Les points forts
- Un flou sémantique caractérise le terme « disruption » mais un consensus se dégage sur le fait que les projets disruptifs sont ceux qui ont la capacité de modifier de fond en comble le mode de fonctionnement et les règles du jeu sur un marché.
- Il serait logique que les investisseurs en capital-risque mettent en œuvre des procédures d’évaluation et des modalités de financement spécifiques pour ce type de projets.
- À partir d’une recherche qualitative, les auteurs ouvrent de nombreuses pistes, portant à la fois sur la nature des projets disruptifs, la difficulté pour les investisseurs à en évaluer le risque ex ante, le lien entre les formes de la disruption et les modalités d’intervention des fonds, ou encore le caractère encore émergent de la recherche dans ce domaine.
1Le 6 juin 2014, Über officialise sa seconde levée de fonds, d’un montant supérieur à 1 milliard de dollars. Plusieurs sociétés d’investissement se sont syndiquées pour participer à ce tour de table. L’engouement des investisseurs pour Über pose question en raison du jeune âge de la start-up et des incertitudes relatives au caractère irrégulier de son activité dans de nombreux pays. Au moment de cet investissement record, plusieurs régulateurs nationaux restaient sensibles aux arguments développés par les chauffeurs de taxis traditionnels, certains ayant même interdit l’application au profit d’une interface de substitution.
2L’exemple d’Über semble représentatif des espoirs et des interrogations suscités par un nombre croissant de start-ups dont l’une des caractéristiques est de pénétrer des secteurs largement régulés et réglementés. La « nouvelle ère entrepreneuriale » sur Internet [1], portée en partie par d’anciens entrepreneurs à succès, encourage les propositions de valeur en rupture [2] et une forme prononcée de radicalité [3]. Les start-ups Internet sont invitées à ne plus explorer exclusivement des niches [4] ou à ouvrir de nouveaux marchés [5] mais à entreprendre sur des marchés protégés par des barrières réglementaires à l’entrée [6]. Dès lors, il s’agit de se demander comment les investisseurs évaluent ces nouveaux projets entrepreneuriaux disruptifs.
3Notons que la disruption observée des start-ups Internet sur l’ensemble de l’économie n’est pas un fait nouveau. Les secteurs de la presse, des médias, de la musique, de la distribution ou de la banque ont déjà fait l’objet d’une profonde mutation portée par le numérique. La période récente se caractérise donc moins par une digitalisation et une désintermédiation de l’ensemble des secteurs d’activité que par l’accélération de la croissance de la valorisation de certaines start-ups Internet.
4L’un des enseignements à tirer des cas emblématiques de disruption concerne la place occupée par le client dans la proposition de valeur des start-ups en rupture. Prenons le cas de Booking.com, plateforme de réservation en ligne de chambres d’hôtels. Booking.com est une start-up qui s’est adressée initialement aux hôteliers en leur proposant de prendre une place sur son site, de manière à vendre les quelques chambres qu’ils n’arrivaient pas à louer. Dans un monde où les clients téléphonaient encore aux hôtels pour savoir s’il leur restait des chambres, la proposition de Booking.com ne paraissait pas menaçante et pouvait être envisagée comme une stratégie de type « gagnant-gagnant », pour la plateforme et pour les hôtels. Mais avec l’évolution des usages en ligne, de moins en moins de personnes ont continué à téléphoner aux hôtels pour connaître la disponibilité de leurs chambres. Une part significative des utilisateurs a rapidement migré vers les plateformes de réservation en ligne, de manière à avoir accès, en un clic, à tous les hôtels d’une région, en fonction de leur disponibilité et de leur prix. Pour les hôtels, la conséquence de ce changement d’usage a été de leur faire perdre le contact avec leurs clients. C’est en effet désormais Booking.com qui est l’interlocuteur direct des clients. Et, en ayant l’accès aux clients, Booking.com peut asservir toute la chaîne de valeur en amont. Alors que les hôteliers ont initialement signé avec Booking.com en le considérant comme un prestataire, ce sont eux qui sont désormais devenus les prestataires de Booking.com. Cette trajectoire est un point de repère pour beaucoup de start-ups disruptives. Elles en ont tiré un enseignement : sur tous les marchés, les start-ups qui réussiront à obtenir le lien avec le client seront inévitablement en position dominante et seront en capacité de dicter leurs conditions à l’ensemble des acteurs de la chaîne de valeur en amont.
5De l’autre côté du marché, les acteurs historiques ont également ce schéma de disruption à l’esprit. Désormais, ils peuvent donc légitimement hésiter à contractualiser avec des start-ups qui pourraient s’avérer être leurs prochains concurrents [7]. Par conséquent, les projets entrepreneuriaux disruptifs dont la proposition de valeur se situe à l’interface des clients et des acteurs historiques (souvent détenteurs de l’infrastructure) expriment de plus en plus de difficultés à établir des partenariats. Conscients des difficultés pour ces start-ups disruptives à exister à côté des opérateurs historiques, certains acteurs influents du capital-financement plaident pour l’émergence de fonds d’investissement capables de financer, ce qu’ils appellent des start-ups « full stack » [8]. Ces start-ups « full stack » sont des entreprises capables de lever plusieurs dizaines de millions d’euros dès leur démarrage pour concurrencer frontalement les acteurs historiques. Les capitaux levés servent alors à financer le développement de l’infrastructure du service proposé par la start-up, de manière à ne plus avoir besoin de contractualiser avec l’acteur historique pour bénéficier de son infrastructure. L’émergence de ces nouvelles formes de financement pourrait faire évoluer l’accès au capital des projets disruptifs.
6Comme le signalaient déjà Amit et Zott [9] en 2001, les sources de la valeur créée par les entreprises disruptives en ligne s’articulent autour de quatre critères : l’efficacité, la complémentarité, les effets de verrouillage et la nouveauté. Le cas Booking.com illustre ce résultat de recherche et atteste que la plateforme de réservation en ligne montre beaucoup de points communs avec les start-ups dont la caractéristique est d’avoir désintermédié un marché. En réduisant les coûts de transaction au moyen d’une recherche simplifiée des hôtels pour le client, Booking.com a réussi à proposer un service plus efficace. Des complémentarités s’observent également entre les prestations de services en ligne de Booking.com(réservation, notation, …) et les services fournis hors ligne par les hôteliers. Le verrouillage de l’audience du site s’exerce par les effets réseaux imputables au nombre important d’hôtels présents sur la plateforme. Enfin, la nouveauté réside dans l’unicité de la proposition de valeur de Booking.com à l’égard de ses clients.
7La tendance à la radicalité d’une partie significative des start-ups renvoie au champ de la littérature ayant discuté des phénomènes de disruption. Lehmann-Ortega et Roy [10] soulignent les difficultés à attribuer au concept de disruption une définition à la fois consensuelle et capable de rendre compte de la diversité des mécanismes à l’œuvre. Christensen [11] insiste par exemple sur l’origine technologique de la disruption alors qu’Hamel et Prahalad [12] se concentrent sur la capacité des firmes disruptives à modifier les règles de fonctionnement du marché à leur avantage. Schmidt et Druehl [13] distinguent plusieurs types de « disruption » dont le point commun est de donner lieu aux mêmes stratégies de conquête du marché « par le bas », appelée « low-end encroachment ». Ces stratégies se définissent par une appropriation initiale de la partie « basse » du marché, les start-ups arrivant peu à peu à s’approprier les consommateurs des concurrents en place. Les auteurs justifient leur concept de « low-end encroachment » à partir de la définition d’innovation disruptive donnée par Christensen : une innovation disruptive n’est pas initialement jugée comme disruptive par les acteurs en place. Elle les surprendra avec le temps et sera jugée disruptive après avoir fait la preuve de son caractère menaçant. Le scénario de disruption décrit par Christensen dans ses travaux s’opère ainsi en plusieurs étapes [14] : d’abord, le nouvel entrant pénètre le marché avec un service de basse qualité, ignoré par les entreprises historiques qui préfèrent servir les consommateurs dont la propension à payer est plus élevée. Le nouvel entrant crée ainsi initialement son propre marché. Et c’est seulement dans un deuxième temps que le nouvel entrant remonte la qualité de son service de manière à attirer grâce à cette action l’ensemble des consommateurs sur son service désormais plus classique.
8Les projets disruptifs ont pour vocation de prendre une part significative du marché visé et d’impacter son mode de fonctionnement. Par construction, ils portent davantage de risques mais promettent un rendement plus élevé en cas de succès. L’objectif du présent article consiste à rendre compte du processus d’évaluation de ce type projets entrepreneuriaux par les investisseurs. Les fonds d’investissement se représentent-ils les projets de start-ups en qualifiant leur caractère disruptif ou au contraire conventionnel ? Les fonds d’investissement montrent-ils des points communs dans leur procédure d’évaluation des projets disruptifs ? Ces mêmes fonds d’investissement évaluent-ils les projets disruptifs de la même façon que les projets plus conventionnels ? Quels sont les points d’attention auxquels les fonds d’investissement accordent une importance particulière dans leur appréciation d’un projet disruptif ? Les développements contenus dans le présent article visent à apporter des éléments de réponse à cette série de questionnements.
9Il existe une littérature abondante concernant les critères retenus par les investisseurs dans l’évaluation des projets de start-ups. Parmi ces critères figurent les caractéristiques relatives aux fondateurs et à leurs équipes. Au moyen d’une analyse factorielle opérée sur les réponses d’une centaine de capitaux-risqueurs américains, MacMillan, Siegel et Narasimha [15] montrent que la personnalité et l’expérience des fondateurs l’emportent sur les critères financiers. L’importance accordée aux critères financiers reste néanmoins supérieure à celle relative aux fonctionnalités du produit développé ou aux caractéristiques du marché visé. Quelque 40 % des capitaux-risqueurs interrogés élimineraient sans concession un projet porté par une équipe jugée insuffisamment équilibrée ou complémentaire dans ses compétences. Les auteurs notent ainsi que le business plan n’occupe pas la première place dans les facteurs de décision d’investissement. Muzyka, Birley et Leleux [16] montrent des résultats proches dans leur étude réalisée avec des capitaux-risqueurs européens : les critères relatifs au produit et au marché ont une importance modérée dans les décisions des investisseurs en comparaison des capacités managériales de l’équipe.
10Il est à noter que l’importance accordée à chaque critère dans l’évaluation finale d’un projet peut varier en fonction de la culture du fonds et du stade à partir duquel il investit : « Un fort consensus apparaît chez les capitaux-investisseurs intervenant dans les stades avancés, qui retiennent davantage la capacité d’absorption de la production par le marché. Les capitaux-investisseurs intervenant en phase de démarrage sont surtout intéressés par la profondeur de la gamme des produits et la croissance de leurs marchés, surtout pour les nouvelles activités à fort contenu technologique dont les marchés potentiels sont peu connus. » [17].
11Le stade de développement de la start-up à partir duquel le fonds investit et la possibilité de syndication sont des facteurs qui peuvent atténuer l’incertitude relative au développement des projets [18]. Par exemple, la valeur des actifs matériels et immatériels est davantage objectivable lorsque le fonds investit en « late stage » car ces projets sont souvent déjà bien établis. De même, la syndication permet aux fonds d’utiliser l’expertise, l’information et le réseau des co-investisseurs.
12Parmi l’ensemble des publications visant à examiner les critères de décision des fonds d’investissement, aucune ne semble s’être intéressée spécifiquement aux projets disruptifs. Le présent article traite spécifiquement ce sujet et montre un résultat contre-intuitif. Alors qu’il apparaîtrait logique que les fonds établissent de nouveaux critères pour juger de la rentabilité future des projets disruptifs, cette recherche rend compte d’informations qui témoignent d’une évaluation similaire des projets disruptifs et classiques par les fonds d’investissement en capital-risque. Ce résultat est d’autant plus surprenant que les recherches conduites pour cet article montrent que les investisseurs ont une conception précise des projets disruptifs au sein de leurs portefeuilles. La similitude de l’évaluation des projets disruptifs et des projets conventionnels ne dérive donc pas de l’absence d’intelligibilité de la notion de disruption pour les investisseurs.
13L’article se décompose en trois parties. La première revient sur la méthodologie utilisée pour cette recherche, qui repose sur une série d’entretiens réalisés auprès d’investisseurs exerçant leur activité pour le compte de trois fonds. La deuxième partie présente les résultats. Il apparaît d’abord que les investisseurs ont une représentation claire mais personnelle du concept de disruption. Ensuite, il ressort que les investisseurs évaluent les projets disruptifs avec les mêmes critères que les projets plus conventionnels. Enfin, il semble que les modalités d’investissement ne sont pas les mêmes pour les projets disruptifs puisque les fonds d’investissement peuvent être tentés de réduire les montants investis dans ces projets ou de recourir davantage à la syndication. La troisième partie revient sur les limites et les prolongements à donner à cette étude.
14Le périmètre de l’article se limite aux entreprises du secteur des Technologies de l’Information et de la Communication. Les propositions avancées valent uniquement pour les start-ups dont la proposition de valeur consiste à délivrer un bien ou un service innovant en lien direct avec Internet.
15Remarquons toutefois que les entreprises de biotechnologies et celles proposant des nouveaux matériaux sortent du périmètre de notre étude en raison de leur spécificité. Le niveau de dépenses consenties par ces entreprises en début d’activité pour financer leur Recherche et Développement les contraint à solliciter des fonds d’investissement spécialisés. Les décisions d’investissement dans ce genre d’entreprises renvoient ainsi à des procédures atypiques, difficilement comparables avec celles à l’œuvre pour le reste des entreprises du secteur des Technologies de l’Information et de la Communication.
Une recherche qualitative menée auprès de trois fonds
16Pour examiner les procédures d’évaluation des projets disruptifs au sein des sociétés d’investissement, trois entretiens ont été réalisés auprès de trois fonds. Ces fonds d’investissement interviennent à des stades différents de maturité des projets entrepreneuriaux. Les caractéristiques des fonds appartenant à notre corpus sont données dans le tableau 1. Notons que ces fonds sont relativement anciens et reconnus. Beaucoup de projets entrepreneuriaux leur sont donc soumis chaque année.
17Conformément à la typologie proposée par l’European Private Equity & Venture Capital Association, deux des trois fonds sont des « early-stage funds ». Il s’agit des fonds 1 et 2 présentés dans le tableau 1. Leur mission consiste à financer les premières étapes de développement des start-ups. À ce titre, ils appartiennent à la catégorie des « fonds d’amorçage » et interviennent en qualité de sociétés de « capital-risque ». Le troisième fonds (voir tableau 1) appartient à la catégorie des « later-stage funds ». Son action consiste à financer les dépenses nécessaires pour accélérer la croissance des entreprises. Il agit ainsi en tant que société de « capital-développement »
Caractéristiques des fonds étudiés

Caractéristiques des fonds étudiés
18Les personnes interrogées au sein de chaque fonds occupent des postes différents. L’une des personnes interrogées est la fondatrice du fonds. Les deux autres salariés interrogés exercent en qualité de chargés d’affaires. Au cours des entretiens menés, les trois personnes interrogées ont chacune déclaré avoir déjà conduit personnellement plusieurs expériences d’investissement dans des projets disruptifs. L’observation du portefeuille d’investissement des trois fonds d’investissement atteste par ailleurs de la présence de plusieurs start-ups communément considérées comme disruptives sur leur marché.
19Chaque entretien a été conduit sous une forme semi-directive. La durée moyenne d’entretien fut de 45 minutes. Les entretiens ont été intégralement enregistrés et retranscrits. L’interprétation des entretiens a été guidée par la méthode dite du « condensé d’entretien ». Aussi, nous avons réalisé une première sélection des informations brutes en lien direct avec l’objet de recherche du présent article. Puis, nous avons opéré une traduction de ces informations en des termes actionnables par les chercheurs, de manière à exploiter les propos tenus par les fonds d’investissement du point de vue de notre problématique de recherche. Cette approche, qui rejoint celle de « l’interprétation organisée », nous a permis de conserver les opinions des personnes interrogées tout en les mettant au service de la question de recherche abordée dans ce travail.
Le concept de « disruption » en débat
20Dans l’article, le qualificatif « disruptif » est utilisé pour nommer les projets entrepreneuriaux sous deux conditions. D’abord un projet est qualifié de « disruptif » si et seulement si la start-up qui le porte présente à ses clients une proposition de valeur originale. L’ambition d’une entreprise disruptive doit nécessairement être d’entrer sur un marché en délivrant un service inédit, différent de celui offert par les acteurs en place. Ensuite, pour être disruptif, un projet entrepreneurial doit également revêtir un caractère menaçant pour les acteurs en place. Il doit pouvoir renverser à court terme l’ensemble des règles du marché à son avantage. Lorsqu’un projet ne remplit pas simultanément ces deux conditions, il sera qualifié dans la suite de l’article de plus conventionnel.
21Le caractère original de la proposition de valeur d’une start-up est observable a priori. En revanche, son potentiel menaçant n’est souvent perceptible qu’a posteriori. Pour cette raison, l’intensité disruptive d’un projet évolue dans le temps et/ou en fonction de la présentation qui en est faite.
22Cette difficulté à qualifier la puissance disruptive d’un projet rejoint les débats académiques sur la nature et la pertinence des projets en rupture. Certains auteurs [19] ont montré que la trajectoire de disruption « par le bas », formalisée par Christensen dans son ouvrage The Innovator’s Dilemma [20], n’était pas la plus fréquente. Ces auteurs avancent en effet des preuves empiriques et montrent que les approches plus traditionnelles de la concurrence, intégrant le nombre de concurrents ou les économies d’échelle doivent compléter la théorie de Christensen. Les stratégies Océan Bleu [21] peuvent également être un outil au service des entreprises dont l’ambition est d’emporter rapidement des marchés en délivrant une proposition de valeur originale à leurs clients. L’universalité de la trajectoire de disruption à-la-Christensen n’est donc pas avérée et trouve de nombreux contre-exemples.
23Depuis plusieurs années, le terme « disruption » semble s’être répandu dans le langage courant. Il est par ailleurs communément employé par l’ensemble des acteurs de l’écosystème entrepreneurial. Pour les besoins de la présente étude, il convient de comprendre si les investisseurs recourent à ce terme pour nommer des phénomènes semblables ou, au contraire, si ce mot recouvre, pour eux, des réalités très différentes.
24À l’image du caractère polysémique du concept de disruption dans la littérature scientifique, les investisseurs ne s’accordent pas sur la notion de disruption. L’un des investisseurs interrogé à ce sujet insiste sur l’origine technologique des projets disruptifs : « Pour moi, les start-ups les plus disruptives sont celles qui reposent sur des technologies nouvelles ». L’un de ses confrères estime au contraire que la dimension disruptive d’un projet ne se limite pas à l’innovation technologique mais provient du caractère original de la proposition de valeur de la start-up : « Les projets disruptifs sont ceux qui créent un gros changement pour les clients. Ces projets permettent généralement aux consommateurs de passer beaucoup moins de temps sur une action. Ils peuvent aussi leur permettent de payer beaucoup moins cher ».
25Les modalités d’apparition et les trajectoires de diffusion des projets disruptifs sont également débattues entre investisseurs. Certains rejoignent l’idée de Christensen selon laquelle les projets disruptifs ne portent pas initialement de rupture forte. L’innovation disruptive résulte d’un processus d’innovation incrémentale : « Si on regarde vraiment dans le détail, les projets deviennent disruptifs étape par étape, petits pas par petits pas. Je pense donc qu’il y a très peu de projets purement disruptifs au début ». D’autres décrivent au contraire la disruption comme un phénomène soudain et brutal. Les exemples qu’ils prennent (Scultéo, Über, …) renvoient à des start-ups dont la proposition de valeur a, dès le départ, été pensée en rupture avec le marché.
26Il existe un point d’accord entre investisseurs. Il porte sur les conséquences des projets disruptifs. La disruption a pour effet de renverser rapidement, significativement et durablement tout ou partie des règles du jeu concurrentiel opérantes sur un marché. L’un des investisseurs parle de « game changer ». Un autre signale que « les projets disruptifs essayent de changer la façon dont un marché fonctionne ». Observons que cet accord minimal des investisseurs sur les conséquences d’une disruption est une piste encourageante, susceptible de faire émerger dans un futur proche une définition consensuelle autour de ce terme.
27L’absence de consensus sur l’ensemble des dimensions associées au concept de disruption s’explique certainement par le caractère relatif de cette notion. Une disruption se fonde et s’évalue par rapport à un référentiel qui varie selon les fonds d’investissement. Un fonds d’investissement va estimer le potentiel disruptif d’un projet relativement à l’ensemble des start-ups présentes dans son portefeuille. Un projet peut ainsi apparaître plus ou moins disruptif selon les fonds.
28L’absence de consensus des investisseurs sur le sens du mot « disruption » n’est pas surprenante tant les débats sémantiques autour de ce terme s’observent au sein de toutes les catégories socio-professionnelles. À titre d’exemple, les journalistes et les entrepreneurs utilisent le mot « disruption » pour nommer des situations multiples, bien différentes les unes des autres. Dans le monde académique, il apparaît également des divergences d’appréciation entre chercheurs. C’est d’ailleurs pour cette raison que Christensen a récemment publié un article de clarification sur le sens à donner à ce terme (Christensen, 2015), pratiquement vingt ans après l’avoir employé dans l’ouvrage qui a popularisé son usage (Christensen, 1997).
29Les projets disruptifs recouvrant des réalités multiples, il pourrait être utile de créer une grammaire commune à l’ensemble des acteurs de l’entrepreneuriat, permettant de qualifier les différents types de disruption. Cet exercice taxonomique permettrait d’apporter plus de nuance à la problématique générale de l’accès au capital des projets en rupture. Cette classification peut se fonder sur l’origine de la rupture avec le marché visé. Dans ce cas, la disruption serait technologique, d’usage ou encore économique. Le classement des différents types de disruption peut également être réalisé en fonction des trajectoires de pénétration des start-ups concernées. Les trajectoires à-la-Christensen peuvent se distinguer des dynamiques de confrontation plus immédiates entre les projets disruptifs et les entreprises historiquement présentes sur le marché. Enfin, la disruption peut être nommée par la nature des barrières à l’entrée dressées devant les projets en rupture. Dans ce cas, la disruption peut être de nature réglementaire ou renvoyer à un bouleversement des protections naturelles ou artificielles des acteurs en situation dominante sur le marché.
30Finalement, le terme de « disruption » apparaît aujourd’hui comme un qualificatif trop générique. En conséquence, les acteurs de l’entrepreneuriat y projettent des représentations différentes, en fonction de leurs repères sectoriels, de leurs observations et plus largement de leurs expériences. L’absence de précision associée à ce terme constitue d’ailleurs un facteur favorable à l’uniformisation du traitement des procédures d’évaluation de ce type de projets en première lecture par les fonds.
Un processus d’évaluation quasi classique pour les projets disruptifs
31Les fonds s’imposent certaines règles d’investissement en fonction de leur positionnement. Certains fonds investissent exclusivement en amorçage, d’autres en capital-risque, d’autres encore en capital-développement pour participer à des tours de financement de séries A, B ou C. Selon le stade de maturité des start-ups, les montants investis diffèrent. Les fonds peuvent aussi choisir de n’investir que dans un secteur d’activité donné. L’ensemble de ces contraintes permettent aux investisseurs ayant confié leur argent aux fonds (les LP’s) d’orienter ex ante le type d’investissement réalisé.
32Formellement, ces contraintes n’empêchent pas les fonds d’investir dans des projets disruptifs : « Nous n’avons pas de contraintes sur le type ou l’originalité de l’investissement. Nos contraintes sont plus financières, sur la taille de l’investissement puisqu’il s’agit pour nous d’investir entre 5 et 15 millions d’euros dans des sociétés qui sont déjà bien développées ».
33Pour autant, un certain nombre de projets disruptifs peuvent montrer des spécificités qui les rendent inéligibles aux financements de certains fonds. Un certain nombre de projets disruptifs fondés sur une technologie en rupture montrent par exemple des structures de coûts et de revenus déséquilibrés sur les premiers exercices. Les premières années de ces start-ups peuvent être consacrées à développer et à fiabiliser la nouvelle technologie, ce qui a pour effet de faire progresser les coûts fixes sans possibilité d’acquérir de revenus. Le besoin en financement de ces projets intervient alors en début d’activité de manière à financer les recherches conduites sur la nouvelle technologie. Si les besoins en financement dépassent les possibilités d’investissement des fonds en amorçage, alors le projet trouvera difficilement des investisseurs. Dans ce cas, les projets disruptifs ont des difficultés à accéder au capital.
34Pour réduire les risques associés à leurs participations, certains fonds d’investissement limitent leur champ d’intervention à quelques secteurs d’activité seulement. En se spécialisant sur certaines verticales, les fonds se protègent des asymétries d’information pouvant exister avec les entrepreneurs. L’expertise acquise par la répétition d’investissement sur un même secteur confère aux fonds d’investissement des points de repère pour évaluer avec davantage de pertinence les projets soumis. Les fonds spécialisés peuvent plus facilement comparer les projections d’un projet avec les tendances d’une filière ou les résultats obtenus par les entreprises positionnées sur le même secteur d’activité. Le plus souvent, les projets disruptifs se positionnent clairement sur un secteur d’activité. Ils ne sont donc pas rejetés au motif qu’il existerait une distance trop grande entre le champ d’intervention du fonds et le secteur d’activité attaqué par la start-up en rupture.
35Les filtres initiaux, directement liés aux contraintes posées par chaque fonds sur son domaine d’intervention, ne conduisent pas à rejeter per se la plupart des projets disruptifs. Il convient donc d’examiner la manière dont les fonds étudient réellement ces projets lorsqu’ils ont été sélectionnés en première lecture. L’étude approfondie d’un projet d’investissement correspond d’une part aux procédures de vérification réalisées sur le projet audité et d’autre part à l’ensemble des entretiens réalisés avec les porteurs du projet.
36En deuxième lecture, quel que soit le projet audité, les investisseurs portent une attention particulière à un nombre donné de critères, tous assumés comme autant de conditions nécessaires à respecter pour pouvoir intégrer leur portefeuille d’investissement. Les investisseurs énoncent ces critères filtres conformément aux travaux initiaux de Fried et Hisrich [22]. Ces critères portent sur l’unicité du produit ou du service proposé par la start-up, l’équipe dirigeante et les perspectives de rentabilité du fonds à la sortie. « Les paramètres financiers vont initialement nous permettre de savoir si l’investissement entre dans notre périmètre. Mais après, ce qui va nous décider d’investir ou pas dans l’entreprise, c’est l’équipe de management ainsi que l’histoire de la société : comment elle s’est développée, comment elle en est arrivée là, quelles parts l’équipe possède dans la société. ». Chaque fonds procède à sa propre hiérarchisation de ces critères de seconde lecture. Néanmoins, l’équipe dirigeante revient souvent comme le critère le plus important. « Lors du deuxième screening, je vais m’intéresser à l’entrepreneur lui-même. Je considère donc qu’il faut un peu d’intuition dans ce métier parce que je me pose la question : est-ce que j’ai envie de bosser avec cette personne ? ».
37Aucune raison ne permet a priori d’attribuer des caractéristiques spécifiques aux équipes fondatrices de projets disruptifs. L’audit des projets en seconde lecture, caractérisé par une attention forte des fonds sur les fondateurs, ne semble ainsi pas pouvoir créer de distorsion d’investissement à la défaveur des projets disruptifs. « Effectivement, il n’y a pas de différence majeure dans notre évaluation des projets disruptifs : il faut que l’équipe sache pivoter, sache reconnaître qu’elle est coincée et qu’il faut avancer. Et que ce soit dans une société à rupture technologique forte ou faible, les mêmes questions vont se poser. On n’a pas deux façons différentes d’approcher le sujet. »
38Si en seconde lecture, la nature de l’audit ne disqualifie pas par construction les projets disruptifs, il n’en reste pas moins que les fonds examinent chaque projet de manière unique, en étudiant sa complexité et ses spécificités. Disruptifs ou conventionnels, les projets sont analysés dans leurs moindres détails. Pour les projets qualifiés de disruptifs en raison du caractère innovant de la technologie utilisée, les fonds vont se préoccuper de l’intérêt, de la fiabilité et de la pérennité de l’innovation considérée. « Lorsque nous sommes en face d’une techno disruptive, nos questions sont : est-ce que les clients ont vraiment besoin de cette techno ? Et est-ce qu’il n’y a pas une autre techno disruptive qui va arriver et la remplacer ? ». Concernant les projets disruptifs caractérisés par une incertitude juridique, les fonds vont s’interroger sur l’évolution à court terme de la réglementation. Et dans le cas où un doute subsiste sur la légalité de l’activité de la société, les fonds interrogés déclarent ne pas prendre le risque d’investir. « Concernant un projet, on avait vraiment un sujet réglementaire qui nous a arrêté en cours de route. C’est la seule raison qui nous a décidé à ne pas poursuivre ». Pour ce genre de start-ups, l’accès au capital reste uniquement possible si elles rendent compte d’une stratégie à court terme leur permettant d’exercer une partie de leur activité. « Les caractéristiques disruptives des projets ne sont pas pensées comme rédhibitoires lorsqu’elles peuvent être en partie contrôlées par pivotement. ».
39Les résultats obtenus à l’aide des entretiens menés peuvent être actionnés de différentes manières par les fonds d’investissement. Une discussion normative peut ainsi s’engager sur la façon dont les investisseurs pourraient se saisir des résultats empiriques avancés dans la présente recherche.
40La série de recommandations qui suit vise à proposer aux fonds d’investissement des pistes pour faire évoluer leurs procédures d’examen et de suivi des projets disruptifs. Pour formuler ces préconisations, il convient de passer d’une analyse empirique à une approche plus normative. L’intérêt d’une telle approche ad hoc est de pouvoir présenter aux fonds une série de suggestions. Il convient néanmoins de préciser que les propositions avancées ont une portée limitée par le fait qu’elles n’ont fait l’objet d’aucune expérimentation.
41L’absence de procédure spécifique au traitement des dossiers disruptifs ouvre naturellement une discussion sur l’opportunité de créer des dispositifs d’évaluation dédiés aux projets en rupture. Il s’agirait en première lecture de pré-qualifier le niveau de disruption des projets soumis par les start-ups, de manière à les évaluer selon des critères propres. En seconde lecture, il conviendrait de porter des attentions nouvelles sur des critères qui apparaissent encore plus déterminants pour mener à bien un projet en rupture. Ces attentions nouvelles ne seraient pas nécessairement formalisées par les fonds. Mais elles constitueraient des repères indicatifs, directement issus des échecs et des succès passés sur des projets disruptifs comparables.
42L’objectif visé par l’instauration de ces nouvelles dispositions d’évaluation des projets disruptifs est double. D’un côté, ces nouvelles dispositions permettraient aux fonds de questionner leurs attentes à l’égard des projets disruptifs. L’exercice de formalisation de leurs expectatives à l’égard des différents types de disruption pourrait ainsi leur permettre de procéder à des évaluations fondées sur une nouvelle forme de rationalité. Cette rationalité, basée sur des critères objectifs nouveaux et appropriés pour chaque type de projets disruptifs, ne se substituerait évidemment pas à l’intuition qui est un paramètre fondamental du métier de capital-risqueur. Mais elle viendrait l’enrichir. D’un autre côté, la diffusion de ces nouvelles dispositions pourraient profiter aux start-ups. Elles seraient contraintes d’appréhender leur niveau de rupture par rapport au marché visé, dimension souvent sous-estimée par les start-ups. Au plan pratique, la qualification par la start-up de sa stratégie de disruption l’obligera à rendre de compte de son ambition et de sa vision sur la trajectoire à emprunter pour réaliser ses objectifs.
43Il convient néanmoins de remarquer qu’en instaurant des méthodes d’évaluation atypiques pour les projets affichés comme disruptifs, le risque est de créer, auprès des entrepreneurs un arbitrage sur la manière dont ils communiquent sur leur stratégie et leur proposition de valeur. Ils pourraient en effet sous-évaluer ou sur-évaluer le caractère disruptif de leurs start-ups pour choisir la méthode d’évaluation qui leur semblera la plus adaptée. Un phénomène contre-productif de sélection adverse pourrait alors émerger.
Des modalités d’investissement atypiques
44Les décisions d’investissement dans les projets disruptifs répondent parfois à des motivations singulières. Par-delà la qualité des paramètres objectivables de la société auditée, les fonds peuvent décider d’investir dans un projet incertain dans le but de participer à l’émergence d’une filière en construction. « Cet investissement, nous l’avions fait parce que nous voulions participer à l’écosystème. On pensait évidemment que le projet avait du mérite par lui-même. Mais on y a surtout vu une occasion de participer à l’écosystème et donc d’avoir, à terme, une meilleure vision du secteur de l’Internet des Objets. Cet investissement nous a permis de suivre ce domaine et de nous assurer de ne pas manquer les investissements suivants. Le métier d’un fonds, c’est de choisir les bonnes sociétés, mais pour choisir les bonnes sociétés il faut les connaître. Donc c’était important de participer à ça ». Les fonds d’investissement exercent dans un environnement à la fois aléatoire et imprévisible. La dimension aléatoire de l’activité des investisseurs renvoie à l’impossibilité pour les fonds d’attribuer des probabilités objectives à la réussite des prochaines actions initiées par les sociétés de leurs portefeuilles. En revanche, l’imprévisibilité traduit une absence totale d’information sur la nature même des événements pouvant survenir à la faveur ou la défaveur des sociétés. En raison de leur avance de phase (technologique, d’usage ou réglementaire), les start-ups disruptives agissent dans un environnement particulièrement imprévisible, ce qui renforce d’autant plus l’aléa inhérent à tout projet entrepreneurial. Face à l’aléa, les fonds déploient plusieurs stratégies parmi lesquelles la diversification. Et pour réduire l’imprévisibilité associée aux projets disruptifs, il apparaît que certains fonds investissent dans des projets précurseurs de manière à « se faire une idée du marché, voir plus vite les éventuelles opportunités et suivre les tendances ».
45Comme discuté préalablement dans l’article, certaines start-ups disruptives peuvent nécessiter des investissements lourds au moment même de leur création. Les capitaux levés participent alors du financement de la technologie en rupture ou de l’amorçage d’une clientèle en construction, souvent difficile à faire adhérer sur des usages totalement nouveaux. Ces besoins élevés en financement coexistent mal avec la stratégie affichée de certains fonds d’investir dans certaines sociétés au motif de vouloir participer à un écosystème. Pour intégrer un écosystème, les fonds pourront toujours se contenter d’investir un montant faible, bien inférieur au besoin réel de capitaux de la start-up. Dans ce cas, les start-ups courent le risque d’être sous-capitalisées. Pour sortir de ce déséquilibre entre les besoins légitimement élevés en capitaux des start-ups disruptives et une offre de financement insuffisante au regard des motivations à l’origine de la décision d’investir des fonds, une solution existe : la syndication. En se syndiquant, les fonds limitent leur risque tout en réduisant le niveau d’incertitude sur leurs investissements à venir. Ils atteignent ainsi leur objectif. Les start-ups accèdent également aux capitaux nécessaires au démarrage de leur activité par l’addition des montants investis par les fonds désormais solidaires.
46Pour une structure d’investissement nouvellement créée ou intervenant pour la première fois sur un secteur d’activité, la syndication reste aussi un moyen d’accéder aux compétences des fonds partenaires. « Notre collaboration avec le fonds [XXX] nous a aidé à mieux évaluer la pertinence de l’investissement que nous nous apprêtions à faire. Ce fonds connaissait très bien le secteur des jeux vidéo et tout particulièrement les questions associées à leur commercialisation en Asie. Il était donc important que ce fonds puisse aider la start-up ». Du point de vue de la start-up, la syndication multiplie les occasions d’être aidé par les fonds ayant participé à leur tour de table. Elle peut néanmoins conduire à une forme d’inefficacité imputable à l’exigence de coordination entre les différents intervenants au capital de la société. Le reporting des fondateurs vers les fonds peut en effet devenir contraignant. De surcroît, les risques de divergences stratégiques et opérationnelles entre toutes les parties prenantes de la société sont proportionnels au nombre d’actionnaires. Les projets disruptifs, en étant davantage financés par le biais d’une syndication de plusieurs fonds, doivent ainsi supporter les inconvénients relatifs à cette modalité particulière de financement.
Un champ encore largement inexploré
47Le présent article contribue de trois manières différentes à la littérature sur les décisions d’investissement. D’abord, il traite une problématique originale en ce que son périmètre est circonscrit aux seuls comportements des investisseurs à l’égard des projets de start-ups disruptives. Ensuite, il repose sur un corpus composé d’entretiens exclusifs, réalisés auprès d’investisseurs intervenant à des stades de maturité différents des projets entrepreneuriaux. Enfin, il apporte une série de résultats originaux dont l’une des ambitions est d’être actionnable pour servir un grand nombre d’acteurs de l’écosystème entrepreneurial.
48Les résultats obtenus posent question et interrogent la nature des procédures mises en place par les fonds pour évaluer les projets disruptifs. Le premier résultat porte sur l’absence de consensus entre investisseurs concernant le concept même de « disruption ». La communauté des entrepreneurs et des capitaux-risqueurs recourt fréquemment à la notion de « disruption ». Ce terme leur permet de nommer une rupture, portée par une start-up dont l’action pourrait faire brutalement évoluer les règles du marché. Pour autant, les moyens par lesquels le marché serait transformé restent à préciser. Ces moyens peuvent être de nature très différente et caractériser des réalités multiples. Pour cette raison, les investisseurs éprouvent des difficultés à qualifier ex ante le niveau de disruption porté par les projets. La dimension disruptive d’un projet apparaît dans un second temps, à l’occasion de l’examen approfondi réalisé par le fonds sur les start-ups éligibles à son financement.
49Pour autant, et c’est l’un des résultats de cet article, l’examen approfondi des start-ups disruptives renvoie à un jeu de critères quasi identique à celui des projets plus conventionnels. L’opportunité de créer des procédures spécifiques aux projets entrepreneuriaux disruptifs reste donc posée. Examiner les projets disruptifs à l’aide de critères d’investissement spécifiques présenterait au moins deux avantages. Premièrement, la qualité des décisions prises par les investisseurs à l’égard de ce type de projets s’en trouverait renforcée. Par construction, les spécificités des projets disruptifs seraient davantage prises en considération par la batterie de nouveaux critères. Les fonds d’investissement éviteraient ainsi de refuser de facto et à tort des projets disruptifs au motif d’un argumentaire caduc, bâti pour des projets plus conventionnels. Deuxièmement, la relation entre les porteurs de projets disruptifs et les fonds d’investissement pourrait être marquée par davantage de transparence. L’absence de critères spécifiques pour examiner les projets disruptifs conduit aujourd’hui certains porteurs de projets disruptifs à transformer leur projet dans le but de lever des fonds. Or cette transformation peut être feinte, temporaire ou frustrante pour l’entrepreneur. Si les fonds d’investissement étaient dotés de critères d’évaluation spécifiques pour juger les projets disruptifs, alors les entrepreneurs pourraient possiblement faire montre de plus de spontanéité concernant leurs intentions et leurs ambitions.
50Les modalités d’investissement dans les projets disruptifs peuvent aussi être interrogées. La syndication des fonds reste une réponse à l’incertitude portée par les projets en rupture. Et, l’émergence de fonds capables de financer des start-ups « full stack » viendra peut-être compléter les possibilités d’accès au capital pour les projets disruptifs.
51Cette recherche montre naturellement quelques limites et ouvre plusieurs perspectives. La première limite résulte de la méthodologie retenue. L’article repose sur une série d’entretiens semi-directifs réalisés auprès d’un panel dont l’un des inconvénients majeurs est de ne pas être représentatif de l’ensemble des fonds d’investissement. L’ensemble des résultats avancés doit donc être compris à l’aune de cette caractéristique du matériau utilisé pour cette recherche. L’absence de représentativité du corpus utilisé contraint la portée de l’étude conduite. La recherche ne peut être comprise comme une initiative statistique dont l’ambition serait de qualifier avec précision l’ampleur de la diffusion d’une pratique ou d’un comportement des fonds à l’égard des projets disruptifs. L’analyse porte, au contraire, une série de questionnements normatifs sur les procédures d’évaluation de ces projets en rupture. Les entretiens servent donc à déclencher des interrogations. Il a d’ailleurs été porté beaucoup d’attention à la manière dont les verbatims sont utilisés dans le corps du texte. Les extraits donnés ne sont aucunement instrumentalisés pour rendre compte de la large diffusion d’une pratique mais ils sont autant d’illustrations venant appuyer les questionnements associés au processus d’évaluation des projets disruptifs. Par exemple, l’observation de l’absence de consensus sur le terme de « disruption » a permis de discuter de la pertinence du recours à une grammaire à la fois partagée par l’ensemble des acteurs de l’entrepreneuriat et plus précise, de manière à qualifier en amont la nature de la rupture portée par la start-up. Le constat de ressemblance entre les procédures d’évaluation des projets classiques et disruptifs a déclenché un questionnement sur l’opportunité de créer des procédures spécifiques pour les projets en rupture. Et, la découverte de modalités particulières dans le financement de projets disruptifs a conduit à une discussion plus large sur les stratégies optimales de couverture de l’incertitude et du risque pour les fonds d’investissement.
52La deuxième limite de l’article concerne sa dimension holistique. L’étude menée vise à tirer des enseignements de la manière dont la plupart des projets disruptifs accèdent au capital. Pour cette raison, il a été choisi de ne pas opérer ex ante de distinctions entre les différents types de projets disruptifs. Pourtant, si les projets disruptifs présentent le point commun de tous prétendre à renverser les règles concurrentielles en place sur un marché, ils se distinguent sur beaucoup d’autres dimensions. L’imprécision sémantique associée au terme de « disruption » est un résultat de l’article. Mais cette imprécision représente dans le même temps une limite de ce travail. Elle conduit en effet à formuler des résultats d’ordre généraux, certes vérifiés pour une proportion significative des start-ups disruptives, mais qui reste à contextualiser projet par projet et dont la pertinence pourrait être remise en cause pour certaines start-ups bien particulières. Au plan méthodologique, remarquons que les entretiens commençaient toujours par le fait de demander aux investisseurs leur propre définition de ce qu’est un projet disruptif. Cette manière d’administrer les entretiens permettait de qualifier le type de disruption considérée par l’investisseur et ainsi de prévenir toute forme d’incompréhension entre les administrateurs des entretiens et les personnes interviewées.
53La troisième limite de l’article concerne l’éventuel manque de fiabilité des réponses données par les personnes interrogées. Les résultats avancés dans le présent article se fondent en effet sur des informations obtenues par la passation d’entretiens semi-directifs. Cette modalité d’acquisition d’informations est très répandue au sein des recherches qualitatives en Sciences de Gestion. Néanmoins, il convient de signaler que ce type de recherches conduit inévitablement les auteurs à construire leurs propositions sur les déclarations des personnes interrogées et non sur l’observation directe de leurs actions. La garantie d’anonymat accordée aux personnes interrogées avant les entretiens, ainsi que l’absence d’intérêt des fonds d’investissement pour le sens des résultats avancés dans l’article, nous laisse croire que le niveau de fiabilité des réponses données par nos interlocuteurs était élevé.
54Des prolongements peuvent être donnés à cette étude. Ils font directement écho aux limites de l’article. D’abord, l’article pourrait être prolongé par un travail empirique dont l’objectif serait d’identifier précisément et statistiquement la nature du comportement des fonds dans le cadre de leurs procédures d’évaluation des projets diruptifs. L’ambition serait alors de mesurer l’ampleur des pratiques observées au sein des fonds lorsqu’ils évaluent des projets en rupture. Une autre extension possible consisterait à identifier les formes de disruption pour lesquelles les résultats avancés dans le présent article se vérifient toujours et celles pour lesquelles ils sont au contraire plus contestables. À l’instar de tous les travaux liminaires, réalisés sur une problématique encore non traitée, les résultats de cadrage présentés ici mériteraient d’être complétés par des études plus approfondies, adoptant une perspective moins holistiques.
Notes
-
[1]
Graham P. (2010), Hackers & Painters: Big Ideas from the Computer Age, O’Reilly Media Editions.
-
[2]
Houy T. (2015), “L’hétérogénéité des perceptions relatives aux bonnes pratiques entrepreneuriales des start-ups Internet”, i3 Working Papers Series, 15-SES-02.
-
[3]
Levy S. (2013), L’étique des hackers, Globe Editions.
-
[4]
Horowitz B. (2014), The Hard Thing About Hard Things, Harper Business Editions.
-
[5]
Colin N., Verdier H. (2012), L’âge de la multitude : entreprendre et gouverner après la révolution numérique, Armand Colin Editions.
-
[6]
Barlatier P.J. (2015), “Le management de l’innovation à l’heure de la nouvelle ère numérique”, numéro spécial de la Revue Française de Gestion, à paraître. Et, Topol E. (2011), The Creative Destruction of Medicine: How the Digital Revolution Will Create Better Health Care, Basic Books Editions.
-
[7]
Les entreprises de ticketing ont disrupté le marché de la réservation de spectacles en suivant la même trajectoire que Booking. Les lieux culturels ont initialement contractualisé avec les entreprises de ticketing en pensant qu’elles resteraient leurs fournisseurs. Mais en ayant capté le lien avec le client, les entreprises de ticketing sont désormais en position dominante vis-à-vis des lieux culturels.
-
[8]
Dixon C. (2014), Full stack startups, CDixon Blog. Et, Dillet R. (2014), TheFamily Launches TheFamily Full Stack, A Risky Bet On Full Stack Startup Investment, TechCrunch article.
-
[9]
Amit, R. and Zott, C. (2001), “Value creation in E-business”, Strategic Management Journal, Vol. 22, pp. 493-520.
-
[10]
Lehmann-Ortega L., Roy P. (2009), Numéro thématique consacré aux stratégies de rupture, Revue Française de Gestion, vol. 35, n° 197.
-
[11]
Christensen C. M. (1997), The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail, Harvard Business School Press.
-
[12]
Hamel G., Prahalad C.K. (1994), Competing for the future, Harvard Business Review Press.
-
[13]
Schmidt G. M., Druehl C. T. (2008), “When Is a Disruptive Innovation Disruptive? “, Journal of Product Innovation Management, Vol. 25, pp. 347–369.
-
[14]
Christensen C.M., Raynor M.E., McDonald R., (2015), “What Is Disruptive Innovation?” Harvard Business Review, December issue, pp. 44–53.
-
[15]
MacMillan I.C., Siegel R. et Subba Narasimha P.N. (1985), “Criteria used by Venture Capitalists to Evaluate New Venture Proposals,” Journal of Business Venturing, Vol. 1, n° 1, pp. 119-128.
-
[16]
Muzyka D., Birley S., Leleux B. (1996), “Trade-offs in the investment decisons of European venture capitalists”, Journal of Business Venturing, Vol. 11, n° 4, pp. 273-287.
-
[17]
Wright M. (2002), “Le capital-investissement”, Revue Française de Gestion, Vol. 5, n° 141, pp. 283-302.
-
[18]
Matusik S. F., Fitza M. A. (2012), “Diversification in the venture capital industry: leveraging knowledge under uncertainty”, Strategic Management Journal, Vol. 33, pp. 407–426.
-
[19]
King A. A. and Baatartogtokh B., (2015), “How Useful Is the Theory of Disruptive Innovation?”, MIT Sloan Management Review, September 2015.
-
[20]
Christensen C. M. (1997), The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail, Harvard Business School Press.
-
[21]
Chan Kim W. and Mauborgne R., (2005), Blue Ocean Strategy: How to create uncontested market space and make the competition irrelevant, Harvard Business School Press.
-
[22]
Fried V. H., Hisrich, R. D. (1994), “Toward a model of venture capital investment decision making”, Financial Management, Vol. 23, pp. 28–37.