Les points forts
- L’efficacité du travail en groupe d’étudiants contribue à développer la proactivité quelle que soit l’approche pédagogique. Mais seul l’apprentissage autodirigé développe un esprit d’équipe créatif, qui permet au groupe de créer, de prendre des initiatives et des risques afin de transformer les idées en action.
- Les émotions déterminantes dans le processus de développement de l’attitude proactive sont la joie, le plaisir, la fierté, l’excitation et la surprise, émotions présentes quand la cohésion de l’équipe, la production et l’apprentissage sont au rendez-vous.
- Placer plus de confiance dans les capacités des étudiants à contrôler leurs propres processus d’apprentissage implique un changement radical de posture de la part de l’enseignant. Ceci questionne sa place dans la classe, mais aussi son rapport au savoir et à ses propres émotions.
1La recherche sur l’éducation à l’entrepreneuriat est en plein essor mais il reste beaucoup à comprendre... À ce jour, la plupart des chercheurs s’accordent à reconnaître que nous ne savons pas vraiment expliquer pourquoi et comment nous devrions enseigner quoi et à qui dans le domaine de l’entrepreneuriat [1]. L’une des zones les plus obscures concerne la définition, l’apprentissage et l’enseignement de l’esprit d’entreprendre [2]. Pourtant, cette notion vague est largement utilisée et promue comme une compétence clé pour l’apprentissage tout au long de la vie. L’outil de référence européen de 2006 le définit comme le « sens de l’initiative et l’esprit d’entreprendre [qui] est la capacité de transformer les idées en action. Elle implique la créativité, l’innovation et la prise de risque, ainsi que la capacité de planifier et gérer des projets afin d’atteindre des objectifs. L’individu est conscient du contexte de son travail et est en mesure de saisir les opportunités qui se présentent. »
2Faute de définition opérationnelle claire, nous pouvons mesurer l’une de ses composantes : l’attitude proactive. Cette tendance comportementale caractérise les personnes qui savent « ne pas se laisser influencer par les contraintes situationnelles et qui réalisent des changements dans l’environnement. [..] Les personnes proactives recherchent des opportunités, font preuve d’initiative, prennent des mesures, et persévèrent jusqu’à ce qu’elles atteignent le changement désiré [3]. » Est-il possible de développer cette attitude dans un cursus de formation ? Carl Rogers suggère dans son célèbre livre de 1969 Liberté pour apprendre que l’éducation peut développer à la fois l’autonomie et la joie d’apprendre car les deux sont liées. Et il ajoute que la clé de cette éducation est la liberté donnée aux étudiants grâce à une pédagogie spécifique et une posture authentique de la part de l’éducateur. Cette orientation pédagogique s’incarne particulièrement dans les principes directeurs de l’apprentissage autodirigé [4]. Dans cette approche, les étudiants choisissent par eux-mêmes leur propre objectif d’apprentissage ainsi que les stratégies et activités pour l’atteindre. Les enseignants ont la tâche de faciliter ces choix et d’aider les étudiants à effectuer des travaux avec un degré de guidage limité. En entrepreneuriat, quelques auteurs [5] ont montré qu’une intensité émotionnelle couplée à une dynamique de groupe efficace renforce l’apprentissage, et par ailleurs que la proactivité est corrélée à la capacité émotionnelle des étudiants [6] et à une attitude favorable envers l’acte d’apprendre [7]. Mais aucune étude jusqu’ici ne savait qualifier le facteur pédagogique qui rend ces apprentissages possibles.
3Nous avons donc cherché à vérifier dans un contexte entrepreneurial si l’approche autodirigée développe effectivement l’attitude proactive et rend les étudiants plus joyeux que ne pourrait le faire une approche pédagogique traditionnelle. Précisons que le bonheur ou le plaisir en tant que tels ne sont pas les objectifs directs de cette expérience pédagogique mais plutôt le moyen par lequel il faudrait passer pour atteindre l’objectif de développement de la proactivité. Pour tester cette hypothèse, nous avons mené une expérimentation sur trois promotions d’étudiants d’un Master en entrepreneuriat (281 étudiants) au cours d’un séminaire de 15 heures dédié à l’esprit d’entreprendre. Quelles ont été les méthodes pédagogiques précises utilisées ? Quels résultats ont été obtenus ? Que peut-on tirer de cette expérience pour l’enseignement de l’entrepreneuriat ? La suite de l’article répond à ces trois questions.
Deux designs pédagogiques opposés
4Un séminaire de 15 heures a été conçu et mis en place par les trois auteurs pour des étudiants de 1e année de master en temps plein dans une grande école de commerce parisienne. L’objectif affiché du séminaire était de développer l’esprit d’entreprendre. Deux designs pédagogiques distincts ont été proposés à trois promotions : une approche d’apprentissage autodirigé en 2013 et 2014 (103 et 115 étudiants), et une approche dirigée par l’enseignant à un groupe de contrôle composé de 63 étudiants en 2015. Quelle que soit l’année, le recrutement des étudiants était identique, les groupes sont comparables en termes de répartition par âge, par sexe et selon leur formation antérieure. En revanche la taille de l’échantillon de contrôle est inférieure en raison d’un recrutement moins important pour cette promotion. Dans les deux approches, le séminaire a été programmé dans les mêmes conditions en tout début d’année scolaire.
5L’origine de la recherche provient des trois enseignants-chercheurs auteurs de l’article qui cherchaient à innover dans leur pédagogie et se sentaient inspirés par l’approche autodirigée. En 2013 et 2014, nous avons donc imaginé un séminaire invitant les étudiants à expérimenter l’esprit d’entreprendre. Stimulés par des témoignages d’étudiants plus âgés, il s’agissait de concevoir eux-mêmes des projets signifiant l’esprit d’entreprendre selon eux. Choisissez votre groupe, votre propre projet et vos propres critères d’évaluation ! Telle était la consigne. L’approche autodirigée implique en effet que les grandes décisions sont entre les mains de l’apprenant, ce qui contribue au sentiment d’autonomie. Le rôle exclusif de l’enseignant est de faciliter trois processus sociocognitifs chez les étudiants : l’autodétermination (choisir par soi-même des objectifs d’apprentissage), l’autorégulation (trouver des stratégies efficaces et maintenir l’effort d’apprendre) et l’auto-efficacité (se sentir capable d’apprendre). Pour cela l’enseignant guide le moins possible afin d’entretenir la motivation des étudiants et de leur laisser prendre la plus grande responsabilité possible sur les trois processus. À la fin, les étudiants autoévaluent leur propre production et l’apprentissage réalisé.
6Cette approche s’oppose diamétralement à la posture traditionnelle de l’enseignement qui a inspiré le design pédagogique du groupe de contrôle en 2015. Cette année-là, nous voulions vérifier si les résultats atteints en 2013 et 2014 étaient bien liés à l’approche pédagogique. Nous avons donc mis en place une démarche beaucoup plus directive centrée cette fois sur notre métier de chercheur. L’idée était de faire faire aux étudiants une mini-recherche afin de définir l’esprit d’entreprendre : tout d’abord en leur faisant faire une analyse de quelques articles académiques que nous avions choisis, puis en leur faisant bâtir un petit protocole de recherche rigoureux afin de tester leur définition. Ici la pédagogie est strictement directive. L’enseignant tient le rôle de l’expert détenant le savoir pertinent et définissant l’objectif légitime d’apprentissage pour tous les étudiants. Il est aussi le guide qui conçoit les exercices et activités successives à faire afin d’acquérir progressivement les contenus et techniques ad hoc. Il dirige étroitement le processus d’acquisition et contrôle pas à pas la progression. Le rôle des étudiants est de l’écouter, de suivre ses consignes et de mémoriser son discours. L’évaluation est basée sur la restitution des contenus selon des critères définis par l’enseignant.
7En entrepreneuriat, les pédagogues les plus avancés tendent à recommander un transfert du contrôle du processus d’apprentissage de l’enseignant vers les étudiants. Selon Surlemont et Kearney [8], les quatre piliers d’une pédagogie favorable à l’esprit d’entreprendre sont en effet de : 1) rendre les étudiants responsables du processus ; 2) réaliser des expériences qui permettent aux étudiants de mettre en œuvre et de contrôler le processus d’apprentissage pratique ; 3) apprendre en groupe de pairs et 4) apprendre à apprendre en opérant des retours réflexifs sur l’action. Mais d’une part, il existe encore une majorité de cours à tendance directive, d’autre part, il n’existe à ce jour aucune étude permettant de mesurer l’effet des différentes pédagogies sur les acquis des étudiants, notamment en matière de comportements et d’attitudes entrepreneuriaux.
8Le tableau suivant résume les principes pédagogiques suivis et leur mise en œuvre concrète dans les deux approches.
La conception des deux programmes pédagogiques

La conception des deux programmes pédagogiques
9Après le séminaire, les étudiants des trois promotions ont rempli un questionnaire de recherche identique en ligne afin de tester la proactivité développée au cours du séminaire et d’évaluer les émotions ressenties ainsi que l’efficacité des groupes de travail d’étudiants. L’encadré méthodologique ci-dessous détaille les mesures qualitatives et quantitatives réalisées ainsi que les techniques d’analyse utilisées.
Méthodologie
Nous avons utilisé le questionnaire en 10 items de l’échelle de personnalité proactive de Seibert, Crant & Kraimer [9]. Il a été administré en ligne pour mesurer les scores de perception avant et après le séminaire.
Mesure de l’efficacité groupale (group potency)
Nous avons utilisé l’échelle en 8-items proposée par Guzzo et al [10]. L’efficacité groupale (ou group potency) est la moyenne des scores individuels des membres d’un groupe. Elle correspond à l’intensité de la croyance commune détenue par le groupe en ce qui concerne sa capacité à atteindre son objectif.
Mesure des émotions
Nous avons mesuré les émotions à partir d’une liste composée de 17 émotions répertoriées par l’Emotion Research Group de Genève [11] et Morris et al. [12] Les étudiants ont évalué celles qu’ils avaient ressenties pendant le cours.
Perceptions subjectives des étudiants (données qualitatives)
Nous avons aussi inclus trois questions ouvertes dans le questionnaire afin d’éclairer les résultats obtenus par l’analyse quantitative. Les trois questions sont les suivantes : 1) Qu’avez-vous appris personnellement au cours du séminaire Esprit d’entreprendre ? 2) Quels facteurs contribuent selon vous à expliquer ce résultat ? 3) Quels sont les sentiments principaux que vous avez éprouvés tout au long du séminaire (décrivez-les avec vos propres mots) ?
Méthodes d’analyse quantitative
Différents tests statistiques ont été utilisés : test t pour mesurer la progression d’attitude proactive, la mesure des gains moyens relatifs utilisée en sciences de l’éducation, corrélations entre la perception individuelle de l’efficacité du groupe, la moyenne d’efficacité groupale et la proactivité, corrélations entre les principales émotions ressenties et la proactivité.
Méthodes d’analyse qualitative
Deux des trois auteurs ont réalisé un codage des verbatim recueillis puis recoupé leurs interprétations pour vérifier la cohérence des interprétations, synthétisé les expressions naturelles des participants sur leur apprentissage et les ont finalement confrontées à la littérature pertinente.
Des résultats significatifs [13]
L’apprentissage autodirigé favorise davantage le développement de la proactivité
10L’analyse quantitative de la proactivité mesurée sur les trois promotions montre que les étudiants des deux premières promotions suivant une approche autodirigée ont perçu une progression relativement importante dans leur attitude proactive entre le début et la fin du séminaire (+27 % en 2013 et +32 % en 2014). En revanche, les résultats pour les étudiants qui ont suivi l’approche dirigée en 2015 montrent une progression de +22 %. En sciences de l’éducation, on considère que les acquis d’apprentissage en matière de softskills doivent dépasser +25 % pour être considérés comme significatifs. Ainsi l’approche autodirigée apparait plus efficace.
11L’analyse qualitative, quant à elle, montre que le principal apprentissage perçu est lié au travail en équipe quelle que soit la pédagogie utilisée (29 % du volume des commentaires des étudiants dans les deux cas). Mais il y a trois différences principales entre les deux pédagogies : 1) L’attitude proactive apparaît très clairement comme un résultat perçu dans l’approche autodirigée (17 %), tandis qu’elle est presque absente dans l’approche dirigée par l’enseignant (3 %). 2) La conviction que «l’esprit d’entreprendre est accessible à tous dans notre vie quotidienne» apparaît étroitement liée à la proactivité et se produit seulement dans un environnement autodirigé (10 %). De même, les nouvelles visions et connaissances sur l’esprit d’entreprendre semblent être plus importantes dans l’approche autodirigée (25 %) que dans l’approche dirigée (12 %). 3) Comme on pouvait s’y attendre, les compétences cognitives liées à la recherche (respectivement 16 % et 4 %) qui ont été particulièrement mises en pratique dans l’approche dirigée ne sont observées que dans cet environnement pédagogique.
L’efficacité groupale contribue au développement de la proactivité
12Globalement, nous avons trouvé une corrélation modérée mais significative entre l’efficacité groupale et la proactivité finale, quel que soit le design [14]. Nous pouvons en déduire que l’efficacité groupale a un lien significatif avec le développement de la proactivité, quelle que soit l’approche pédagogique utilisée.
13Cependant l’analyse qualitative apporte un éclairage complémentaire intéressant sur les relations entre les équipes coopératives et l’acquisition de l’esprit d’entreprendre. Elle permet en effet de distinguer les rôles de la perception d’efficacité de l’équipe et de l’esprit d’équipe dans le processus d’apprentissage.
14La perception d’efficacité de l’équipe est liée à l’égalité de contribution et d’investissement de la part de tous les membres. Elle est aussi liée au fait d’avoir des objectifs communs et une bonne gestion du temps.
Dans la pédagogie autodirigée, l’esprit d’équipe est davantage créatif
15Mais un autre facteur se distingue. C’est le fait d’avoir un esprit d’équipe particulier qui se caractérise par la créativité, la dimension ludique et une forte motivation lorsque l’on peut choisir par soi-même ses objectifs ou ses stratégies. Cet état d’esprit est particulièrement important dans le cas de la pédagogie autodirigée. La créativité fait la différence dans l’obtention de très bons résultats. Cet esprit d’équipe remarqué par l’étude est beaucoup plus fréquent dans le design autodirigé (42 %) que dans le design dirigé par l’enseignant (3 %). Si nous regardons les verbatim, cet esprit partagé spécifique semble exprimer ce que l’esprit d’entreprendre signifie pour les étudiants. Il implique la créativité, la propriété du processus et la proactivité : « Nous voulions créer quelque chose d’original, de créatif et d’inspirant pour les étudiants qui montrent ce qu’est l’esprit d’entreprendre » ; « Nous étions un groupe créatif et nous avons proposé un projet original pour illustrer l’esprit d’entreprendre » ; « Nous voulions faire une vidéo qui nous ressemble et qui démontre notre vision de l’esprit d’entreprendre » ; « Nous avons apprécié l’apprentissage par la pratique au lieu d’apprendre à travers des cours théoriques. Je pense que cela a été la base de notre résultat final, car nous avons découvert des choses par nous-mêmes » ; « Nous voulions savoir ce qu’entreprendre représente pour nous et par notre travail, nous avons acquis des connaissances à ce sujet » ; « Grâce à un bon l’esprit d’équipe, nous avons réussi à être proactifs pendant tout le séminaire. » Les verbatim mettent aussi beaucoup l’accent sur le plaisir lié à l’obtention de très bons résultats.
Emotions positives et proactivité sont liés à l’approche pédagogique
16La figure ci-dessous présente les résultats de l’intensité des émotions vécues selon l’approche pédagogique utilisée. L’expérience vécue dans un design autodirigé apparaît ressentie de façon significativement plus positive que l’approche dirigée par l’enseignant. Dans le design dirigé par l’enseignant, un certain nombre d’émotions négatives comme la colère, l’irritation, l’épuisement et le mépris sont au contraire significativement plus importantes que dans le design autodirigé.
Schéma des émotions vécues au cours du séminaire selon les deux designs pédagogiques

Schéma des émotions vécues au cours du séminaire selon les deux designs pédagogiques
17Ce résultat est confirmé par les corrélations observées entre les principales émotions ressenties et le développement de la proactivité : seule la joie, le plaisir, la surprise et la fierté sont significativement corrélées avec la proactivité. Et ces liens sont systématiquement plus forts en fin de séminaire, notamment pour les deux émotions principales : la joie et le plaisir [15]. Ces deux émotions positives jouent donc effectivement un rôle plus important que les autres émotions dans le renforcement du comportement proactif.
18L’analyse qualitative des réponses à cette question confirme les résultats quantitatifs et révèle aussi certaines perceptions intéressantes sur la façon dont les étudiants expriment leurs émotions négatives et positives dans les situations d’apprentissage. En ce qui concerne les émotions négatives, la promotion en apprentissage dirigé par l’enseignant a exprimé globalement davantage de verbatim que les promotions en apprentissage autodirigé (47 % contre 33 %). Les sentiments d’impuissance, de déception et de frustration sont très présents dans le design dirigé par l’enseignant (respectivement 15 %, 10 % et 8 %) alors qu’ils sont quasiment absents dans le design autodirigé (1 %, 1 %, 2 %). Ceci semble provenir au départ d’une incompréhension vis-à-vis des objectifs du cours et de leur utilité (« J’étais mal dans ce cours. Je ne comprenais pas en quoi ce serait utile dans la vie réelle. Je ne comprenais même pas le contenu du cours ») puis in fine d’une déception par rapport au guidage du professeur perçu comme insuffisant (« À la fin de la présentation, j’ai été déçu. J’attendais plus, plus d’informations, plus de remarques de la part de l’enseignant, un peu plus de guidage »).
19Il est intéressant de noter cependant que l’anxiété et la peur sont un peu plus importantes dans le design autodirigé (12 % et 6 %) que dans le design dirigé (6 % et 2 %). Les raisons associées y sont sensiblement différentes. Dans le design dirigé, la peur semble liée à un manque de compréhension des objectifs et des concepts (« J’étais anxieux parce que personne dans le groupe ne pouvait m’aider à comprendre »), alors que dans le design autodirigé, elle est associée à l’appréhension de ne pas être à la hauteur du défi qu’on s’est fixé (« J’ai été un peu anxieux à certains moments lorsque j’ai réalisé qu’on aurait du mal à atteindre le niveau d’excellence qu’on s’était fixé au début du projet »).
20En ce qui concerne les émotions positives, les promotions en autodirection ont un score de verbatim globalement plus élevé que leurs homologues en design dirigé (66 % contre 52 %). La joie, le plaisir et l’enthousiasme est le trio gagnant des émotions exprimées par les promotions en apprentissage autodirigé, traduisant la joie de travailler en groupe et dans cette école (« Lors de notre présentation, j’étais vraiment content d’être dans cette école, avec une si bonne ambiance dans la classe et une si bonne cohésion dans tous les groupes »). Le plaisir (17 %) et la fierté (13 %) viennent en deuxième et troisième position, le score de fierté étant plus important en apprentissage autodirigé (20 %). Les raisons d’être fiers apparaissent légèrement différentes dans les deux designs pédagogiques. Dans le design autodirigé, la fierté est liée à l’exécution autonome d’un projet librement choisi, ce qui permet d’exceller, alors que pour les étudiants en design dirigé par l’enseignant, la fierté est associée à la confiance dans les capacités du groupe pour faire le travail demandé.
Limites et contributions de cette recherche
21Cette étude comporte bien sûr des limites, comme dans tout travail de recherche. Ici elles sont particulièrement liées à la taille du groupe de contrôle, inférieur aux promotions précédentes pour des raisons strictement techniques de recrutement. Il faudrait répliquer l’étude pour confirmer ces résultats. Par ailleurs, nous n’avons pas mesuré les émotions des enseignants, qui pourraient bien avoir une relation avec celles des étudiants.
22Mais elle apporte des contributions tout à fait nouvelles. Jusqu’à présent, il était admis que l’attitude proactive prédispose à l’apprentissage autonome et prédit l’intention d’entreprendre. Mais elle était jusque-là généralement considérée comme une disposition de la personnalité, c’est-à-dire une tendance de comportement stable, qui ne peut être enseignée. Cette étude montre que ce n’est pas le cas. Même dans une période de formation très courte (15 heures), l’attitude proactive telle qu’elle est mesurée ici peut être améliorée au sein d’un environnement d’apprentissage spécifique.
23Le principe consistant à rendre les étudiants responsables de leur processus d’apprentissage par l’expérience directe était déjà identifié comme un pilier de la pédagogie entrepreneuriale. Mais l’impact de cette posture pédagogique sur les apprentissages des étudiants n’avait jamais été démontré, notamment dans le domaine des attitudes.
24Une autre contribution importante porte sur les liens entre le travail d’équipe et le développement de l’attitude proactive. Les résultats quantitatifs prouvent que la perception d’efficacité groupale contribue au développement de l’attitude proactive dans les deux pédagogies. Les résultats qualitatifs révèlent que les équipes qui fonctionnent bien ont deux caractéristiques distinctes : 1) la capacité à s’organiser de manière efficace afin que chaque membre ait un rôle à jouer ; 2) un esprit d’équipe spécifique qui permet au groupe de créer, de prendre des initiatives et des risques afin de transformer les idées en action. Cette deuxième caractéristique apparaît plus développée dans l’environnement autodirigé et conduit à des résultats au-delà des espérances. Nous croyons que cela a beaucoup à voir avec l’esprit d’entreprendre. Celui-ci se développe particulièrement lorsque les clés du parcours d’apprentissage sont laissées aux étudiants et qu’ils sont autorisés à exprimer leurs propres croyances et désirs en montrant ce dont ils sont capables.
25Les émotions positives jouent alors un rôle fondamental. Celles qui prédominent dans le processus de développement de l’attitude proactive sont en effet la joie, le plaisir, la fierté, l’excitation et la surprise. Les émotions négatives jouent également un rôle de stimulation de l’apprentissage entrepreneurial : la colère, la peur et la frustration apparaissent dans le processus, en particulier au début ou avant la présentation finale. Mais leur poids relatif est disproportionné. Les émotions positives dominent lorsque la cohésion de l’équipe, la production et l’apprentissage sont au rendez-vous. La proactivité se développe dans ce cas. Au contraire, lorsque les émotions négatives prennent le dessus, le sentiment d’impuissance s’installe et génère des résultats décevants en termes de production et d’apprentissage. La proactivité se développe moins.
26Il semble de plus que les émotions n’aient pas tout à fait la même origine dans les deux pédagogies. La fierté et le plaisir consistent à exceller grâce à la liberté donnée dans le design autodirigé, alors qu’ils proviennent du travail bien fait dans le design dirigé par l’enseignant. De même l’anxiété et la peur constituent un carburant de nature différente : les étudiants dans le design autodirigé sont stimulés par la crainte de ne pas atteindre leur haut niveau d’attentes tandis que les étudiants dans le design dirigé par l’enseignant craignent de ne pas être en mesure d’exécuter la tâche qui leur est assignée. Ces résultats confirment l’intuition de Rogers sur l’importance de la liberté et de la joie dans l’éducation.
27Si l’on poursuit la réflexion en termes d’implications pratiques, cela peut s’avérer à la fois intriguant et déstabilisant pour les enseignants car il s’agit d’un changement radical de posture éducative.
Évoluer vers l’apprentissage autodirigé, un changement radical pour les enseignants
28En respectant les principes de l’apprentissage autodirigé, les enseignants doivent renoncer à contrôler le processus d’apprentissage des étudiants. Des recherches antérieures ont montré qu’un tel changement de posture éducative est loin d’être facile [16]. Placer plus de confiance dans les capacités des étudiants à contrôler leurs propres processus d’apprentissage et leur donner plus d’espace pour le faire est un véritable défi.
29L’un des points les plus critiques consiste à renoncer au contrôle ultime exercé dans l’attribution des notes. Dans le design autodirigé nous avons négocié avec chaque groupe des critères d’auto-évaluation personnalisés. Ceci requiert de jouer le jeu de la confiance et de laisser effectivement les étudiants s’auto-évaluer. Il peut y avoir de la part de l’enseignant, un grand sentiment de perte de contrôle à ce moment-là : Vont-ils vraiment s’engager dans le travail, si je ne les tiens plus par la perspective d’une récompense ou la menace de sanctions ? Aucun d’entre nous n’avait été jusque-là avant cette expérience. Nous avons donc éprouvé ce sentiment mais avons été rassurés par le fait de tenter l’aventure ensemble.
30Il faut au demeurant que ce système d’auto-évaluation soit compatible (ou tout du moins négociable) avec le cadre des règles d’évaluation au sein de l’institution académique. Celle-ci doit accepter de passer d’un système égalitaire (tous les étudiants sont jugés sur ces critères identiques) à un système basé sur l’équité (chacun est noté sur la base de ses propres besoins ou moyens). Cela n’est pas forcément évident non plus pour les étudiants qui ne sont pas forcément habitués à ces nouvelles règles. Dans notre cas, étant trois enseignants-chercheurs qui avaient déjà beaucoup travaillé ensemble et bénéficiaient d’une certaine reconnaissance au sein de l’institution, l’expérimentation était autorisée. Enfin, nous nous sentions capables de vendre ces nouvelles règles aux étudiants.
31Un tel changement de posture éducative implique malgré tout de la part de l’enseignant une nouvelle perception de son rôle. Il n’est plus « le magister », celui qui sait, autrement dit, la source de lumière qui brille par son savoir et rayonne autour de lui, mais seulement « le coach », celui qui aide, accompagne et facilite l’acquisition de savoirs. Il n’est plus au centre du jeu mais renvoyé comme dans l’univers sportif, « sur la touche ». Cela questionne sa place dans la classe mais aussi son propre rapport au savoir, ce qu’il considère comme prioritaire à acquérir, ainsi que les stratégies qui lui semblent efficaces pour apprendre. Celles qui ont été efficaces pour lui soutiennent implicitement son propre cheminement de pensée et son système de transmission de connaissance. Accepter que d’autres priorités et méthodes soient tout aussi valables suppose au minimum de la curiosité. Dans notre cas, nous avions le désir partagé d’apprendre et d’enseigner autrement. Le fait de prendre ce défi en groupe était aussi une manière de limiter le risque.
32Par ailleurs, ce changement de posture suppose d’acquérir des compétences de facilitation du processus d’apprentissage. Selon C. Rogers, être à l’écoute de ses propres émotions est le chemin qui conduit à une meilleure empathie avec les autres et soutient la posture de facilitation. Ce travail émotionnel est naturel et agréable pour certains enseignants. Mais il peut s’avérer compliqué pour des enseignants centrés sur la dimension cognitive plus que sur la dimension affective de la relation éducative. « On n’est pas des psys » ou bien « on n’est pas compétents » sont des réflexions récurrentes dans le passage aux pédagogies actives proches de l’apprentissage autodirigé. Des formations sont alors nécessaires. Dans notre cas, les trois enseignants aiment la relation avec les étudiants. Cette dimension n’a donc pas été la plus contraignante.
33Les coulisses de cette expérimentation laissent entrevoir qu’il faut un certain type de motivation pour engager un tel changement de posture. Notre expérience nous a enseignés en effet qu’il y avait de vrais gains potentiels dans l’aventure : l’émerveillement de voir les étudiants apprendre avec enthousiasme, créer des animations très variées, le plus souvent très instructives pour les autres, et aussi la joie d’explorer et de partager ces découvertes en équipe d’enseignants. ll se pourrait donc bien que le phénomène de contagion émotionnelle dans une ambiance groupale positive concerne tout autant les enseignants que les étudiants. De fait ici nous avons créé ce séminaire original dans une petite équipe de trois enseignants-chercheurs complices. Nous avions le sentiment d’une certaine audace, nous avons pris des risques ensemble, nous avons partagé la joie des étudiants lors des présentations finales et au bout du compte la joie des résultats au bout de trois ans de recherche. Ne s’agit-il pas au fond d’adopter dans notre pratique d’enseignants un esprit entrepreneurial, fait d’esprit d’équipe créatif, de prise de risque et aussi d’optimisme ?
Notes
-
[1]
Voir par exemple Fayolle, A. (2013). Personal Views on the future on entrepreneurship education. Entrepreneurship and Regional Development, 25, 692-701.
-
[2]
Voir Verzat, C. (2012, mars 23). Eduquer l’esprit d’entreprendre, bilan et questionnements de recherche. Habilitation à diriger des recherches en sciences de gestion. Université Pierre Mendès-France, Grenoble.
-
[3]
Bateman, T. S., & Crant, J. M. (1993). The proactive component of organizational behavior: A measure and correlates. Journal of organizational behavior, 14, 103-118.
-
[4]
Knowles, M. S. (1975). Self-Directed Learning : A guide for learners and teachers. Cambridge: Englewood Cliffs : Prentice Hall.
-
[5]
Arpiainen, R., Lackéus, M., Taks, M., & Tynjala, P. (2013). The sources and dynamics of emotions in entrepreneurship education learning process. Trames, 17, 331-346 et Pittaway, L., & Cope, J. (2007). Entrepreneurship education. International Small Business Journal, 25(5), 479-510.
-
[6]
Zampetakis, L. A. (2009). On the relationship between emotional intelligence and entrepreneurial attitudes and intentions. International Journal of Entrepreneurial Behaviour & Research, 15(6), 595-618.
-
[7]
Jore, M. (2012). Apprenance et proactivité. Elaboration d’instruments de mesure et analyse des liens inter attitudinaux. Thèse pour le doctorat en sciences de l’éducation. Nanterre: Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
-
[8]
Surlemont, B., & Kearney, P. (2009). Pédagogie et esprit d’entreprendre. Bruxelles: De Boeck.
-
[9]
Seibert, S. E., Kraimer, M. L., & Crant, J. M. (2001). What do proactive people do ? A longitudinal model linking proactive personality and career success. Personnel Psychology (54), 845-874.
-
[10]
Guzzo, R. A., Yost, P. R., Campbell, R. J., & Shea, G. P. (1993). Potency in groups: Articulating a construct. British Journal of Social Psychology (32), 87–106.
-
[11]
Groupe de Genève Emotion Research.. (2002, Août) Questionnaire Genevois d’Appréciation (AGQ). http://www.affective-sciences.org/system/files/webpage/GAQ_English_0.pdf
-
[12]
Morris, M. H., Allen, J. A., Kuratko, D. F., & Brannon, D. (2010). Experiencing Family Business Creation: Differences Between Founders, Nonfamily managers, and Founders of Nonfamily firms. Entrepreneurship Theory and Practice, 1057-1083.
-
[13]
Les résultats détaillés ont été communiqués lors de la conférence ACFAS 2016. Une publication dans une revue académique est en cours.
-
[14]
Le coefficient de correlation entre efficacité groupale et proactivité global sur les 3 années = 0,331, 0.354 dans le design autodirigé, 0.324 dans le design dirigé par l’enseignant. Ces correlations sont statistiquement significatives mais modérées.
-
[15]
Les principales corrélations observées entre émotions et proactivité concernent la joie (.260*** avant, .419*** après) et le plaisir (.256*** avant, .406*** après).
-
[16]
O’Shea, N., Verzat, C., Raucent, B., Ducarme, D., Bouvy, T., & Herman, B. (2013). Coaching tutors to observe and regulate leadership in PBL student teams or you can lead a horse to warer but you can’t make it drink… Journal of problem-Based Learning in Higher Education, 1, 94-113, et Caroline Verzat, Noreen O’Shea et Benoît Raucent, « Réguler le leadership dans les groupes d’étudiants en APP », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur [En ligne], 31-1 | 2015, mis en ligne le 23 février 2015, consulté le 10 mars 2016. URL : http://ripes.revues.org/905