Les points forts
- Quels sont les points communs à l’ensemble des disciplines du design, sur lesquels on pourrait s’appuyer pour faire émerger un référentiel métier, au-delà des clivages de spécialités ?
- Parmi les compétences transversales qui dépassent les clivages de spécialité, la fonction pédagogique et médiatrice des designers émerge très nettement.
- Or cette compétence reste largement tacite, peu valorisée par les intéressés, qui se privent ainsi d’un levier majeur de création de valeur dans leurs dynamiques entrepreneuriales.
1Les designers possèdent plusieurs types de compétences, dont certaines sont peu apparentes et d’autres plus intangibles. Outre la maîtrise des artefacts visuels, les designers ont élargi leur périmètre d’action en développant leurs compétences dans le design organisationnel, le design de service, le design stratégique, le design des interactions et le design de l’innovation sociale. Au-delà de leurs différences, toutes ces pratiques peuvent se définir comme « une activité créatrice dont le but est de déterminer les multiples facettes des objets, processus, services,... Le design est un facteur-clé d’une humanisation des technologies et de l’échange économico-culturel » [1].
2Dans cet article, nous tenterons de spécifier la contribution relative du designer, en matière de savoir-faire, à un processus de conception ou d’innovation, en vue de faire émerger un référentiel métier design.
Les compétences du designer dans un projet d’innovation
3Les ressources sont soit matérielles, soit immatérielles. Les premières sont celles qui figurent sur le bilan (argent, machines, bâtiments,…) et les secondes concernent toutes celles qui touchent aux ressources humaines, aux processus, à l’expertise, aux propriétés intellectuelles, etc. dites aussi « capital immatériel » [2]. La capacité, de son côté, est définie comme étant l’aptitude à mobiliser des ressources pour accomplir une tâche ou une activité. C’est pour cela qu’il faut disposer de compétences d’intégration, de combinaison, d’assemblage et de coordination des ressources. Le savoir individuel est « l’ensemble des croyances d’un individu sur les relations de cause entre phénomènes. » [3]. Cependant, la compétence est considérée comme « des habilités, des savoir-faire, susceptibles d’être mobilisés par l’acteur pour l’intervention. Les compétences relèvent de l’ordre du comment. » [4].
Les compétences des designers : ressources innovatrices et médiatrices ?
4En gestion, les travaux de recherche sur le design commencent en France en 1985 [5] et se développent depuis 2000 [6]. Les auteurs ont montré le rôle que peut jouer un designer au sein d’une entreprise en général et dans le cadre d’un projet en particulier. Le designer devient ainsi un acteur-clé au sein d’un projet : avec ses compétences spécifiques, il contribue même à la génération des connaissances au sein de l’organisation [7].
5Un travail précédent de revue de littérature avait permis de classer les compétences des designers en cinq catégories, autour de savoirs, de savoir-faire et de capacités applicables à une situation de projet design (Borja de Mozota, 2003) [8]. Ces compétences sont les suivantes :
- Gestion du processus : capacité d’engagement, enthousiasme, confiance en soi, orientation résultats, travail en équipe, recherche d’amélioration, conduite du changement;
- Conception : créativité objective, capacité technique, capacité à résoudre un problème, observation et empathie par rapport à l’usager, prototypage, esthétique, pensée conceptuelle;
- Orientation business : compréhension du marché et orientation-client, organisation et planning projet, capacités commerciales, communication;
- Mise en perspective et structure : recueil et usage d’information, pensée stratégique, capacité de collaboration;
- Qualités interpersonnelles : capacité à générer des relations, capacité d’influence, flexibilité.
Competency model for designers

Competency model for designers
Les référentiels, instruments d’appui au métier ?
6Il existe plusieurs référentiels de métiers et de compétences. Ici, nous nous intéressons uniquement aux référentiels des métiers touchant au design. Au cours de ces dernières années, ces référentiels visent à structurer la profession et à clarifier les prestations du design. Le référentiel QUALIDESIGN émane de la FEDI (Fédération des designers), le référentiel des métiers de design de la DGCIS (Direction générale de la compétitivité, de l’industrie et des services) et le référentiel ANTIC est celui de l’Agence Nationale des technologies de l’information et de la communication).
Le référentiel QUALIDESIGN
7Ce référentiel, élaboré en 2011, a pour objectif d’accompagner les designers entrepreneurs afin qu’ils puissent poursuivre leurs actions pour mieux les structurer. Quelle que soit la discipline – designer produit, graphique ou espace –, la qualité de la prestation passera par la bonne gestion des entreprises et des projets. Une lecture approfondie de ce référentiel nous a permis de détecter les différentes compétences du designer. Celles-ci concernent les designers susceptibles de se positionner dans une situation entrepreneuriale, qui visent à mieux diriger leurs agences ou petites entreprises. Le référentiel de la FEDI montre aux designers comment ils peuvent gérer leurs entreprises, ainsi que les projets. Selon ce référentiel, le designer est capable de :
- détecter les besoins des clients et élaborer un cahier des charges équipe projet ;
- structurer la phase de la création, concevoir un démonstrateur et transmettre les spécifications ;
- s’améliorer et mesurer la satisfaction du client.
8Parmi les autres compétences du designer on trouve la R&D, la veille prospective et l’analyse. Le designer doit être à la fois un stratège et un concepteur, qui assure le suivi technique.
Le référentiel de la DGCIS
9Ce référentiel, réalisé en 2013, se veut un outil au service des acteurs du design, dans une finalité de mise en visibilité et de valorisation des métiers qui composent ce secteur. Le designer doit prendre en considération les besoins et attentes de ses utilisateurs pour leur apporter des réponses spécifiques. Ce référentiel classe les designers en six grands domaines d’application : design de produit, design d’image, design interactif, design de service, design d’espace et design matériaux/textile. Selon le référentiel, le design est un outil stratégique dont chaque discipline design possède les spécificités. Mais le designer peut avoir une démarche globale. Il possède des capacités techniques, créatives, artistiques et humaines. Il a des compétences générales, comme la R&D prospective, le management, la stratégie de positionnement, en assurant la conception. Le designer peut également assurer un suivi technique.
Le Référentiel ANTIC
10Elaboré entre 2009 et 2011, ce référentiel concerne le design produit, le design espace et le design graphique. Par ailleurs, chaque discipline a des spécificités particulières. Ce référentiel concerne l’aspect commercial de l’activité du design. Selon ce référentiel, le designer assure la relation avec ses clients, s’occupe du suivi administratif et comptable. Il prépare le cahier de charges. Le designer peut assurer les tâches suivantes :
- pré-étude pour élaborer des solutions ;
- phase de développement : pour passer des concepts au modèle ;
- phase de réalisation et de suivi : pour identifier les partenaires et suivre les réalisations, remplir des tâches administratives.
11Les travaux antérieurs sur le design management ont relevé plusieurs compétences spécifiques aux designers. Elles peuvent être d’ordre managérial, commercial ou technique et donc utiles en gestion. L’étude des récents référentiels réalisés pour ce métier, a permis de conclure que le savoir-faire d’un designer diffère d’une discipline design à une autre. Mais il en ressort également que le designer peut avoir des compétences à la fois stratégiques et opérationnelles, pour un design global.
12Entre ce qui est relationnel et ce qui est technique, le métier de designer s’avère complexe, mais cette complexité mérite d’être explorée. Cette question fera l’objet de la démarche empirique, suivante qui visera à qualifier les ressources design en gestion.
Méthodologie de recherche
Neuf designers entrepreneurs dans l’innovation : quel référentiel commun ?
13L’analyse des discours collectés a permis de dégager plusieurs éléments touchant à la question de la compétence du designer au sein d’un projet d’innovation. Les compétences ont été ainsi classées selon trois grands axes (contribution en amont du projet, méthodologie et management collaboratif, création et créativité), qui semblent les plus pertinents pour situer le designer et en l’occurrence son rôle dans les cadre des projets d’innovation, au-delà des compétences classiques d’esthétique et de conception opérationnelle.
14Les designers entrepreneurs ont mis l’accent principalement sur trois familles de compétences, pratiquées habituellement dans le cadre des projets d’innovation. Le profil entrepreneurial du designer allie les capacités de stratégie et de management à la créativité. En effet, le designer entrepreneur quitte la position classique, qui met en valeur son rôle esthétique, pour la dimension recherche, stratégie et gestion des équipes.
15■ Idée émergente 1. Contribution en amont du projet : œil, oreille et recherche
16Le designer est un professionnel qui met son œil, à 360°, au service d’un projet. Il intervient le plus en amont d’un projet et sait sortir du cadre ou des tracés habituels. Il identifie et analyse le problème en adoptant une attitude de recherche et d’écoute. Il interroge les usagers avec empathie et les observe en situation d’usage. Il sait anticiper leurs comportements et détecter les tendances futures. Grâce à l’observation et l’analyse, le designer est capable de prévoir l’avenir dans la conception du projet et de rendre ce dernier tangible.
17Il est également apte à rédiger et co-construire un cahier des charges définissant, grâce à son analyse et à sa recherche, l’objectif à atteindre et l’ensemble des besoins, dans un contexte donné, quitte à transgresser la règlementation.
18Finalement, le designer joue un rôle de stratège et de chercheur, en mettant en place tous les éléments préalables à la réalisation d’un projet innovant.
19■ Idée émergente 2. Méthodologie et management collaboratif
20Outre sa participation à l’avant-projet, le designer possède une compétence cruciale, dite médiatrice. C’est une personne qui travaille transversalement dans le cadre d’un projet. Grâce à son savoir-faire spécifique en dessin, il assure l’intermédiation, via les artefacts visuels qu’il conçoit. Il est capable donc de synthétiser et d’expliciter. Ces outils permettent de fluidifier les discours et d’améliorer le niveau d’intercompréhension entre les acteurs impliqués dans le même projet, surtout quand ces derniers sont issus de métiers différents.
21Dans le management d’un projet, le designer joue donc un rôle de passeur et de communicant. En effet, Il fédère les parties prenantes du projet et permet l’interface entre elles. C’est un véritable animateur qui opère selon une méthodologie éprouvée et validée, basée sur le design d’usage. Cette compétence médiatrice du designer est d’ailleurs souvent mise en avant dans les études sur la valeur du design en gestion de l’innovation. [9] La pensée du design systémique et orientée usager permet de faire émerger un consensus entre les directions, souvent contradictoires, de la technologie et du marché, dans l’innovation.
22Les aspects du management de projet et du management d’équipe ne sont que peu mis en avant dans les discours.
23■ Idée émergente 3. Création et créativité
24La créativité est au cœur du métier de designer. C’est son savoir tacite, très difficilement exprimable verbalement, un savoir souvent conceptuel ou scénarisé, qui se matérialise par une création. Le designer doit faire preuve d’une ouverture d’esprit suffisante pour actualiser les savoirs du patrimoine culturel et pour les enrichir des tendances futures. C’est un créatif futuriste, qui imprime une tonalité personnalisée à ce qu’il fait. Il emploie les outils de la forme et de l’esthétisme. Il travaille selon les méthodes du design et de la stimulation de la créativité [10] au-delà des outils de 3D. Cette compétence de créativité, qui suit la phase de recherche, entraine la génération de plusieurs concepts abstraits, qui se concrétisent par la fabrication d’artefacts visuels, de nature manuelle ou numérique (persona [11], prototypage rapide, scénarios d’usage). Pour résumer, la compétence de conseil et de création est souvent cachée. Elle est à découvrir dans les formes conçues par les designers. Cette étude montre que le design est un chemin de pensée, de conception créative, un processus qui s’adapte à la stratégie de l’entreprise.
25Nous avons dégagé un faisceau élargi de compétences qui sont de l’ordre de la stratégie et du conseil, mais il s’avère qu’il existe aussi des savoir-faire d’ordre technologique et écologique, qui ont été cités seulement par les designers interviewés en design produit et en design packaging. C’est un aspect intéressant à creuser, dans une optique de lien entre design et innovation R&D.
Des compétences similaires par-delà les disciplines
26L’analyse des discours nous permet de retenir que tous les designers interrogés ont parlé de compétences similaires, bien qu’ils soient issus de disciplines design différentes : design produit, graphique, espace, signalétique, packaging, etc. Ce qui nous encourage à créer une grille commune de compétences sans nous référer à une discipline en particulier, grille en cohérence avec la vision d’un design contemporain placé au centre ou au croisement d’une nébuleuse de disciplines [12].
27Les compétences identifiées à l’issue de ce travail concernent toutes les disciplines du design et font apparaître un espace commun de compétences. Contrairement au référentiel de la FEDI (syndicat des designers) qui semble être destiné plutôt à des designers entrepreneurs spécialisés en produit, mais qui a l’avantage de mettre en avant les compétences à la gestion administrative et comptable de leur petite structure.
28Notre approche considère qu’à travers la créativité, le designer possède une compétence de chercheur, (quelle que soit sa spécialité), qui intervient en avant-projet pour analyser le contexte et faire des recherches complémentaires, générer des idées et trouver des solutions à un problème particulier. Par ailleurs, il ressort de l’analyse des discours que les designers ne parlent pas spontanément de leur compétence « processus design » et du suivi des cinq étapes ; ils les appliquent pourtant et suivent ces étapes dans leur travail. Toutefois, ils ne se rendent pas compte réellement de certaines tâches et des savoirs ancrés dans la pratique (comme la capacité à gérer un projet). Cette difficulté à parler des compétences peut expliquer pourquoi il est difficile, pour les interlocuteurs des designers, de comprendre que le design est un processus qui s’étale tout au long de l’opération d’innovation, et donc qu’il devrait être intégré très en amont. Ainsi, le rôle joué par le designer dans la co-création consiste entre autres à faire participer les usagers à la définition d’un produit ou d’un service. Cela enrichit la base des connaissances d’une équipe, dans le but de favoriser l’Open Innovation.
29Pour résumer, on ne voit pas trop l’expression de la compétence de construction de consensus, ou de coordination par les objets intermédiaires entre les gens (compétence médiatrice). Cette compétence de la communication transversale et multidirectionnelle est acquise, mais n’est pas trop prise en compte par les designers qui favorisent l’intégration et la participation de leurs collaborateurs dans les projets d’innovation auprès de leurs clients. En effet, les designers interrogés ne parlent pas de cette compétence même s’ils conçoivent les artefacts destinés à susciter et à soutenir la coordination, afin de rendre la discussion plus fluide.
30Il ressort de tout ce qui précède que les compétences spécifiques de ce métier sont présentes dans la planification et l’avant projet, dans la fonction médiatrice, pendant le déroulement de l’activité d’innovation, et surtout dans la gestion de la créativité et de l’idéation.
31La confrontation des résultats obtenus aux théories existantes a engendré des conséquences conscientes et immédiates sur les designers. Ces derniers étaient auparavant incapables de valoriser leurs compétences. Tout cela a facilité considérablement la relation et la discussion avec leurs clients sur les honoraires et les objectifs des projets. Il serait intéressant de valoriser le résultat de cette recherche dans la pratique des managers et en particulier des responsables des ressources humaines.
Notes
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[1]
International Council of Societies of Industrial Design
-
[2]
Bayad M., Simen S.F. (2003), « Management des connaissances: état des lieux et perspectives ». In XII Conférence de l’Association Internationale de Management Stratégique, Tunis.
-
[3]
Tarondeau J.C. (1998), Le management des savoirs, Paris : PUF (Page 21)
-
[4]
Tarondeau J.C. (1998), Le management des savoirs, Paris : PUF (Page 21)
-
[5]
Borja de Mozota B. (1985), Le rôle du design dans la stratégie marketing, Thèse de Doctorat en sciences de gestion, Université Paris I Panthéon Sorbonne.
-
[6]
Borja de Mozota B. (2002), « Un modèle de management du design », Revue Française de Gestion, Vol. 28, n° 138, p. 75-95.
-
[7]
Chouki M., Persson S. (2016), « La médiation par les artefacts visuels : une source spécifique dans la génération des connaissances nouvelles en situation ? », Management International. Vol. 20, n° 3, p. 42-53.
-
[8]
Borja de Mozota B. (2003), Design Management, Allworth Press, NewYork.
-
[9]
Veryzer R., Borja de Mozota B. (2005), « The impact of User Oriented Design on New Product Development :an examination of fundamental relationships », Journal of Product Innovation Management, Vol. 22, March, p. 118 -145.
-
[10]
Martin B., Hanington B. (2013), 100 méthodes de design, Eyrolles (trad GB).
-
[11]
Persona (outil pour UX design expérience design) personnage fictif, stéréotype, aidant à définir les interactions entre un utilisateur et son environnement : relations, émotions, actions, comportements, priorités…
-
[12]
Bremmer C., Rodgers P. (2013), « Design without disciplines », Design Issues, Vol. 29, n° 3, Summer, p. 4-13.