Les points forts
- Déconnexion, lâcher-prise, confiance et esprit de coopération sont quelques-unes des postures requises pour réussir une démarche de créativité collective, dans une entreprise comme dans toute organisation.
- Créativité n’est pas synonyme d’innovation et innover collectivement implique de se confronter à de nombreux paradoxes, repérés et vécus par les participants aux deux ateliers qui ont fourni la trame et le contenu du présent article.
- Ces paradoxes mettent en jeu des couples de notions en tension, tels que « hasard/ nécessité », « individu/collectif », « rationalité/intuition », « ouverture/fermeture », « divergence/convergence », « immédiateté/temps long »...
1L’injonction à innover est dans tous les discours, dans toutes les sphères de la société, pas seulement dans le monde de l’entreprise. Mais derrière cet impératif catégorique, quelles pratiques adopter pour que quelque chose de vraiment neuf advienne ? Comment surmonter les inhibitions, la peur de l’inconnu, la réticence au changement ? Quel rôle pour les managers ? L’innovation étant par essence collective et transversale, comment faire pour susciter, organiser et pérenniser les espaces et les moments décloisonnés propices à faire émerger les idées ? Innover ensemble, est-ce que cela s’apprend ? Les managers peuvent-ils se former à réveiller et à révéler le potentiel créatif de leurs équipes ?
2On comprend mieux quelque chose en le vivant qu’en se l’entendant expliquer. Partant du principe qu’il est plus efficace de montrer que de démontrer in abstracto, l’équipe d’Entreprendre & Innover a organisé, le 8 décembre 2015 à Lille, une journée d’expérimentation sur le thème de l’innovation collective. Cet événement était réalisé en partenariat avec Lille Place Stratégie, une association dynamique sur le territoire des Hauts-de-France, qui s’est donné pour mission le développement d’une économie fondée sur la connaissance et regroupe essentiellement des professionnels des métiers de conseil.
3Sous la houlette de deux membres du comité éditorial de notre revue, praticiens et enseignants-chercheurs volontaires se sont vu proposer des activités ludiques pour avancer ensemble dans la compréhension des processus créatifs collectifs et de leur apprentissage. Les exercices ont été suivis d’un moment réflexif de retour d’expérience et de débat. L’idée de s’appuyer sur le matériau issu cette séquence créative pour fabriquer de la connaissance actionnable sur le sujet faisait partie du projet initial. Il s’est écoulé un an de maturation et de prise de recul entre l’expérimentation et le travail d’élaboration et d’écriture, qui a eu lieu à Lille le 7 novembre 2016.
Un nouveau paradigme stratégique et pédagogique
4La conception de l’innovation qui a longtemps prévalu dans les entreprises comme dans la Cité se fonde sur une logique « descendante » et séquentielle, du haut vers le bas, des « sachants » vers les exécutants, de la R&D vers l’application industrielle, des technocrates vers les citoyens. Aujourd’hui, le mouvement s’inverse et part de l’utilisateur (client/usager/ citoyen/apprenant), dans une logique « bottom up », itérative, collaborative voire coopérative, parfois ouverte aux parties prenantes externes (open innovation) [1]. Il s’agit d’embarquer l’utilisateur pour co-construire avec lui la solution qui répondra à son problème concret. Dès lors, le monde ne se divise plus entre les créatifs d’un côté et ceux qui ne le sont pas de l’autre : c’est tout un chacun, avec sa sensibilité propre, ses compétences et son histoire, qui est susceptible de participer au processus d’innovation.
5Née en Californie, la pensée « design » est aujourd’hui emblématique de la manière de concevoir et de réaliser nouveaux produits et nouveaux services. C’est cette pensée, entre autres, qui a inspiré les animateurs de l’expérience relatée ici.
La pensée Design
Le Design Thinking entend « incorporer l’humain dans la conception des produits et des services », selon la définition qui figure sur le site internet de l’agence. IDEO a formalisé le triptyque « désirabilité/faisabilité/viabilité » [3] et mis au point le processus itératif inspiration/ideation/implementation, qui sous-tend la démarche.
Plus précisément, tout commence par une phase d’imprégnation et de compréhension du contexte (empathize), qui peut prendre du temps. Il en découle une question simple, concrète (define), à laquelle on va tenter de répondre : il s’agit de bien cerner le problème, sans idée preconçue. La phase suivante, d’ « ideation » (ideate), permet d’explorer le maximum de pistes, en faisant des détours, en divergeant, sans rien rejeter a priori. L’approche est pluridisciplinaire : ingénieurs, sociologues, designers, développeurs, urbanistes, spécialistes du marketing, clients réfléchissent ensemble. Après une phase de convergence et de tri vient le prototypage (prototype), qui va représenter la solution choisie. Tous les moyens sont bons pour maquetter, modéliser : croquis, poster, scrapbook, mur de post-its, jeu de rôle, story board, maquette, personas, figurines. Il s’agit de faire partager avec des images ce qu’il est parfois difficile d’expliquer avec des mots, de faire ensemble plutôt que de discourir. Les « objets frontière » bricolés ainsi permettent d’affiner l’idée, d’éviter les malentendus, de s’inspirer mutuellement. Le prototype est ensuite testé (test). Si cela n’est pas concluant, on initie une nouvelle boucle. L’apprentissage par essai-erreur est la règle. On peut se tromper sans gaspiller trop de temps ou de ressources.
Le jeu pour déclencher le passage à l’acte
6« Quelles activités inventer pour utiliser la créativité de mes collaborateurs ? » Telle était la question initiale posée par Chrystelle Gaujard et Olivier Toutain, les deux enseignants-chercheurs animateurs, en préambule des ateliers créatifs de la matinée du 8 décembre 2015. Répartis en groupes mixant praticiens et académiques, les volontaires réunis par « Entreprendre & Innover » et « Lille Place Stratégie » ont vécu une expérience à la fois intense et brève (seulement trois heures), conçue pour les aider à sortir de leurs modes de fonctionnement « intellectuels » habituels.
7« Un de nos objectifs était de donner aux personnes l’occasion de prendre conscience qu’elles sont elles-mêmes créatives, comme elles ont à coup sûr dans leurs équipes des gens qui le sont aussi, explique Olivier Toutain, un des deux animateurs de la journée. Toute la question pour les dirigeants et les managers est de savoir comment libérer toute cette ressource, qui existe. Nos exercices ludiques avaient d’abord pour but de montrer que c’est possible, dès lors qu’on s’appuie sur une méthodologie ad hoc. » En l’occurrence, Chrystelle Gaujard et Olivier Toutain se sont appuyés sur le jeu, cette activité ancestrale qui libère l’imagination, stimule d’autres capacités que celles qui nous servent à travailler, et surtout qui oblige à interagir avec les autres, à se confronter avec eux, à s’entraîner et à s’entraider pour réussir [4].
Un cadre désinhibant, bienveillant et ludique
8Après avoir demandé aux participants de se répartir au hasard par tables de cinq à six personnes, praticiens et enseignants-chercheurs mélangés, les animateurs ont proposé un premier exercice pour briser la glace. Il fallait choisi un partenaire et se présenter à lui en cinq minutes (et vice-versa dans chaque « couple »). Chacun a ensuite dessiné son « binôme », est allé afficher ce portrait au tableau et s’en est servi pour présenter la personne ainsi représentée à tout le groupe. Cette étape indispensable d’interconnaissance a permis, aux dires d’une participante, « de ne pas simplement nous considérer les uns les autres comme des professionnels, mais avant tout comme des personnes. »
9La séquence suivante consistait, à titre d’échauffement, à imaginer le « mariage » d’animaux d’espèces différentes (par exemple une grenouille avec un hérisson, un toucan avec un bouledogue) et d’inventer le mot-valise désignant leur petit [5]. Objectif : faciliter le lâcher-prise, lever les inhibitions et instaurer une ambiance ludique et bienveillante, sans jugement de valeur entre les uns et les autres. [6]
10Les joueurs ont ensuite pu entrer dans le vif du sujet avec le « jeu des trois dés ». Sur les six faces du premier dé, ils devaient écrire leurs passe-temps préférés. Sur les six faces du second, une liste de verbes d’action. Sur le troisième dé, lister des défis à relever pour répondre à la question initiale qui leur avait été posée.
L’ideation, pour trouver le bon concept
11Dans les démarches de « design thinking », la phase d’ideation se déroule sur une longue période, pouvant aller de plusieurs jours à plusieurs mois, faisant intervenir divers acteurs, avec de nombreuses boucles de rétroaction, des moments de controverse ou de désordre. Dans l’expérience relatée ici, le temps imparti à la phase d’ideation était bref. Cette phase s’est déroulée en deux temps, conformément au « protocole » de la démarche design. D’abord, au cours de phase de divergence, on « se lâche » pour produire une multitude d’idées, en l’occurrence en reliant entre elles des notions qui ne semblent pas avoir de rapport. Ensuite, au cours de la phase de convergence, on trie entre ces idées grâce à des critères simples, en les classant au besoin à l’aide d’une matrice (par exemple : intéressant/pas intéressant, pour les dirigeants/pour les salariés). Après avoir établi une multitude de connections entre hobbies, mots-clés et défis à relever grâce au jeu des trois dés, chaque groupe a discuté et négocié pour s’accorder sur un projet commun et partagé.
12À la fin de la matinée, chaque table avait prototypé son idée préférée en se servant de l’outillage mis à sa disposition (papier, feutres, ruban adhésif, post-its, etc.) Chaque équipe, à tour de rôle, est ensuite allé exposer son challenge devant le reste du groupe, en s’appuyant sur le prototype (ou protocept) qu’elle avait fabriqué et en expliquant le cheminement suivi pour aboutir à la proposition présentée. Les challenges présentés allaient de l’organisation d’une « confiture collective » sur le modèle des cuisines collectives du Québec [7], à la construction d’une communauté apprenante pour mailler des expertises internes à l’entreprise. La diversité des propositions formulées à partir de la même question posée a été relevée à l’occasion du rapport d’étonnement qui a clôturé la matinée.
Les paradoxes de l’innovation collective
13Le 7 novembre 2016, à Lille, onze mois après leur première « aventure » créative, certains des participants se sont réunis une seconde fois pour coproduire un écrit en vue d’une publication dans notre revue. Objectif : garder la trace de ce qui avait été vécu, tirer des leçons de cette première expérience, en relever les lacunes ou limites, ouvrir des pistes pour progresser.
14L’exercice d’écriture présente ici le caractère d’une « mise en abyme » [8]. On peut presque le qualifier de « fractal » : le texte fabriqué collectivement reflète la démarche utilisée pour le concevoir, qui constitue aussi l’objet de l’analyse. Pour écrire ensemble sur l’innovation collective, les auteurs ont emprunté ensemble un chemin innovant, guidés par la journaliste-animatrice. Cette dernière a pris la plume à partir d’une trame élaborée en commun.
15Après une séquence « brise-glace », sous la forme d’un autoportrait « chinois et innovant », l’animatrice a proposé comme méthodologie de structuration la pyramide de Minto. Elle en a exposé rapidement les principes grâce à une présentation powerpoint (voir encadré 2). Cette méthode repose sur l’utilisation de maquettes qui permettent de préparer, de visualiser et de partager les éléments structurants d’un discours argumentatif.
16Une première phase d’échanges d’idées et de remue-méninges a fait émerger progressivement un fil rouge, un angle d’attaque du sujet, en l’occurrence l’existence de nombreux paradoxes autour de l’innovation collective. Il a été décidé de construire le texte à partir de cette notion, selon une démarche inductive. Après quoi il a fallu trier, hiérarchiser et regrouper les paradoxes recensés pour en synthétiser trois, à partir desquels les rédacteurs de l’article allaient pouvoir bâtir le travail rédactionnel. Comme les rédacteurs étaient six, ils ont travaillé par binômes, chaque couple de rédacteurs se consacrant à un des trois paradoxes préalablement énoncés.
La pyramide de Minto [9]
La logique est inductive. On part du message principal défini de manière intuitive (par exemple : « il faut innover collectivement »). Puis on choisit les éléments qui vont venir légitimer, soutenir, justifier, illustrer ce message. Minto, mais aussi d’autres auteurs après elle (notamment Bojin et Dunant, 1993) recommandent de s’arrêter à trois items pour soutenir le message essentiel (par exemple, « les trois enjeux de l’innovation collective » dans notre exemple) [10]. Chacun des trois éléments sera lui-même illustré, soutenu ou démontré par deux, trois ou quatre sous-arguments, exemples, chiffres, faits, etc. La pyramide peut être dépliée sur autant de niveaux d’abstraction que nécessaire, en respectant quelques principes :
- À chaque niveau de l’argumentation, les éléments sont strictement complémentaires, sans chevauchement (« Mutually exclusive and collectively exhaustive »).
- À chaque niveau, les éléments sont de même nature (« hier, aujourd’hui, demain » ; « comprendre, imaginer, agir » ; « enjeux économiques, géo-politiques, écologiques » ; etc.)
- À chaque niveau, chaque « brique » du raisonnement résume ou contient toutes les « briques » du niveau immédiatement inférieur.
La tension désordre/méthode
17Les grandes découvertes nées d’une erreur, d’une coïncidence, d’un aléa, d’un accident, d’un imprévu, d’une collision improbable, sont légion. Le Post-it, le Velcro ou la pénicilline sont des cas emblématiques, comme la découverte fortuite de l’Amérique par Christophe Colomb. On trouve souvent quelque chose sans l’avoir cherché et ce n’est pas parce qu’on cherche qu’on trouve. Cinq siècles avant Jésus Christ, les sophistes expliquaient qu’on ne peut pas chercher ce qu’on ne connaît pas parce qu’on ne sait pas ce qu’on doit chercher. En revanche, certains individus ont le talent de tirer parti des circonstances, de s’en inspirer pour créer du nouveau et c’est cette disposition d’esprit que les Anglo-Saxons appellent « serendipity » [11]. La traduction française, sérendipité, vient d’entrer dans le dictionnaire.
18L’imprévu est donc au cœur du sujet. L’imprévu, mais non le hasard, qu’on ne peut apprivoiser. Transformer les collaborateurs d’une entreprise en « sérendipiteurs », au nom de l’impératif d’innovation, tel est l’enjeu.
19Or l’imprévu a besoin de liberté pour se manifester, l’imaginaire a besoin d’espace sans contraintes pour se déployer tandis que le monde du travail est surtout fait de hiérarchie, contraintes, cadres, procédures, prescriptions. Entre désordre et méthode, il y a une première famille de paradoxes à explorer.
Créativité versus innovation
20La créativité et l’innovation ne sont pas synonymes, même si l’on emploie un mot pour l’autre, ont relevé d’emblée les participants au cours de la discussion qui a suivi les ateliers. Une entreprise constituée d’individus créatifs ne fait pas forcément une firme innovante. À l’inverse, une organisation peut innover dans la durée sans héberger de collaborateurs exceptionnellement doués ou imaginatifs. Un exemple souvent cité est celui d’Apple, entreprise très innovante, dont certains brevets (à commencer par la fameuse souris d’ordinateur) sont chez Xerox.
21Distinguer entre créativité et innovation permet de dépasser en partie la contradiction évoquée plus haut : autant la créativité ne se décrète pas, ne se commande pas, autant l’innovation peut et doit être organisée, puisqu’elle vise à transformer l’étincelle initiale en produit ou en service désirable et vendable. Créativité et innovation ont donc bien partie liée, sans que les deux notions, complémentaires, se confondent.
22La créativité peut se définir comme une capacité à changer la manière de voir les choses, à modifier ou à décaler la perception que l’on a de la réalité. L’innovation serait la capacité à changer le monde, la réalité des choses. Un exemple souvent cité par Luc de Brabandère [12] est celui de Bic, qui a pu innover à la suite d’une nouvelle représentation. En effet, si l’on pense à un stylo non plus comme à un « instrument scripteur », mais comme à un objet du quotidien en plastique, jetable, que l’on trouve à la caisse du supermarché, alors on s’ouvre des perspectives. Une fois que l’on a acquis et partagé cette représentation, l’entreprise est en situation de concevoir le briquet et le rasoir jetables. L’étincelle de la créativité va pouvoir allumer la mèche de l’innovation. Ou pas, car il faut aussi que cela se passe dans un mélange gazeux qui soit propice.
Une démarche fortement cadrée
23On ne peut pas sommer quelqu’un d’avoir des idées. Cela ne se commande pas. Mais on peut créer des conditions, aménager des plages de désordre pour en faire émerger quelque chose. C’est une seconde modalité de dépassement du paradoxe « désordre/méthode ». Maxime Jore parle à ce sujet d’« environnement capacitant ». [13] C’est le propos du Design Thinking. Qui permet à des individus de rêver, imaginer, se déconnecter, faire des détours, voire délirer. Cela peut engendrer la cacophonie, le chaos, la controverse. L’exercice n’est donc pas sans péril et peut susciter des blocages a priori.
24La création d’un cadre sécurisant est du coup indispensable. À l’instar du brainstorming traditionnel, du World café ou d’autres approches de délibération, de cogitation ou d’animation de groupe, la démarche design est cadrée. Chaque phase appelle des techniques d’animation, un cheminement, des protocoles, des outils ad hoc.
25Les participants aux ateliers ont tous relevé à quel point une méthode adaptée conditionnait la réussite. « Il me semble qu’une bonne technique d’animation est nécessaire à l’atteinte du résultat, » a ainsi estimé une participante. Ceci dit, pour transposer les acquis de cette expérience, « il appartient à chacun de s’approprier la méthode qui lui convient et de ne pas l’opposer à une autre », note Olivier Toutain. En la matière, pas de « one best way », la meilleure méthode est celle qui nous convient le mieux et que nous maîtrisons.
Ouverture/fermeture, divergence/convergence
26La démarche relatée ici fait se succéder moments « divergents » et « convergents », phases d’ouverture et de fermeture. Dans un premier temps, les participants doivent lâcher prise, se laisser aller avec spontanéité, abolir tout jugement, ouvrir tous les territoires du possible, se laisser interpeller les uns par les autres, accueillir la surprise, qui est, pour reprendre les mots d’Emily Dikinson [14], « comme un piment – fort – dans un mets fade ». Ensuite, on leur demande de mettre de l’ordre et donc de faire preuve de jugement. Cette oscillation entre les deux hémisphères du cerveau, émotions et intuitions d’une part, raison d’autre part, est bien ce qu’on cherche à faire advenir, via des allers-retours, des boucles et des itérations successives. Pour inventer du nouveau, on a besoin tour à tour de désordre et d’ordre. Ce n’est pas l’un ou l’autre, mais l’un et l’autre.
Le paradoxe individu/collectif
27Un cliché veut que l’idée nouvelle relève du génie, du talent, donc soit le fait d’un seul individu. C’est le fameux « Eureka », qui émanerait par définition d’une personne dotée de capacités particulières, hors du commun. On pense à Copernic, Thomas Edison ou Albert Einstein. Dire que l’innovation est par essence collective contredit cette représentation, mais en apparence seulement. À l’instar de la relation entre désordre et méthode, la relation dialectique « individu-collectif » est au cœur de la dynamique.
Les trois grandes familles de paradoxes
Paradoxe 1. L’innovation est souvent collective alors que les idées sont individuelles. Peut-on mettre les individus en posture d’innovation ?
Paradoxe 2. Le collectif, en innovation, ne veut pas dire seulement une collection d’individus. Peut-on manager le collectif pour qu’il apporte un supplément et intègre toutes les individualités ?
2- Hasard/nécessité
Paradoxe 3. L’innovation semble parfois sortir du hasard, être le fruit de rencontres ou de déclics « improbables ». Peut-on apprivoiser le hasard ?
Paradoxe 4. Créativité n’est pas innovation. Comment faire diverger avec la créativité, en assurant une démarche convergente d’innovation ?
3- Temps court/temps long
Paradoxe 5. L’innovation doit intégrer à la fois le présent dans le futur et le futur dans le présent. Comment concilier ces différents horizons de temporalité - temps longs, temps courts ?
Paradoxe 6. L’innovation a vocation à transformer fortement les pratiques et cette transformation prend du temps. Peut-on faire prendre la greffe au sein même de sa propre organisation et des pratiques existantes ?
L’ensemble de ces paradoxes ont été vécus par les participants à cette expérimentation. Les paradoxes exprimés sont autant de pistes de travail pour Lille Place Stratégie en 2017.
Des personnes singulières pour un collectif innovant
28Une participante aux ateliers a relevé à quel point elle avait apprécié qu’on lui ait laissé des plages de réflexion individuelle avant la mise en commun des idées, « alors qu’habituellement on a facilement tendance à considérer que ses propres idées ne valent pas du tout la peine d’être exprimées. » Une des conditions d’un collectif réellement « innovant » est qu’il laisse s’exprimer la diversité des personnes qui le composent, avec leur histoire et leur singularité. Chacun doit pouvoir se permettre d’être authentique. L’autocensure est un poison.
« Pour innover collectivement, il faut embarquer tout le monde, a rappelé Chrystelle Gaujard. L’étape individuelle permet à chacun de réaliser sa propre introspection, donc de conforter ses idées et de prendre confiance en soi. »
Susciter de bonnes interactions
30Avec l’entrée dans une économie « fondée sur la connaissance », l’efficacité des entreprises ne dépend plus tant du travail programmé de chacun, que de ce qui se passe « entre » les gens, les services, les procédures. Ce qui se trame dans les interstices, aux interfaces, dans l’informel, qu’on ne peut programmer ni mesurer et qui n’est pas prescrit, fait la performance. De même, les acteurs d’un collectif « innovant » vont devoir se frotter les uns aux autres et dégager des interstices pour croiser les savoirs, décloisonner les disciplines, hybrider les connaissances, faire dialoguer des façons de penser ou des ressentis parfois très éloignées.
31Comment faire pour que les « experts », les « pros » (ou ceux qui se croient tels) travaillent en bonne intelligence et sur un pied d’égalité avec Monsieur Tout le Monde (collègue, client, partenaire) ? Comment surmonter les jargons, les appartenances professionnelles, les codes sociaux, les postures bien ancrées et les jeux de rôle ? Les entreprises les plus innovantes sont souvent celles où ont été mis sur pied des outils de décloisonnement et de collaboration, comme les forums ouverts évoqués par Maxime Jore au cours de sa conférence. Ces réseaux relient des personnes par-delà les « silos » et les appartenances professionnelles.
32Trouver les outils, langages, méthodes permettant aux individus de mieux communiquer entre eux constitue une vraie difficulté. Passer par l’image ou l’objet-frontière plutôt que par les mots, qui peuvent être ambigus ou intimidants, a donné de bons résultats dans l’expérience qui est relatée ici.
La question de la confiance
33Mieux on se connaît les uns les autres et plus on est capables de surmonter les éventuelles incompréhensions ou malentendus. Le temps consacré au début des ateliers à l’interconnaissance entre les individus a d’abord étonné quelques participants. Qui en fin de séance ont reconnu que cet investissement dans la connaissance mutuelle était un des facteurs clé de succès de toute l’opération. Pour partager une idée, il faut prendre un temps de régulation et ce temps peut s’avérer très long, car chaque personne évolue dans un cadre de référence particulier, avec son vocabulaire particulier.
34Reste que la confiance entre les membres du groupe ne se décrète pas. Dans le meilleur des cas, elle sera le « résultat » de la démarche collective : avoir réussi quelque chose ensemble, avoir relevé un défi avec succès va générer un sentiment d’appartenance, de solidarité, voire une confiance mutuelle entre les acteurs. Comme l’a déclaré un des participants des ateliers de décembre 2015, « le fait de construire ensemble un objet dont personne ne sait à l’avance à quoi il ressemblera à la fin, cela crée des liens ! » Et en retour, la qualité du lien ainsi créé permet d’enclencher la suite du processus sur de nouvelles bases.
35Il existe un autre prérequis pas toujours rempli : la confiance que place l’entreprise dans l’intelligence de ses collaborateurs. Elle est souvent présente dans les discours mais contredite par les pratiques réelles, faites de reporting et de contrôle.
Les paradoxes du temps
36La nécessaire conciliation entre et le surgissement l’idée, quasi immédiate, et le temps long de l’organisation, qui évolue lentement, constitue un troisième « paradoxe » à considérer. L’étincelle de l’idée peut transformer les représentations d’un instant à l’autre, tandis que le changement organisationnel qui sous-tend et qui permet l’innovation peut prendre des années.
Des horizons difficiles à concilier
37La méthode du design thinking consiste à extraire momentanément les personnes de leur cadre spatial et temporel habituel pour les projeter dans une autre dimension, avec d’autres métriques, en particulier de nouvelles métriques de temps. Dans cette « bulle » créative, on cherche à accélérer – on pourrait presque dire « précipiter » - les processus relationnels et cognitifs entre les personnes. Le « prototypage rapide », par exemple, permet d’obtenir en quelques séances des maquettes d’un futur produit ou service qu’un bureau d’études ordinaire pourrait mettre des années à concevoir. La question est de tester à des stades intermédiaires de finition les produits, afin de rectifier à temps, plutôt que de livrer un produit fini et mal adapté, ce qui ferait perdre des moyens, pourrait conduire au renoncement ou engendrer des délais plus importants pour revenir en arrière dans le processus.
38Il n’empêche que si les méthodes de conception sont rapides, la mise en œuvre des projets ainsi conçus ne l’est pas pour autant. Le risque de frustration, chez les personnes qu’on « embarque » dans de telles démarches, n’est pas négligeable. Leurs attentes doivent être prises en compte car rien n’est plus destructeur pour la motivation que les beaux projets qui n’aboutissent jamais. Pour être en mesure de faire appel à la créativité de tous de manière récurrente, mieux vaut tenir compte de cette réalité.
Innovation et créativité : le retour
39Si l’on revient aux termes « créativité » et « innovation » à la lumière de considérations liées au temps, on s’aperçoit que les deux notions, justement, sont associées à des temporalités radicalement différentes. La créativité surgit d’un instant à l’autre. L’innovation, qui change le monde, a besoin de temps.
40Pour le dire comme Philippe Silberzahn [15], l’innovation « repose moins sur le génie et la vision de gens extraordinaires que sur la capacité à créer de la valeur à partir d’une coopération mutuellement bénéficiaire entre gens normaux. » Cette nécessaire coopération est une manière de travailler quotidienne, peu compatible avec les vieilles organisations hiérarchiques. C’est le seul mode de fonctionnement susceptible de faire entrer l’entreprise dans un cycle régulier d’innovation. Il s’agira le plus souvent d’innovation « incrémentale », c’est-à-dire de faire du neuf à l’intérieur du modèle d’affaires existant, avec les ressources existantes.
41Les participants aux ateliers se sont interrogés sur l’implantation de méthodes plus coopératives au sein des pratiques existantes dans leurs organisations respectives. En filigrane, ils se demandaient comment « faire prendre la greffe » en tenant compte de la culture de l’entreprise et des habitudes ancrées. La question reste ouverte mais en tout état de cause, une première clef de la réussite réside dans la confiance.
La question de la stratégie et du sens
42En définitive, la question du temps rejoint celle de la stratégie et du sens. Seule la mise en cohérence, l’alignement entre les ambitions, la stratégie, l’organisation et les méthodes de travail, sur la durée, permet de surmonter les paradoxes du temps. Les « cobayes » participants à nos ateliers ont réussi à innover collectivement, dans un temps limité, parce qu’ils partageaient tous la même motivation, qui était de vivre ensemble une expérience grandeur nature pour en tirer des leçons. Les « challenges » qu’ils s’étaient donnés étaient par ailleurs dépourvus d’enjeux, détachés de tout contexte. Dès lors, les jeux et exercices proposés « fonctionnaient » naturellement.
43Comme l’a rappelé Alain Fayolle, qui a participé aux premiers ateliers, « en entreprise, les individus sont reliés hiérarchiquement. Il existe une histoire, un passé. » Tout le défi de l’innovation collective est de « faire avec » cette histoire et ce passé, en faisant partager à tous un projet qui ait du sens et puisse transcender les blocages. La transition entre pratiques actuelles (qui font fonctionner l’existant) et pratiques nouvelles (pour faire advenir le futur) représente un réel défi posé aux managers.
Notes
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[1]
A titre d’illustration, lire l’article « Renault Twizy : marketing d’exploration d’un objet utopique », page XX du présent numéro.
- [2]
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[3]
Tim Brown. Change by Design. How Design Thinking transforms Organizations and inspires Innovation. New-York, 2009, Harper Business.
-
[4]
Verzat, C. (2009) Initier au projet par le jeu, Evaluation d’une expérimentation en école d’ingénieurs, Revue Internationale de Pédagogie dans l’enseignement supérieur. http://ripes.revues.org/220
-
[5]
Le principe de l’amalgame lexical remonte à Rabelais et a été remis au goût du jour par Lewis Caroll dans Alice au pays des Merveilles. Ou encore, plus récemment, par les écrivains facétieux de l’Oulipo.
-
[6]
Au cours de la conférence du 8 décembre 2015, Maxime Jore a évoqué à ce propos la notion d’« environnement capacitant ».
-
[7]
Fréchette, L., Entraide et services de proximité. L’expérience des cuisines collectives, préface de Guy Roustang, Québec, Presses de l’université du Québec, 2000.
-
[8]
Dans le domaine artistique, une mise en abyme consiste à représenter une œuvre dans une autre, par exemple en incrustant dans une image cette image elle-même. Une mise en abyme bien connue est celle de M. Escher dessinant la main qui dessine la main. Mais les exemples pullulent dans le cinéma ou la littérature.
-
[9]
Minto, B.,The Pyramid Principle. Logic in Writing and Thinking. Prentice Hall, 2008. Voir aussi Bojin, J. et dunant, M., Dites le avec des messages. Méthodes et techniques avancées de communication professionnelle, Paris, Dunod, 1993.
-
[10]
« Inutile d’avoir du talent à la cinquième ligne si le lecteur vous a lâché à la quatrième ». Françoise Giroud, Profession Journaliste, Paris, 2001, Hachette Littérature.
-
[11]
Merton, R.K., Barber, E.G., The Travels and Adventures of Serendipity. A study in historical Semantics and the Sociology of Science, Princeton University Press, 2004.
-
[12]
De Brabandere, L., Iny, A. Thinking in new Boxes. A new Paradigm for Business Creativity, 2013, Boston Consulting Group.
-
[13]
Conférence « Comment intégrer le collaboratif et l’innovation dans le modèle d’affaires », Lille, 8 décembre 2015.
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[14]
Dickinson, E. Quatrains et autres poèmes brefs. NRF/ Poésie, Gallimard, 2000. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Malroux.
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[15]
Le blog de Philippe Silberzahn https://philippesilberzahn.com/