CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Confronté par essence à la nouveauté et l’incertitude, l’entrepreneur fabrique des visions successives de son entreprise pour clarifier l’articulation entre opportunités perçues et offre possible, mais aussi aider les parties prenantes à visualiser le projet qui n’existe pas encore. Ces visons ont cependant deux lacunes : leur faible distance de projection dans le futur et la non prise en compte de la relation du porteur à son projet (« pourquoi je le fais ? »).
  • Nous avons testé la méthode des scénarios au cours d’ateliers. Les scénarios produits collectivement dévoilent la vision « philosophique » des participants, c’est-à-dire le « pourquoi » des choses, les valeurs et les croyances profondes.
  • Utilisée de manière créative, cette méthode peut permettre à l’entrepreneur de clarifier le projet, de questionner son adéquation à son projet de vie, de le partager avec les autres parties prenantes, de le faire évoluer.
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1Personne ne doute de l’importance de la créativité en entrepreneuriat. La créativité est utile et partout, indissociable de l’entrepreneur. Elle est utile car elle permet à l’entrepreneur de fabriquer des visions successives de son projet en fonction du temps, des personnes qu’il rencontre, des opportunités qu’il détecte, des menaces ou des situations de crise dont il se méfie. Elle l’aide à élaborer une vision même partielle de ce qu’il est en train de construire, malgré la forte incertitude qui l’entoure. Finalement le défi à relever est d’arriver à formuler et à partager sa vision fluctuante avec les parties prenantes (clients, fournisseurs, partenaires, financeurs), de les convaincre à s’engager pour tendre vers sa vision ou même d’en construire une nouvelle avec eux.

2Pourtant la créativité n’est pas forcément étudiée, valorisée et outillée, dans le cadre de l’émergence d’une organisation. Elle est surtout utilisée en début de projet lorsque l’entrepreneur essaie de le définir, avec des techniques de génération d’idées [1]. Hormis quelques approches un peu plus intégratives comme le Design Thinking[2], le recours aux méthodes créatives paraît beaucoup moins systématique sur les phases suivantes d’un projet de création d’entreprise (études de faisabilité, validation du modèle économique, formalisation du plan d’affaires). Certains auteurs considèrent pourtant que les dimensions imaginatives et créatives font partie de l’essence de l’entrepreneuriat. Louis-Jacques Filion [3] (1991) définit par exemple l’entrepreneur comme une « personne imaginative, caractérisée par sa capacité à se fixer et à atteindre des buts, avec un haut niveau de sensibilité en vue de déceler des occasions d’affaires ». Saras Saravathy (2002) [4] ajoute que le rôle de la créativité et de l’imagination pour l’entrepreneur est de créer des activités qui permettent de placer les entrepreneurs dans des situations « non-planifiées » au cœur d’environnements où ils vivent successivement des réussites et des échecs.

3Nous proposons dans cet article une synthèse des démarches pratiques qui permettent de travailler sur la vision de l’entrepreneur, puis nous présentons une méthode créative que nous avons testée au cours de sept ateliers différents, la méthode des scénarios, afin d’en tirer des leçons pratiques pour les entrepreneurs et leurs accompagnateurs.

Une palette « presque parfaite » d’outils pour construire sa vision de projet

4Parmi tous les outils ou méthodes les plus utilisés aujourd’hui, quels sont ceux qui peuvent aider l’entrepreneur à construire la vision de son projet ? Nous avons choisi d’en présenter quatre et de les comparer : la démarche effectuale, la méthode du Lean start up, le Business Model Canvas et Elevator Pitch :

5− L’approche effectuale est la méthode décrite et théorisée par Sarasvathy à partir de l’observation des entrepreneurs dits « experts » (créateurs de très grandes entreprises, multicréateurs). Elle a bouleversé la façon dont on perçoit le processus entrepreneurial. L’entrepreneur expert ne raisonne pas à partir d’une image prédictive et finale de son projet, mais il la construit en partant de sa situation présente, avec les moyens à sa disposition (qui je suis, ce que je sais, qui je connais). Dans cette perspective, il élabore progressivement des versions évolutives de son projet, au gré des personnes qu’il arrive à enrôler et qui s’engagent elles-mêmes avec de nouvelles ressources (client potentiel, expert, partenaires). La vision du projet est alors modifiée, tout en laissant l’imprévu et les opportunités s’y engouffrer.

6− Le lean start-up (Ries, 2011) [5] est une méthode issue du monde des start-ups mais utile à tout type de création d’entreprise ou de projet d’innovation. Cette approche encourage l’entrepreneur à adopter une logique d’apprentissage par itérations en testant le plus tôt possible le marché. Pour cela il utilise un « produit minimal viable » (un prototype imparfait appelé « prétotype ») qui lui permet de formaliser son idée. Cela a pour avantage de rendre le projet plus opérationnel et d’ajuster la vision de son projet in vivo. On évite ainsi d’orienter le projet sur un produit ou service « parfait » et figé en fonction de l’idée que l’on se fait des attentes des clients en testant concrètement des parcelles de sa vision. Une série d’expérimentations précises (avec indicateurs de mesure) est effectuée dans ce but afin de décider de continuer ou pas [6].

7− L’Elevator Pitch[7] est à la fois un test du projet imposé à l’entrée de certaines structures d’accompagnement ou de financement et une méthode qui peut aider l’entrepreneur à clarifier sa vision. Il consiste à synthétiser rapidement son projet à l’instant « t » et à le présenter à un auditoire dans un temps très court (moins de cinq minutes). Cela oblige à identifier l’essentiel de sa vision pour la discuter. Même s’il aide à clarifier ses idées, ce genre d’exercice est toutefois linéaire et très codifié, laissant peu de place à la complexité réelle de la pensée du porteur de projet.

8− En revanche, l’outil qu’est le business model canvas[8] peut se concevoir comme un support d’expression partagée de la vision de l’entreprise. Il consiste en une matrice comportant neuf cases qui permettent de résumer les points essentiels d’un projet. On peut l’utiliser pour générer des hypothèses de travail, observer la cohérence générale du modèle d’affaires, imaginer de nouvelles idées en termes de canaux de distribution, de segments de clients, de sources de revenus etc. Il peut donc servir de guide qui respecte la dynamique et la complexité d’un modèle d’affaires.

9Ces quatre approches ont en commun un certain nombre d’éléments. Elles se concentrent sur une vision très concrète du projet. Elles se soucient de valider la cohérence entre ses différentes dimensions. Enfin, elles proposent l’utilisation de la créativité pour inscrire les éléments de la vision dans le domaine du possible, du réalisable. Seule l’approche effectuale ouvre la porte à l’imprévu et étend les domaines des possibles.

10Si l’on combine l’ensemble de ces outils dans la démarche générale, la palette à disposition de l’entrepreneur est très complémentaire. Cependant, deux points ne sont pas traités ou seulement peut-être sous-entendus dans ces outils. Tout d’abord, il manque un support pour projeter dans le futur la vision du projet, lui ouvrir plus intensément les territoires des possibles. Cela semble indispensable pour que l’entrepreneur puisse se démarquer ou impulser de nouvelles ruptures sur des marchés existants ou en créer de nouveaux.

11Ensuite, ces approches ne font qu’effleurer le sens de la vision, la question du « pourquoi ce projet de cette façon ». Ce que Christian Bruyat [9] appelle « la dialogique individu/création de valeur », appelée dans le monde de l’accompagnement « cohérence individu/projet » est peu prise en compte. Elle s’attelle à comprendre si l’entrepreneur (ses compétences, son profil, ses croyances) est en cohérence avec les dimensions qui composent son idée. Or les questions sur le sens que l’on donne à un projet sont très peu prises en compte dans ces outils : « pourquoi je ne veux pas faire appel à des fonds de pension, pourquoi je ne veux pas ouvrir mon capital, pourquoi je ne veux pas de ces partenaires-ci, pourquoi je souhaite créer, pourquoi cette idée pour moi… »

12Alors, comment faire pour construire concrètement cette vision composée d’une multitude d’éléments peu ou pas figés dont les liens sont complexes et dynamiques ? Autrement dit, comment arriver à parler de sa vision de son projet simplement tout en respectant les valeurs qu’on y réfère alors qu’il y a encore tant de choses à explorer ?

Méthode des scénarios et éducation à l’entrepreneuriat du futur

13La vision d’un projet et les représentations qu’en a le porteur est régulièrement bousculée par les rencontres, les opportunités, les contraintes, l’incertitude. En psychologie sociale, on peut assimiler ces perturbations à un conflit « socio-cognitif » (Mugny et Doise, 1978) [10]. Il est issu de la confrontation de ses idées à celles des autres qui font évoluer sa vision, ses connaissances ou sa pensée initiale. Ce déséquilibre permet ainsi de changer son point de vue, d’apprendre, d’apporter des idées nouvelles.

14Cela signifie que si l’on souhaite construire une nouvelle version ou faire évoluer au-delà du présent la vision d’un projet entrepreneurial, il est nécessaire de questionner ses propres représentations mentales, sa vision du monde en les confrontant à celles des autres. Pour parvenir à structurer et verbaliser ce vécu, sa vision, Bruner (1991) [11] suggère que l’utilisation de la narration peut aider. Le fait de raconter une histoire en détaillant un récit est un moyen de « penser notre propre pensée » et par extension de la comprendre, de s’en souvenir et de la partager avec les autres. Elle permet aussi de traiter les données – en entrepreneuriat, les informations récoltées par le porteur de projet – et d’organiser les savoirs produits (Brown et Duguid, 1991) [12].

Une méthode utilisée en stratégie

15Parmi les méthodes existantes, la méthode des scénarios semble bien adaptée : elle permet de rendre explicite les modèles mentaux, les croyances enfouies, les valeurs élaborées (Korte et Chermack, 2007) en faisant écrire une histoire par un ou des narrateurs.

16Cette méthode traditionnellement utilisée en stratégie consiste à imaginer le futur et ses différentes options. La littérature sur les scénarios en stratégie envisage différents usages possibles. Ils peuvent ainsi être utilisés pour planifier, pour tester la cohérence d’une vision, pour préparer l’action, comme le moyen de contrôler le futur ou enfin comme outil pour travailler sur les perceptions éthiques. Certains chercheurs pensent également que la méthode des scénarios peut conduire à changer une culture organisationnelle [13]. La culture d’une organisation peut en effet être envisagée comme un ensemble de suppositions, de croyances et de normes qui gouvernent la façon dont les individus sont censés agir dans un contexte spécifique. Comprendre cette pensée partagée aide à initier un changement des représentations sous-jacentes aux comportements et in fine à modifier ces comportements. En synthèse, la méthode des scénarios présente donc l’intérêt d’aider à élaborer une vision projective grâce à la narration. Elle permet de rendre visible les soubassements de cette vision, de la partager, de la reconfigurer, pour éventuellement impulser un changement de culture, de pratiques.

Méthode des scénarios et éducation à l’entrepreneuriat

17À l’instar d’un entrepreneur, ou d’une équipe entrepreneuriale, qui essaie de construire une vision stable de son projet, nous souhaitions construire une vision stable de l’éducation entrepreneuriale. Que l’on soit pédagogue, accompagnant, chercheur, entrepreneur, chacun a sa propre représentation de ce qu’est, ce que doit être, ce que devrait, ou de ce que sera l’éducation en entrepreneuriat.

18Nous avions fait le constat d’une forme d’impasse en éducation entrepreneuriale, liée en particulier à l’absence de réflexion théorique sur la question fondamentale du « pourquoi » enseigner l’entrepreneuriat. Or la multiplicité et la complexité des points de vue sont rarement mis à jour et questionnés avec les personnes concernées.

19C’est pourquoi nous avons créé un atelier où chacun peut s’exprimer à partir de ses propres représentations conscientes ou non. Entre janvier 2013 et février 2014, nous avons réuni des étudiants, entrepreneurs, accompagnateurs, enseignants, chercheurs, pour réfléchir ensemble sur leur vision de l’éducation à l’entrepreneuriat. Pour cela notre équipe de recherche ALICE-Lab [14] a conçu un atelier créatif basé sur la méthode des scénarios. Celui-ci a été structuré autour de la réalisation collective d’un scénario du futur (à 30 ans). Il a été reproduit sept fois dans différents contextes auprès de différents publics, comme précisé dans le tableau ci-dessous.

Tableau

Synthèse des données récoltées

Tableau
Date / Lieu Nombre Participants Données collectées Janvier 2013, INSEEC Chambéry 23 personnes (un atelier) Mixte : 13 enseignants et/ou chercheurs, 1 entrepreneur, 6 coaches en entrepreneuriat, 3 consultants. 18 scénarios Septembre 2013 Novancia Paris 111 personnes (4 ateliers) Étudiants en Master français et anglophones. 18 scénarios Octobre 2013 AEI Fribourg (Suisse) 26 personnes (1 atelier) Chercheurs participant au congrès annuel. 13 scénarios Avril 2014, Réseau Entreprendre Lille 16 personnes (1 atelier) Mixte : 4 coaches en entrepreneuriat, 12 entrepreneurs. 16 scénarios TOTAL 176 Enseignants, Chercheurs, Entrepreneurs, Étudiants en entrepreneuriat, coaches en entrepreneuriat. 65 scénarios

Synthèse des données récoltées

20Au total nous avons pu réunir 176 personnes et récolter 65 scénarios, écrits par cinq catégories de parties prenantes, sur deux pays différents. Les ateliers ont comporté trois phases, précisées dans l’encadré suivant.

Une démarche en trois phases

Première phase (environ une heure) méthode du « brain writing ». Les participants sont répartis en groupes d’environ six personnes. « Il était une fois l’éducation à l’entrepreneuriat en 2044… » : chaque personne écrit un bout d’histoire en poursuivant celle de son voisin précédent. Méthode d’écriture silencieuse par association d’idées. Chaque groupe produit donc six scénarios différents.
Deuxième phase, élaboration d’un scénario commun. Les groupes sont ensuite mélangés, une personne témoin de cette première phase expliquant aux nouveaux venus les différents scénarios (principe de l’hôte). Discussion, négociation, co-élaboration du scénario commun au groupe, avec la consigne de réaliser un poster permettant de le présenter aux autres groupes.
Troisième phase, présentations et synthèse (45 minutes + 30 minutes). Les posters sont présentés par chaque groupe. Puis une synthèse est proposée par un chercheur de l’équipe, avec discussion des éléments saillants des scénarios présentés (quels points communs, différences, éléments absents).

21Qu’a donné cette méthode créative ? Que faire de ces scénarios fantaisistes ainsi élaborés ?

Parler du « pourquoi » avant de parler du « quoi »

22Cette méthode créative a produit des scénarios du futur d’apparence très fantaisistes [15] mais dont l’analyse a révélé une très forte convergence en termes de valeurs fondamentales sous-tendant les visions de la finalité ou de l’environnement favorable à l’éducation entrepreneuriale.

23Cette analyse a été réalisée en codant les 65 scénarios rédigés lors des ateliers selon trois thématiques [16].

241. La philosophie (56 % du volume de mots codés) : principes d’apprentissage, d’éducation ; les finalités et valeurs en éducation entrepreneuriale, les rôles et postures (apprenant, enseignants).

252. La didactique (26 % du volume de mots codés) : objectifs d’apprentissage, activités, tâches, cours, évaluation, participants.

263. L’environnement (18 % du volume de mots codés) : dispositifs numériques, organisation de l’école, espace d’apprentissage, délai.

27Les statistiques montrent que quelle que soit la personne – entrepreneur, coach, chercheur ou étudiant – le niveau philosophique est le plus représenté dans les scénarios. Il correspond à la question fondamentale du « pourquoi » qui est justement une question très peu présente dans les travaux sur l’éducation entrepreneuriale (Fayolle, 2013) [17], au contraire des questions de didactique et d’environnement qui font l’objet de la majorité des travaux.

28Les scénarios décrivent des visions humanistes de l’éducation à l’entrepreneuriat, centrées sur la recherche d’équilibre entre le bien-être de l’individu et celui du collectif avec en particulier la prise en compte du respect de la planète, comme l’illustrent les extraits suivants.

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« Alors, les entrepreneurs décident de reconstruire ces liens en créant une nouvelle communauté visant à l’épanouissement individuel et collectif ; Business will be strictly linked to ethic and respect for environment ; L’humain se bat pour retrouver sa naturalité ; remettant l’humain au centre de tout le système ; Les projets étaient de toutes sortes – sustainable development, nano-technologies, medical discoveries – mais tout était décidé du point de vue du bien-être de l’humain ; Le ressort humaniste pousse chacun à apprendre avec les autres, ce n’est plus un qui sait et enseigne, mais tous échangent ensemble ce qu’ils ont appris ».

30Les participants parlent de l’éducation entrepreneuriale non seulement comme un levier pour innover, relever des défis sociétaux, écologiques, économiques, au niveau mondial, mais aussi comme d’un outil pour développer les compétences et les attitudes des individus (apprendre à collaborer avec les autres, se développer personnellement).

31Après cette question du pourquoi éduquer à l’entrepreneuriat, les scénarios traitent du « qui doit-on éduquer ? ». Sans nommer précisément les individus ou les modalités, les participants expriment cependant la volonté d’un changement radical des postures et des rôles entre éducateurs et apprenants. Ils évoquent par exemple : « une école de l’entrepreneuriat sans professeur ; L’apprentissage se fait par les relations entre pairs ; Une école sans professeur et sans élève ; les enseignants ont été remplacés par des modérateurs et l’école a été remplacée par un super Wikipédia ; Les progrès de la technique ont permis de supprimer les enseignants »…

32Des points de vue de la didactique et de l’environnement, les thèmes récurrents sont l’apprentissage par l’expérience mêlant projets et individus, et les espaces d’apprentissage connectés à la réalité, où la réflexivité est nécessaire. Dans les scénarios décrits, les activités pédagogiques sont très variées : voyages apprenants, jeux, loisirs, et permettent des apprentissages essentiellement liés à la créativité et à l’imagination.

33Finalement l’analyse des scénarios produits collectivement montre de manière plus générale que cette méthode permet [18] :

  • surtout de se pencher plus précisément sur le sens profond, sur le « pourquoi », sur les finalités, sur les valeurs. Elle permet d’affronter la complexité d’un sujet comme l’éducation entrepreneuriale au travers d’une narration cohérente écrite ;
  • de structurer ce que l’on connaît, de rendre visible l’existant, ce que les individus ont en tête. À ce titre, on a pu obtenir une description précise du contenu de l’éducation entrepreneuriale (didactique et environnement) ;
  • d’écrire et de confronter sa propre vision des choses à celle des autres et in fine, d’en concevoir une nouvelle.

34L’utilisation de la méthode des scénarios contribue donc à faire ressortir ce qui est enfoui et peu exprimé ou verbalisé par les individus, comme les valeurs, le sens de ce que l’on donne aux choses, les croyances personnelles. Travailler avec cette méthode facilite la clarification de ce que l’on pense, de la vision que l’on a des choses, de ce que l’on est en train de construire.

Mettre la méthode au service des entrepreneurs

35De quelle manière peut-on transposer cette expérience afin d’aider les entrepreneurs et leurs accompagnateurs à mieux définir et partager leur vision du projet ?

Créativité + méthode projective + cadre ludique = creuser un écart avec l’existant

36La pensée des entrepreneurs « qui réussissent » a été étudié [19]. Elle serait caractérisée non pas par un contenu différent, mais plutôt par une structure différente, progressivement acquise au cours d’un processus mental permettant de passer de « novice » à « expert ». Certains auteurs comme Krueger [20] plaident donc pour l’exploration des soubassements de la pensée des entrepreneurs, ce qu’il nomme leurs « croyances profondes ». Il désigne par ce terme des postulats forts, profondément ancrés, qui étayent la façon dont les entrepreneurs, et chacun d’entre nous, créons du sens et prenons nos décisions. La méthode des scénarios peut contribuer à rendre visible ce sens donné par l’entrepreneur à ses actions, à condition de l’utiliser de manière créative.

37La créativité, c’est-à-dire le recours à l’imagination orienté vers un but à atteindre, est déclenchée par la distance [21] prise avec la situation réelle. Grâce à cette distance, lorsque l’entrepreneur explore sa vision d’un futur éloigné, dans un cadre ludique, donc sans règles contraignantes, il exprime inconsciemment le « pourquoi » des choses. Cette question est primordiale pour l’aider à concevoir plus rapidement un projet cohérent avec ses croyances, valeurs. Or, une partie des réponses à cette question reste souvent inconsciente. Le questionnement mené par l’accompagnateur à l’occasion du bilan personnel ne suffira pas à les dévoiler.

Micro conflits, négociations et remise en cause des croyances

38Il est intéressant de conserver la dimension collective du protocole d’animation de l’atelier de prospective que nous avons imaginé. En effet cela permet de confronter sa vision à celle des autres participants : l’entrepreneur pourrait réaliser ainsi qu’il existe de multiples autres visions possibles d’un même projet. Cette confrontation aide à se positionner et donc à clarifier ses idées. Par exemple cette méthode utilisée au sein d’une équipe en constitution pour la création d’une entreprise, ou avec les premiers salariés, pourrait révéler des écarts de perception du projet d’entreprise.

Surmonter les crises et renouveler la vision pour innover

39Lorsque surviennent des éléments perturbateurs comme l’apparition d’un nouveau concurrent, une modification des conditions de marché ou l’arrivée d’un nouveau partenaire, l’entrepreneur doit ré-envisager, remodeler son projet. S’il a déjà clarifié sa vision initiale à l’aide d’une approche telle que celle que nous proposons, il peut la consulter pour prendre du recul, puis organiser une séance de projection avec les parties prenantes. Nous préconisons de garder la dimension ludique et créative malgré les réticences éventuelles des participants, car elle permet d’introduire une distanciation indispensable à l’apparition d’idées innovantes.

40En synthèse, nous suggérons de procéder en trois étapes pour travailler avec un porteur de projet sur sa vision du futur : une première phase individuelle au cours de laquelle l’accompagnateur aide le porteur de projet à réfléchir au sens de son projet ; un atelier créatif sur le sujet « les entreprises dans trente ans », selon les modalités de l’atelier que nous avons présenté ; puis un travail accompagné pour représenter, écrire, le projet individuel, en le datant, de manière à mesurer par la suite les évolutions du projet – et donc, ses visions successives.

41Il s’avère en définitive que rêver au monde futur n’est pas un exercice futile qui n’aurait qu’une composante hédoniste, permettant de s’échapper du quotidien et des règles pesantes. Comme l’a montré Polak [22] (1973), les images du futur ont de tout temps aidé l’homme à construire l’avenir. C’est en redessinant les contours de l’inconnu qu’il a pu développer ses connaissances. Mais encore faut-il rendre visibles ces images mentales. Ainsi, pour rendre « quasi parfaite » la palette d’outils existants, la méthode des scénarios, utilisée de manière collective et créative, peut contribuer à aider l’entrepreneur sous différents aspects et à différents moments de la vie de son entreprise.

42Pour aller encore plus loin, pourquoi ne pas également l’utiliser au sein des structures d’accompagnement ? Elle pourrait aider l’accompagnant à clarifier ce qu’il appelle un « bon projet », ce que signifie pour lui créer une entreprise, en quoi consiste une bonne pratique de son métier…

Notes

  • [1]
    Wallas, G (1926) The Art of Thought. New York: Harcourt Brace./ Benoit-Cervantes, G. (2008). La boîte à outils de l’Innovation, Dunod, Paris.
  • [2]
    Brown, T., (2009), Change by Design: How Design Thinking Transforms Organizations and Inspires Innovation, HarperBusiness.
  • [3]
    Filion, L.J (1991), Visions et relations : clés du succès de l’entrepreneur, Les éditions de l’Entrepreneur, Montréal.
  • [4]
    Sarasvathy, S. D. (2002). Entrepreneurship as economics with imagination.The Ruffin Series of the Society for Business Ethics, 3, 95-112.
  • [5]
    RIES E., The Lean Start-up: How Today’s Entrepreneurs Use Continuous Innovation to Create Radically Successful Businesses, Crown Business, 2011.
  • [6]
    Ce que l’auteur appelle “pivoter”.
  • [7]
    Traduit en français par “argumentaire éclair”, son origine consiste à travailler un texte de présentation du projet qui puisse être énoncé à des partenaires potentiels dans l’ascenseur, le temps du trajet (entre 45 secondes et deux minutes en principe).
  • [8]
    Osterwald A., Pigneur Y, (2010). Business Model Generation, Ed. J.Wiley & Sons.
  • [9]
    Bruyat, C. (1993), Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation, Thèse de doctorat en Sciences de Gestion, Université Pierre Mendès France, Grenoble.
  • [10]
    Mugny G. & Doise W. (1978). « Socio-cognitive conflict and structure of individual and collective performances ». European Journal of Social Psychology, n° 8, p. 181-192.En ligne
  • [11]
    Bruner J., “The Narrative Construction of reality”, Critical Inquiry, Automne 1991, p. 1-21.En ligne
  • [12]
    Brown J. S., Duguid P., “Organizational Learning and Communities-of-Practice : Toward a Unified View of Working, Learning and Innovation”, Organization Science, vol. 2, n° 1, 1991, p. 40-57.En ligne
  • [13]
    Korte R. F. and Chermack, T. J. (2007), Changing organizational culture with scenario planning, Futures, 39(6), 645-656.En ligne
  • [14]
    Action Learning Innovation Creativity in Entrepreneurshipe (ALICE).
  • [15]
    Les scénarios évoquent par exemple des soucoupes volantes, maître Yoda en figure entrepreneuriale, des “mobilogrammes sensitifs” qui aident à explorer de nouveaux chemins, le petit Chaperon rouge comme aventurier, des bulles de savon comme image de la connaissance qui se partage au moment où elles éclatent, les professeurs comme clones de grands entrepreneurs, des hommes qui communiquent avec les animaux, la fin du monde avec l’explosion du soleil…
  • [16]
    Elles sont issues d’une synthèse des principaux éléments des systèmes pédagogiques en éducation entrepreneuriale -et le codage a été réalisé avec le logiciel d’analyse qualitative N’Vivo.
  • [17]
    Fayolle, A. (2013) Personal views on the future of entrepreneurship education. Entrepreneurship & Regional Development. [Online] 25 (7/8), 692–701.
  • [18]
    Ceci rejoint la fonction psychologique, cognitive, de cette méthode (Aligica, 2005, Scenarios and the growth of knowledge: Notes on the epistemic element in scenario building. Technological Forecasting and Social Change, 72(7), 815824).
  • [19]
    Sur la base des travaux de Ericsson, K.A. & Charness, N. (1994). Expert performance. American Psychologist, 49(8), 725–747, des recherches ont été menées sur le sujet des entrepreneurs experts par exemple par Baron (Baron, R. A., & Ensley, M. D. (2006). Opportunity recognition as the detection of meaningful patterns: Evidence from comparisons of novice and experienced entrepreneurs. Management science, 52(9), 1331-1344).En ligne
  • [20]
    Krueger, N. F. (2007). What lies beneath? The experiential essence of entrepreneurial thinking. Entrepreneurship theory and practice, 31(1), 123-138.
  • [21]
    Csikszentmihalyi M. (1990), Flow, the Psychology of Optimal Experience, New York: Harper and Row.
  • [22]
    Polak F. (1973), The Image of the Future, Elsevier Sdentific Publishing Company.
Français

L’entrepreneur est confronté à un environnement qui déstructure et remodèle sans cesse la vision qu’il a de son projet. Il a donc besoin de méthodes pour stabiliser et formaliser sa vision afin de la partager avec d’autres. Il a accès à une palette d’outils assez large et plutôt bien ancrée dans les pratiques : business model canvas, lean start-up, approche effectuale... Cette palette omet pourtant deux angles utiles à la construction d’une vision pour un entrepreneur : la projection dans un futur en rupture avec l’existant et l’inclusion du sens qu’a le projet pour son porteur. La méthode des scénarios apporte ces deux angles de vue. Elle a pour vertu de projeter dans le futur n’importe quel « objet » et de faire ressortir les modèles mentaux peu conscients. Nous l’avons testée au cours d’ateliers avec des entrepreneurs, des chercheurs, des étudiants en entrepreneuriat.

Fabienne Bornard
Fabienne Bornard, enseignant-chercheur en entrepreneuriat et innovation à l’Inseec Alpes-Savoie, est membre du comité de rédaction de la revue Entreprendre & Innover.
Chrystelle Gaujard
Chrystelle Gaujard, enseignant-chercheur, est responsable du département entrepreneuriat au sein de HEI, Yncréa Hauts-de-France. Elle appartient au comité de rédaction d’Entreprendre & Innover.
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2017
https://doi.org/10.3917/entin.030.0007
Pour citer cet article
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