CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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L’auteur

Philippe Silberzahn est professeur de stratégie et d’organisation à emlyon business school et chercheur associé à l’école polytechnique. Ses travaux portent sur la façon dont les organisations gèrent les situations d’incertitude radicale et de complexité, à la fois sous l’angle entrepreneurial et managérial. Il intervient régulièrement sur ces questions auprès des entreprises via des conférences, des séminaires ou des missions de conseil. Il possède plus de vingt ans d’expérience en industrie comme entrepreneur et dirigeant d’entreprise. En novembre 2013, il a conçu le premier MOOC français d’initiation à l’entrepreneuriat, consacré à l’effectuation. Il est également l’initiateur du MOOC IDEA d’introduction au design thinking. Passionné par l’entrepreneuriat, il est membre du comité éditorial de la revue Entreprendre & Innover.

1AirBnB, Uber, autant d’exemples de réussites entrepreneuriales qui ont marqué les esprits ces dernières années. Tout au long de son ouvrage, Philippe Silberzahn nous invite à nous interroger sur la signification et les moteurs de ces innovations, parfois appelées « de rupture », en opposition aux innovations incrémentales. D’emblée, il coupe les ailes à certains canards. Non, une entreprise ne meurt pas d’avoir ignoré ou d’être passée à côté d’une innovation de rupture ! Elle périt de l’intérieur, prisonnière de son propre modèle d’affaires, de ses routines organisationnelles. L’ennemi numéro un serait donc l’inertie ! C’est souvent l’incapacité à se remettre en question, à basculer d’un modèle d’affaires à l’autre, qui est la cause de nombreux échecs.

2Kodak, par exemple, a été pionnière en matière de photographie numérique. Dès 1975, ses ingénieurs développent un premier appareil numérique. Il est certes peu performant, très coûteux et s’adresse à un marché à l’époque inexistant. Et pourtant, il sera à la source d’un basculement de l’industrie tout entière. Hélas pour Kodak, l’entreprise crée l’essentiel de sa valeur au travers de la vente de films argentiques, soutenue par une armée d’ingénieurs chimistes. Sa puissance repose notamment sur son réseau de distributeurs, nécessaire pour réaliser le développement des films. Dans ces conditions, investir dans un nouveau business qui permettra à chacun de développer gratuitement ses photos et les reproduire à l’infini est perçu en interne comme un changement qui viserait un peu à se tirer une balle dans le pied. C’est l’illustration du « dilemme de l’innovateur » dont parle Clayton Christensen, auteur dont Philippe Silberzahn s’inspire très largement pour conduire, avec beaucoup d’intelligence, le lecteur tout au long de son ouvrage.

3Les innovations de rupture trouvent leur origine dans l’exploitation d’une nouvelle technologie en vue d’activer trois moteurs de rupture possible : (1) apporter des solutions économiques au plus grand nombre, notamment en contournant certains intermédiaires dans la chaîne de valeur (comme Novo Nordisk, qui permet de réaliser ses injections d’insuline sans l’intervention de personnel médical), (2) faciliter la mise en œuvre de nouveaux modèles d’affaires permettant de contourner des barrières à l’entrée (comme l’impression numérique qui facilite une « approche client » personnalisée et en petites séries, dans de nombreux marchés où les grandes séries paraissaient incontournables pour être compétitif) et (3) construire un nouveau réseau de valeur (comme Nestlé qui introduit Nespresso dans une logique de proposition de valeurs, de promotion et de distribution qui est en rupture avec l’approche traditionnelle du marché du café).

4Philippe Silberzahn développe l’idée selon laquelle la notion de rupture n’est pas instantanée. Elle prend du temps à s’installer, en fonction de l’évolution (1) des coûts associés à l’utilisation d’une nouvelle technologie, (2) des habitudes de consommation et (3) de la construction progressive des différentes composantes du nouveau business modèle. À cet égard, l’innovation pourra être qualifiée de rupture pour une entreprise sans l’être pour une autre. Cela suppose donc que l’entreprise analyse son propre modèle d’affaires, ses processus décisionnels, son ADN, pour valider dans quelle mesure les composantes du nouveau modèle émergeant sont compatibles avec le sien.

5L’auteur constate également que ce ne sont pas les consommateurs habituels qui alimentent des innovations de rupture mais plutôt les « non-consommateurs » ; ceux qui ne consomment tout simplement pas en raison de fait que l’offre existante est trop onéreuse, trop complexe, ou inaccessible. Pour ceux-ci l’innovation de rupture va privilégier des critères de performance qui étaient jusque-là ignorés ou largement sous-estimés, à l’image des compagnies aériennes low cost qui ont fait exploser le marché des city-trips et du tourisme de courte durée en Europe dans les années 90.

6Ces constats suggèrent que les innovations de rupture, celles qui nécessitent un modèle d’affaires radicalement différent et rencontrent d’abord un marché initialement inexistant sont plus facilement captées par les start-ups. Celles-ci démarrent d’une feuille blanche et peuvent s’accommoder d’amorcer leur développement à partir d’un marché embryonnaire. Au contraire pour l’entreprise bien établie, ancrée, presqu’immobilisée dans sa propre logique d’affaires, il est plus hasardeux de s’intéresser à un marché en gestation alors que l’on cherche des marchés à fort potentiel pour construire le budget de l’année N+1. En particulier, les grandes entreprises, rivées sur la performance du trimestre prochain, vont privilégier les marchés à volume au risque de négliger les marchés émergents.

7A contrario, cela suppose qu’un nouvel entrant qui souhaite pénétrer un marché existant à tout intérêt à le faire avec un modèle d’affaires innovant pour espérer réussir. Les acteurs en place jouissent en général des avantages de premier entrant qu’il est difficile de challenger en exploitant le modèle d’affaires dominant sur le marché.

La transversalité contre les silos

8L’ouvrage laisse également une large part à l’explication des raisons qui expliquent pourquoi les entreprises établies ont difficile réagir à l’émergence d’innovations de rupture. L’analyse repose sur une revue des facteurs qui nourrissent l’inertie organisationnelle des grands groupes. Ces derniers sont souvent prisonniers d’un mode de gestion classique qui privilégie les décisions à court terme, organise l’allocation des ressources et des budgets en fonction de la demande des clients existants et s’appuie sur des outils de décision qui sous-estiment largement le coût d’opportunité en situation de rupture. Cela n’incite pas à allouer des ressources à des projets qui concernent des marchés inexistants, susceptibles en outre, de tuer les marchés actuels.

9Pour contrer cette tendance naturelle des grandes entreprises à favoriser le « business as usual », Silberzahn insiste sur l’importance de la dimension humaine tant au niveau du mode d’organisation que du mode de récompense et du mode de recrutement. En particulier, il souligne que « l’innovation est par nature une question transverse qui résiste mal à une pensée en silos fonctionnels ». Ajouter un nouveau silo en charge de l’innovation de rupture serait à cet égard une erreur si les équipes en charge ne sont pas en prise directe avec les composantes principales de l’entreprise. Il importe de prendre en considération les mécanismes d’allocation de ressources et plus généralement des facteurs qui motivent la prise de décision à tous les niveaux de l’entreprise. Il convient de mettre en place des dispositifs managériaux qui permettent de gérer le conflit inhérent dans l’allocation de ressources entre l’activité actuelle et les activités futures. Et de conclure : l’entreprise échoue non pas parce qu’elle mal gérée, mais, d’une certaine façon, parce qu’elle est trop bien gérée et trop bien adaptée à l’environnement… qui est en train de mourir.

10À l’arrivée l’ouvrage de Silberzahn nous offre une belle synthèse du mouvement imprimé par la pensée de Clayton Christensen. Il décomplexe et démystifie un phénomène, l’innovation de rupture, qui a fait les choux gras de la presse économique de ces dernières années. Facile à lire, l’ouvrage est truffé d’exemples qui permettent une bonne compréhension des concepts qui sont évoqués. Paradoxalement, alors que l’auteur est plus connu pour ses contributions dans le domaine de l’entrepreneuriat et des start-ups, cet ouvrage s’adresse avant tout aux managers et consultants des grands groupes qui souhaitent relever les défis de l’innovation de rupture. Il aborde de nombreux thèmes liés aux dérives organisationnelles et aux outils de gestion qui expliquent les raisons pour lesquels ces grandes entreprises ont du mal à s’adapter voire à anticiper les changements systémiques de notre économie. L’entrepreneur à la recherche de quelque inspiration pour mettre en œuvre une innovation de rupture pourra donc rester un peu sur sa faim sauf à réaliser qu’il est, finalement, le mieux placé pour y arriver et qu’en la matière, pour une fois, l’avantage est à la start-up !

Revue d’ouvrage réalisée par 
Bernard Surlemont
Professeur l’entrepreneuriat à l’Université de Liège (HEC-Liège).
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/03/2017
https://doi.org/10.3917/entin.030.0057
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