sans tenir compte des statuts juridiques ni de la priorité donnée à des finalités plus politiques comme la solidarité et la justice sociale. Elle suggère au nom du réalisme et du pragmatisme des normes pratiques, « neutres », dépolitisées, qu’il faut mettre en œuvre pour atteindre de plus larges objectifs sociaux.
Une typologie des modèles d’organisation à finalités sociales
Degré de redistribution individuelle des profits | Nature de la gouvernance | Ressources mobilisées | Type de motivations | |
---|---|---|---|---|
Économie sociale | Non-lucrativité ou lucrativité limitée | Propriété collective. Principe de décision : une personne = une voix | Marchandes et non marchandes ; dons et bénévolat | Prosociales/économiques |
Économie solidaire | Non-lucrativité ou lucrativité limitée | Propriété collective. Principe de décision : une personne = une voix | Marchandes et non marchandes ; dons et bénévolat | Prosociales/politiques |
Entreprises sociales | Lucrativité limitée | Propriété variable, souvent à parties prenantes multiples. Principe de décision : pas défini, mais non basé sur la détention du capital | Marchandes et non marchandes, avec une forte prise de risque | Prosociales/économiques |
Entrepreneuriat social | Lucrativité limitée | Propriété détenue par les investisseurs. Principe de décision : basé sur la détention du capital. Importance du leadership | Capitaux privés (autonomie financière) | Prosociales/économiques |
Une typologie des modèles d’organisation à finalités sociales
8Dans leur diversité, l’ensemble des organisations sociales constituent donc un vaste champ composé de courants et de traditions relativement spécifiques, qui possèdent leur propre continuité mais qui sont aussi pour partie complémentaires [10]. Leurs principales caractéristiques respectives peuvent être appréhendées à travers quatre dimensions essentielles, à savoir le degré de redistribution individuelle des profits, la nature de la gouvernance, les ressources mobilisées et le type de motivations [11].
Montée en puissance et structuration de l’ES en France
9L’État français lui-même est tiraillé en son sein entre des conceptions plurielles et des modes d’organisation à finalité sociale qui restent en forte tension. Ainsi, alors que le Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (CNLAMCA) élabore en 1980 une Charte pour tenter de faire pression sur les pouvoirs publics et défendre une économie sociale fondée sur les statuts, différents réseaux proches des cercles de pouvoir cherchent à contrecarrer cette initiative. L’Agence de liaison pour le développement des entreprises alternatives est créée en ce sens le 1er février 1981. Ses fondateurs, dont Patrice Sauvage, haut fonctionnaire ayant pendant longtemps travaillé au ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi, se définissent comme « des “mutants de l’intérieur”, c’est-à-dire des acteurs du changement intégrés aux institutions » [12]. Ces nouveaux entrepreneurs politiques « intrapreneuriaux » prônent une ouverture de l’économie sociale à toutes les formes d’initiatives socialement utiles que peuvent lancer indifféremment tous les acteurs économiques. De façon plus officielle encore, presque deux décennies plus tard, en 2000, Alain Lipietz est chargé par Martine Aubry, alors ministre de l’Emploi du gouvernement Jospin, d’un rapport sur l’économie sociale dans lequel il préconise la création d’« un nouveau type d’entreprises à but social » et entend attribuer un « label entreprises sociales » aux structures respectant un certain nombre de principes [13] qui travailleront dans le secteur marchand sans avoir vocation à réaliser des profits. Ces organisations aideront à la création d’emplois et recevront des financements publics sous forme de subventions ou d’exemptions fiscales et sociales. Une telle proposition entre en tension avec la mission de la DIIESES, qui cherche à défendre le périmètre hors marchand traditionnel de l’ESS. L’idée d’un label sera reprise par le député Vercamer qui, en 2010, se voit confier par le Premier ministre François Fillon la rédaction d’un rapport sur l’ESS. L’objectif est de dépasser la seule approche statutaire pour mieux tenir compte de la multiplicité des structures, autrement dit d’englober également dans le champ de l’ESS des sociétés de capitaux qui combineraient une démarche entrepreneuriale et une finalité sociétale au sens large [14].
10Parallèlement, l’État français revient partiellement sur les protections réglementaires et les régimes dérogatoires au système concurrentiel dont bénéficiaient les organisations de l’ESS [15]. Dans les mutuelles et les coopératives notamment, les statuts ont été progressivement aménagés pour élargir le sociétariat et offrir une place de plus en plus importante à des financeurs qui ne participent pas à l’activité, ce qui accroît l’impératif de rentabilité [16]. L’accès privilégié des coopératives aux marchés publics est également restreint. Du coup, il est de plus en plus fréquent qu’elles se retrouvent en concurrence avec des entreprises commerciales traditionnelles et, dès lors, se voient, à leur tour contraintes d’en adopter le fonctionnement. Il en va de même pour les associations. La régulation concurrentielle qui s’exerce sur elles – à travers notamment la généralisation des appels d’offres, la diminution des subventions et le développement de formes de management empruntées au secteur lucratif – accentue leur caractère entrepreneurial [17]. La décentralisation renforcera cette propension. La montée en puissance des collectivités territoriales, qui héritent à partir du milieu des années 1980 d’un grand nombre de compétences en matière d’action sociale, « s’accompagne de l’extension de la marchandisation d’une série de biens et services, du développement des partenariats public-privé pour confier la réalisation de missions d’intérêt général à des entreprises privées, souvent lucratives, et de la prédominance d’une conception performative de l’efficacité productive des entreprises » [18]. Peu à peu, la capacité de pilotage de l’ESS par l’État central diminue [19].
11De leur côté, les acteurs traditionnels de l’ESS ont de plus en plus de mal à se faire entendre et à se mobiliser. Fragilisées par la montée du libéralisme économique ambiant, les « familles » de l’ESS ont tendance à adopter une stratégie fondée sur la défense de leur statut alors qu’à l’évidence celui-ci ne suffit plus pour garantir le caractère social ou participatif de leur activité [20]. Elles payent également leur difficulté à parler d’une seule voix et donc à exercer un lobbying efficace auprès des pouvoirs publics. De ce point de vue, le Conseil supérieur de l’économie sociale – censé comme son nom l’indique représenter l’ensemble de ses unités constitutives – a surtout défendu les intérêts des coopératives plutôt que ceux des fondations, des mutuelles et des associations [21]. Divisée, l’ESS ne parvient pas à saisir les opportunités qui se présentent à elle, comme en 2011 lorsqu’elle rate l’occasion d’imposer à l’État une loi-cadre sur l’ESS pourtant voulue et « suggérée » par Roselyne Bachelot, alors ministre des Ssolidarités et de la Cohésion sociale [22].
12Tandis que l’influence de l’État et de l’ESS statutaire décline, d’autres acteurs collectifs viennent sur le devant de la scène à partir du début des années 2000 et portent haut et fort l’étendard de l’ES. L’Agence de valorisation des initiatives socio-économiques (AVISE) est ainsi créée en 2002 et tente de sensibiliser l’ESS traditionnelle aux nouvelles formes d’entrepreneuriat social. Ashoka France est fondée peu après en 2004, tandis que le Collectif pour le développement de l’entrepreneuriat social (CODES) voit le jour en 2006 et publie en 2009 un Livre Blanc contenant les principales propositions portées par les entrepreneurs sociaux. Enfin, le mouvement des entrepreneurs sociaux (MOUVES) naît en 2010 et constitue sans doute aujourd’hui la principale force de représentation de ce courant. Au cours de ces années, bien d’autres structures publiques ou privées de premier plan promeuvent l’ES, à l’image de la MACIF et la Fondation de France qui, avec la Caisse des dépôts, vont soutenir la Chaire de l’ES de l’ESSEC, créée en 2003, ou de certaines grandes entreprises françaises qui s’associent à la chaire Social Business créée par HEC en 2008.
13Toutes ces organisations constituent une « nébuleuse réformatrice » [23] caractérisée par une effervescence d’idées, d’expériences et de propositions, qui émanent d’acteurs différents, agissant de façon plus ou moins coordonnée – y compris au sein de l’État – pour essayer de faire évoluer la situation. Elles vont jouer un rôle décisif dans la valorisation de l’ES, non seulement parce qu’elles produisent des ressources cognitives, mais surtout parce qu’elles sont des structures d’influence efficaces [24].
La crise de 2008 : une fenêtre d’opportunité politique
14La crise économique de 2008 propulse l’ES au cœur de l’agenda politique non seulement en France mais à l’échelle de l’UE et même au niveau international. À chaque fois, l’objectif premier des décideurs politiques est identique : il s’agit de développer l’économie sociale pour lutter contre le chômage puisque sa capacité à créer des emplois est vue comme nettement supérieure à celle de l’économie traditionnelle alors fortement touchée par la crise.
15C’est dans cette perspective que la Commission a donné naissance fin 2011 à l’IES. Pour fonctionner, un « Groupe d’experts de la Commission sur l’entrepreneuriat social » (GECES), composé d’un représentant de chaque État-membre et de personnalités de l’économie sociale a été créé en février 2012. Il s’est notamment attelé à la question de la mesure de l’impact social, tandis que la Commission définissait de nouveaux mécanismes pour financer les entreprises sociales, en particulier au travers des fonds structurels européens.
16Si ses travaux n’ont aucun caractère contraignant, le GECES constitue une communauté épistémique, c’est-à-dire « un réseau de professionnels ayant une expertise et une compétence reconnue dans un domaine particulier et une revendication d’autorité en ce qui concerne les connaissances pertinentes pour les politiques » [25]. Il contribue en tant que tel à orienter le débat public, ne serait-ce qu’en brouillant la frontière entre les notions d’entrepreneuriat social et d’économie sociale, qu’il utilise de manière indifférenciée comme si elles étaient synonymes [26]. Même si une pluralité d’opinions a pu s’exprimer en son sein, le GECES a constitué une caisse de résonnance qui a plutôt servi, en France, ceux qui défendaient l’ouverture du champ de l’ESS aux entreprises commerciales. L’arène européenne a en quelque sorte préparé l’adoption de la loi française de juillet 2014, donnant par exemple des arguments au MOUVES, dont le vice-président était membre du GECES et qui a constamment soutenu la démarche de la Commission [27]. À l’inverse, Jean-François Draperi, qualifié de « brillant porte-parole académique de cette résistance à l’ES » [28] et plus largement tout un courant de pensée et d’action plus critique et structuré notamment autour de la Revue internationale de l’économie sociale (RECMA) ont été tenus à l’écart [29]. Les décideurs politiques français en charge de la préparation de la loi ont été toutefois très sensibles à ces débats. Lorsque, les 16 et 17 janvier 2014, la Commission européenne organise à Strasbourg un vaste rassemblement de près de 2 000 entrepreneurs sociaux, qui adoptent à cette occasion une déclaration commune faisant la preuve de leur volontarisme, Benoît Hamon, ministre délégué chargé de l’Économie sociale et solidaire et de la Consommation, en charge du projet de loi sur l’ESS, est présent. « Il mesure la dynamique de renouvellement de l’ES et la volonté de la plupart des pays d’Europe d’avoir une vision “inclusive” associant économie sociale et ES. La loi qu’il prépare en portera la marque [30]. »
17Le législateur français donne effectivement quelques mois plus tard la possibilité à des entreprises commerciales de rejoindre le champ de l’ESS, dès lors qu’elles poursuivent un but d’« utilité sociale » et qu’elles adoptent une gouvernance participative. L’ES intègre de plein droit le champ de l’ESS, ce qui constituait l’une des revendications majeures de ses promoteurs [31]. Dès le début des consultations, Benoît Hamon et son entourage avaient fait savoir que « ce changement était non négociable » [32]. Une partie des acteurs traditionnels de l’ESS s’en désolent. Des associations aussi importantes que la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS), qui regroupe près de 9 000 acteurs de l’ESS, ou encore Emmaüs France, se sont ainsi officiellement opposées à cette mesure et plus généralement à la loi [33].
18Dans ces jeux d’influence, une personne joue un rôle essentiel : Hugues Sibille. Figure historique de l’ESS en France, issu du mouvement coopératif, banquier de formation, ancien délégué interministériel à l’économie sociale en 1998, il a fondé l’AVISE. Il est également vice-président du MOUVES et membre du GECES. Fervent défenseur de l’ES, il a été l’une des personnes les plus écoutées par Benoît Hamon. Il est l’un des rares acteurs de l’ESS à avoir accès aux sphères d’influence nationale, européenne et même internationale, puisqu’il a été l’un des deux seuls représentants officiels de la France à la Taskforce consacrée à l’investissement à impact social (SIB ou social impact bonds), constituée en juin 2013 par le G8, alors présidée par le Royaume-Uni de David Cameron. Dans ce cadre, il a dirigé un rapport intitulé « Comment et pourquoi favoriser des investissements à impact social ? Innover financièrement pour innover socialement », qui a été remis en septembre 2014 à la secrétaire d’État chargée de l’économie sociale et solidaire [34]. Le document vise à rendre l’ES davantage attractive pour des investisseurs privés et à créer ainsi une dynamique de croissance. Elle serait coproduite entre acteurs du tiers-secteur et acteurs privés et permettrait de changer d’échelle tout en offrant une « lucrativité limitée » qui reste « citoyenne », selon ses termes. Prenant acte de la raréfaction des fonds publics, il propose d’organiser des sortes de partenariats publics/privés et un marché de la protection sociale indexant le rendement financier sur le succès des programmes sociaux. Ce dispositif déjà testé en Grande-Bretagne reposerait sur la mesure et la généralisation de protocoles d’évaluation permettant un management de l’ESS désormais davantage fondé sur les outils et les valeurs du secteur privé. Reste à savoir si le consentement à une rationalité plus marchande et la renonciation partielle au projet de réforme et de transformation sociale au cœur des deux courants initiaux de l’économie sociale et de l’économie solidaire pourraient rester soutenables dans ce cas et si cette nouvelle stratégie ne risquerait pas d’accélérer le désengagement de l’État et d’occasionner de futurs conflits d’intérêts.
19En quelques années, l’ES est devenu un paradigme plus socioéconomique que politique largement reconnu par les décideurs publics français. Ce succès est le résultat d’une conjonction de plusieurs éléments associant un contexte général de plus en plus favorable à l’initiative privée, le soutien de plusieurs catégories d’acteurs en France à l’ES, enfin la crise économique de 2008 qui amène les responsables français, européens et internationaux à utiliser l’ES comme un moyen de lutte contre le chômage mais aussi comme un instrument de reconfiguration subreptice des politiques publiques selon des principes hybridant peu à peu des logiques de marché avec des logiques plus ouvertement sociales. D’une certaine façon, la loi de juillet 2014 vient couronner les efforts des promoteurs de l’ES qui ont agi stratégiquement pour que leurs idées se répandent et surtout accèdent à l’agenda politique.
20Il est toutefois essentiel de comprendre comment et pourquoi ce travail d’influence a porté ses fruits. La guerre des idées se joue aussi sur le terrain du lobbying et des pratiques discursives. En d’autres termes, quelle que soit leur contribution effective au « bien social », les différentes composantes de l’ESS doivent s’interroger sur leur capacité à exister et à se renouveler en tant que force de proposition dans l’espace public et dans le débat politique. De ce point de vue, l’ES a su faire valoir une légitimité essentiellement fondée sur sa capacité à obtenir des résultats concrets, dans le domaine de l’emploi ou de la défense de l’environnement par exemple. Il assume également parfaitement le caractère en partie lucratif de son activité – même s’il reste limité – et s’adapte avec pragmatisme aux nouveaux modes de financement disponibles, privés notamment. La reconnaissance de l’ES s’inscrit toutefois dans le champ élargi de l’ESS déjà riche de modèles, de traditions et de pratiques différenciées. La loi Hamon de 2014 a ainsi fait le choix d’une définition inclusive qui n’impose pas un seul et unique modèle mais tente de les faire coexister. Elle fait également le pari d’une fertilisation croisée entre des approches et des conceptions qui sont en débat, parfois en conflit, mais qui sont aussi en constante interaction. Les acteurs de l’ESS ont aujourd’hui plus que jamais la possibilité de se saisir des opportunités offertes par le législateur, qui instaure de fait une concurrence mais aussi une possible coopération dynamique entre chaque partie prenante. Si tel est le cas, l’innovation en politique se traduira alors par une politique de l’innovation sans doute parfois dérangeante mais finalement stimulante et profitable au plus grand nombre.
Notes
-
[1]
Sibille, H. (2016), « D’où vient, où va l’entrepreneuriat social en France ? Pour un dialogue France-Québec sur l’entrepreneuriat social », Revue Interventions économiques, n° 54.
-
[2]
Barthélémy, A. et Slitine, R. (2012), Entrepreneuriat social : innover au service de l’intérêt général, Paris : Vuibert, p. 28.
-
[3]
Mény, Y. et Thoenig, J.-C. (1989), Politiques publiques, Paris, Presses universitaires de France.
-
[4]
Kingdon, J. (1984), Agendas, Alternatives, and Public Policies, New York: HarperCollins.
-
[5]
Eme, B. et Laville, J.-L. (2006), « Économie solidaire (2) », in J.-L. Laville et A. David Cattani (dir.). Dictionnaire de l’autre économie (p. 302), Paris, Gallimard.
-
[6]
Jobert, B. (dir.) (1994), Le tournant néolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan.
- [7]
-
[8]
Fukuyama, F. (1992), La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion.
-
[9]
Defourny, J. (2004), « L’émergence du concept d’entreprise sociale », Reflets et perspectives, 43(3), 9-23.
-
[10]
Gianfaldoni, P. (2015), « Les enjeux identitaires des entreprises sociales françaises », Entreprendre & Innover, 27, 51-59.
-
[11]
Nous nous inspirons ici de deux typologies réalisées par d’autres chercheurs, que nous associons partiellement. Cf. d’une part « Tableau. Les organisations porteuses d’innovation sociale » élaboré par Richez-Battesti, N., Petrella, F. et Vallade, D. (2012), « L’innovation sociale, une notion aux usages pluriels : quels enjeux et défis pour l’analyse ? », Innovations, 38, p. 33. D’autre part, « Tableau. Renouveau des modèles d’ESS et typologie d’entrepreneurs », de Richez-Battesti, N. (2016), « Diversification des modèles d’entreprises d’économie sociale et solidaire : quelle place pour l’entrepreneur ? », Revue de l’entrepreneuriat, 3, 139.
-
[12]
Duverger, T. (2016), « Les transformations institutionnelles de l’économie sociale et solidaire en France des années 1960 à nos jours », Revue Interventions économiques, 54, 3-4.
-
[13]
Lipietz, A. (2001), Pour le tiers secteur, Paris, La Documentation française.
-
[14]
Rapport Vercamer (2010), L’économie sociale et solidaire. Entreprendre autrement pour la croissance et l’emploi, p. 38.
-
[15]
Demoustier, D. et Colletis, G. (2012), « L’économie sociale et solidaire face à la crise : simple résistance ou participation au changement », Revue internationale de l’économie sociale, 325, 21-33.
-
[16]
Bidet, É. (2003), « L’insoutenable grand écart de l’économie sociale : isomorphisme institutionnel et économie solidaire », Revue du MAUSS, 21, 162-178.
-
[17]
Entretien avec Viviane Tchernonog, universitaire, spécialiste des associations en France, 9 avril 2015.
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[18]
Richez-Battesti, N., Petrella, F. et Vallade, D. (2012), « L’innovation sociale, une notion aux usages pluriels : quels enjeux et défis pour l’analyse ? », Innovations, 38, 15-36.
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[19]
Entretien avec Hugues Sibille, vice-président du Crédit coopératif, membre du GECES, 23 avril 2014.
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[20]
Entretien avec Jean-Philippe Milesy, association Rencontres sociales, 10 avril 2015.
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[21]
Archambault, É. et Bloch-Lainé, J.-M. (2016), « Associations et économie sociale et solidaire, ancrage ou dilution ? », in R. Lafore (dir.), Refonder la solidarité. Les associations au cœur de la protection sociale (pp. 1-2), Paris, Dalloz.
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[22]
Entretien avec Danièle Demoustier, universitaire, spécialiste de l’ESS, 10 mai 2015.
-
[23]
Topalov, C. (dir.) (1999), Laboratoires du nouveau siècle : la nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France. 1880-1914, Paris, EHESS.
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[24]
Entretien avec Simon Mirouze, entrepreneur social, directeur d’Envie Rhône, 11 juin 2015.
-
[25]
Haas, P. (1992), « Epistemic Communities and International Policy Coordination », International Organization, 46(1), 3.
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[26]
Entretien avec Jean-Claude Mizzy, chargé de l’Initiative pour l’entrepreneuriat social à la Commission européenne, 18 juin 2014.
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[27]
Entretien avec Jacques Dasnoy, secrétaire du MOUVES, 20 mai 2014.
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[28]
Sibille, H. (2016), « D’où vient, où va l’entrepreneuriat social en France ? Pour un dialogue France-Québec sur l’entrepreneuriat social », Revue Interventions économiques, 54, 7.
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[29]
Draperi, J.-F. (2011), Économie sociale et solidaire : une réponse à la crise ? Capitalisme, territoires et démocratie, Paris : Dunod.
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[30]
Ibid., p. 9.
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[31]
Entretien avec Farbod Khansari, Farbod Khansari, AVISE, 20 mai 2014.
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[32]
Entretien avec Danièle Demoustier, universitaire, spécialiste de l’ESS, 10 mai 2015.
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[33]
Entretien avec Michel Mercadier, FNARS, 11 février 2015.
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