1Benoit Tezenas : Vous avez introduit la 1ère Journée de l’innovation Abbé Grégoire par une intervention sur le thème « Innovation et mondialisation ». Quelle vision du management de l’innovation gardez-vous de votre parcours professionnel ?
2Xavier Fontanet : J’ai envie de vous répondre en puisant les exemples tout au long de ma carrière. En vérité l’innovation a été au cœur des stratégies que ce soit au BCG, chez Beneteau, chez Eurest ou chez Essilor. Le Boston Consulting Group lui-même s’est construit en bousculant le monde du conseil par l’invention du concept de stratégie d’entreprise. On l’a oublié aujourd’hui, mais à l’époque c’était une idée totalement novatrice.
3Beneteau a pris le leadership en innovant à l’époque où la plaisance est passée du bois au plastique et avec les coques larges et planantes inventées par Finot et Berret. C’était une véritable révolution par rapport aux coques anglaises, fines exclusivement dessinées pour la remontée au vent avec des quilles très profondes. Les coques Beneteau étaient plus légères plus volumineuses. Elles planaient au portant et sur un parcours complet battaient les coques anglaises.
4Chez Eurest, nous avons développé, en partenariat avec le groupe Casino, des nouvelles technologies de plats cuisinés sous vide qui ont, dans certains créneaux, complètement bouleversé toute la chaîne de valeur de la restauration collective.
5Chez Essilor, la croissance a été tirée par deux produits phares et fameux : l’organique et verre progressif (pour ne nommer qu’eux).
6Avec du recul je réalise que j’ai eu la chance de travailler systématiquement pour les petites entreprises devenues leader mondiales grâce à des innovations. Dans les quatre cas, j’ai vu les entreprises centupler en taille sur une quarantaine d’années.
7Ce dernier point est très important à comprendre. La France représente à peu près 4 % du PIB mondial. Si vous réussissez à mondialiser une entreprise, vous la multipliez par un facteur 25. Or ce travail prend une cinquantaine d’années et un marché qui croit à 3 % quadruple de taille sur cette période. Si vous faites le calcul, centupler en cinquante ans, c’est une croissance de 10 % par an… Ce n’est pas excessif. Le tout est de tenir sur la durée, et ça c’est beaucoup plus difficile !
8Revenons à l’innovation, Il faut bien s’entendre sur les mots : pour moi, l’innovation, c’est une idée devenue un produit solvable c’est-à-dire un produit vendu rentablement. C’est un long processus qui démarre par la paillasse (nom que l’on peut donner à l’ébauche de l’idée) puis ensuite il y a le prototype (le produit est une forme présentable), le pilote (on commence la production en toute petite série), puis le passage en production, puis les premières ventes, enfin une ligne de produits rentables. C’est donc un véritable parcours du combattant. Si les nouvelles idées sont très abondantes, seul un tout petit nombre parvient à surmonter tous ces obstacles.
9L’innovation concerne en fait toute la chaîne de valeur, qui va du produit à la vente en passant par la production, la logistique et même le juridique et la finance. La « recherche » au sens strict n’a donc pas le monopole de l’innovation. Dans une bonne entreprise comme Essilor, tout le monde invente.
10Les montages financiers et juridiques de certaines joint-ventures que nous avons faites chez Essilor en Asie ont été de vraies inventions, n’ayant (par tout ce qu’elles contenaient), absolument rien à envier à des produits technologiques très sophistiqués.
11Chez Beneteau, le recours à une distribution par concessionnaire, c’est-à-dire à un réseau d’indépendants disposant de territoires exclusifs, sur les lieux de navigation, était à l’époque une avancée conceptuelle. Les vendeurs étaient alors les grands seigneurs de l’industrie. Les artisans dans les ports assuraient le service après-vente ou la manutention, ils étaient considérés comme des acteurs de seconde zone. Les mettre au cœur du système, comme l’a fait Beneteau, était à l’époque une vraie révolution.
12L’invention du verre progressif chez Essilor a été une totale remise en cause des pratiques traditionnelles à la fois dans la conception des verres (puisqu’on jouait sur les mouvements des yeux de la tête de la nuque et des épaules) mais aussi dans la production (ils étaient faits à l’unité). Ils étaient réalisés avec des machines spéciales très sophistiquées. Les progressifs ont très vite représenté une part significative du chiffre d’affaires de l’industrie. Ça a été en quelque sorte le passage du prêt-à-porter, c’est-à-dire de la série, à la mesure industrielle de masse. Essilor peut être vu aujourd’hui comme un gigantesque réseau d’usines et de systèmes logistiques livrant quotidiennement des millions verres à un demi-million de magasins tous les jours dans le monde. La dimension process (c’est-à-dire la recherche et développement sur les machines) est devenue capitale dans la compréhension de l’entreprise.
13La concurrence par les nouvelles technologies, c’est l’art suprême de la stratégie, parce qu’une vraie innovation tire le tapis sous le pied de ses concurrents. On déplace ainsi complètement le jeu. On n’affronte pas le concurrent, on le déstabilise.
14BTM : On entend aujourd’hui beaucoup parler d’innovation, mais finalement, comment arrive-t-on à innover selon vous ?
15Xavier Fontanet : Il faut bien comprendre que l’innovation n’est pas une affaire d’argent mais de chance et de génie. Elle est imprévisible et peut surgir n’importe où ; l’argent permet d’accélérer le passage au développement et la production mais il ne permet pas de trouver l’idée géniale ; pour une entreprise il y a deux cas de figure : soit l’innovation émerge dans l’entreprise, soit elle a lieu à l’extérieur. Quand l’invention a eu lieu à l’extérieur, il faut l’acheter, acheter des brevets ou faire des joint-ventures.
16La grande difficulté du management consiste à repérer dans la profusion des nouvelles idées et savoir, ce que François Dalle, ancien président L’Oréal, décrivait de façon magnifique, « saisir ce qui commence », saisir les idées qui vont tracer leur chemin.
17Pire encore, il y a une fatalité contre laquelle il est très difficile de lutter. Un grand centre de recherche, surtout chez un leader mondial, a une tendance à devenir une université. Le centre de recherche va permettre de développer des techniques extraordinaires, mais quelque part cette excellence peut paradoxalement étouffer l’innovation. Dans les grandes entreprises, l’innovation est donc un mix de trouvailles internes et d’achat d’idées externes. Cela demande pour la direction une très grande ouverture d’esprit et il lui faut lutter quotidiennement contre le « On vous le dit ! On connaît, on a essayé, ça ne marche pas ! »
18BTM : Depuis votre départ d’Essilor, vous êtes professeur affilié à HEC, pouvez-vous nous raconter cette expérience ?
19Xavier Fontanet : Au début de ma retraite, en 2012, j’ai démarré une fondation personnelle, la fondation Fontanet, abritée sous HEC, et qui a pour vocation de donner des cours de stratégie et de distribuer des bourses à des jeunes méritants et prometteurs.
20J’ai constaté une fois que j’arrêté de voyager constamment et que je suis resté en France que l’entreprise est mal comprise ici. J’ai donc décidé de me lancer et de l’expliquer à ma manière. Le gros sujet, c’est la concurrence, qui est mal aimée alors qu’elle est un formidable facteur de progrès. Il s’agit pour moi d’aider mes élèves à tirer leur épingle du jeu en situation concurrentielle, contre les adversaires intelligents qui ont eux-mêmes leur propre stratégie. Le fin du fin étant évidemment d’utiliser la force des concurrents pour progresser.
21En fait, ce sont fondamentalement les idées de Bruce Henderson, le fondateur du BCG, idées que j’ai pratiquées à travers toute mon expérience personnelle. J’ai rajouté une dimension psychologique, parce que la stratégie a cela de passionnant d’être un mélange d’économie et de psychologie. Il y a enfin toute une réflexion du temps qui est l’essence même de la stratégie.
22Les aspects techniques sont révolutionnaires, parce qu’ils expliquent les évolutions de prix dans les périodes de forte croissance ce que la théorie classique est incapable de les appréhender. Il y a un volet financier novateur, qui explique comment on met la finance au service de la stratégie en reliant activité, croissance et liquidités (ce qui n’avait jamais été fait). Il y a enfin une analyse des cycles de vie qui permet leur modélisation. Voilà pour les aspects techniques
23Les choses seraient simples si on en restait là. Seulement voilà, ce n’est pas l’intérêt qui mène le monde… Mais les passions ! Il est impossible d’être un bon stratège sans être un fin psychologue. Les grands stratèges savent faire du temps un ami ; la compréhension du facteur temps est en dernier ressort l’essence de la stratégie.
24J’ai compris que les élèves veulent avant tout des témoignages. C’est bien, mais il faut aussi des concepts. Le cours est donc construit uniquement à partir d’expériences personnelles. Mais chaque petite histoire a derrière elle un concept et lorsqu’on a parcouru tout le cours on a bien sûr vu des tas de cas concrets, mais s’est construite une matrice conceptuelle que les élèves pourront réutiliser dans leur vie professionnelle.
25J’ai mis toutes ces idées sur une application pour tablette, « les douze clés de la stratégie ». Si mes propos vous intéressent, consultez-la… Je propose également un cours dénommé « stratège en un jour ». En cumul, j’ai eu à peu près 25 000 élèves et je crois que la grande majorité a été ravie.