CAIRN.INFO : Matières à réflexion

En bref

  • Définir les objectifs éducatifs qui doivent servir de base à la construction de cursus permettant l’apprentissage de l’entrepreneuriat : la tâche n’est pas aisée.
  • La recherche distingue deux types de composantes : les déterminant de l’intention d’entreprendre et ceux sous-jacents aux manières de penser et d’agir des entrepreneurs.
  • Le chantier de la définition des objectifs concrets prioritaires que l’on vise, du choix des activités adaptées et de la définition des indicateurs d’évaluation est encore devant nous.

1L’esprit d’entreprendre est à la mode. Les hommes politiques, les responsables éducatifs, les chefs d’entreprise, les entrepreneurs eux-mêmes y voient la source de la culture entrepreneuriale nécessaire au renouvellement économique dont nos vieux pays ont besoin. L’enjeu est si important que l’esprit d’entreprendre a été reconnu par l’Union européenne comme l’une des huit compétences clés pour la formation tout au long de la vie. Mais si l’on cherche à analyser ce qui se cache derrière cette notion générale bien commode, force est de constater que les contours ne sont pas clairs car aucune source ne donne les mêmes définitions. La définition proposée par le dictionnaire Larousse pour l’esprit révèle déjà quelques ambiguïtés : « il définit tout à la fois des facultés et des dispositions intellectuelles et des dispositions à agir ». Qu’est-ce qui prépare à envisager éventuellement de devenir entrepreneur et qu’est-ce qui doit être formé à l’école ? Des manières de penser ? Des manières d’agir ? Des connaissances ? Des capacités ? Des compétences ? Des qualités ? Des motivations ?... À quel moment cette « préparation » doit-elle proposée ? À l’école primaire, au collège, au lycée, à l’université ?

2Il existe un consensus relatif au niveau des politiques éducatives sur le fait qu’il s’agit de dispositions de base qui concernent l’ensemble de la population et sont censées faire naître des comportements entreprenants au-delà de la création d’entreprise. La recherche actuelle quant à elle, offre des concepts sur l’amont de l’entrepreneuriat et sur la nature de la cognition des entrepreneurs. Mais elle ne propose pas de définition de l’esprit d’entreprendre. En partant de la réflexion nourrie par l’expérience accumulée de plusieurs experts en pédagogie de l’entrepreneuriat on peut, à la lumière des concepts et processus explicités par la recherche, esquisser des contours possibles d’objectifs de formation.

Des dispositions de base à former dès le plus jeune âge

3L’Union européenne donne le ton dans sa définition de la septième compétence clé pour l’éducation et la formation tout au long de la vie : « l’esprit d’initiative et d’entreprise qui consiste en la capacité de passer des idées aux actes. Il suppose créativité, innovation et prise de risques, ainsi que la capacité de programmer et de gérer des projets en vue de la réalisation d’objectifs. L’individu est conscient du contexte dans lequel s’inscrit son travail et est en mesure de saisir les occasions qui se présentent. Il est le fondement de l’acquisition de qualifications et de connaissances plus spécifiques dont ont besoin tous ceux qui créent une activité sociale ou commerciale ou qui y contribuent ». Il s’agit donc de préparer à devenir entreprenant, quel que soit le métier exercé plus tard, tout en s’inspirant des compétences spécifiques des entrepreneurs. On retrouve cette idée dans la définition proposée par l’agence de stimulation économique wallonne : « l’esprit d’entreprendre consiste essentiellement en une volonté d’agir pour créer du changement, de la nouveauté et réaliser des projets et met en évidence le développement des attitudes entrepreneuriales qui permettent aux jeunes de se construire une personnalité entreprenante au fil de leur vie. » De même dans les objectifs de formation affichés par un lycée professionnel de l’académie de Lille : « C’est permettre à chaque jeune, en cultivant cet esprit d’entreprendre, de faire la transition entre sa scolarité et son avenir professionnel ; c’est lui donner les atouts pour être un salarié « entreprenant » ou devenir un entrepreneur à part entière ; c’est l’amener à faire le choix qui correspond à ses attentes, à sa personnalité ; c’est lui permettre de se projeter dans l’avenir avec les meilleures chances d’intégration dans le monde du travail, en évitant la perte de confiance en soi et les échecs qui en découlent. »

4Depuis 1998, des experts issus de 33 pays de l’Union européenne se sont réunis lors de plusieurs conférences puis au sein d’un projet fédérateur (« Best procedure project on Entrepreneurship Education and Training ») afin de définir un cadre d’objectifs souhaitables et de mettre en évidence les meilleures pratiques en éducation à l’entrepreneuriat aux niveaux primaire, secondaire et supérieur. À chacun de ces trois niveaux correspond un objectif général pour l’éducation ainsi que des exemples d’activités pédagogiques correspondant à cet objectif. On voit dans le tableau 1 que l’objectif éducatif global passe graduellement de la formation de l’esprit d’entreprendre en général à celle des compétences entrepreneuriales spécifiques nécessaires à la création et la direction d’entreprise, mais qu’il existe dès le départ une visée de sensibilisation à la réalité économique et au métier d’entrepreneur.

Tableau 1

Objectifs et activités pour l’éducation entrepreneuriale à chaque niveau, recommandés par le Best procedure project 2002, repris en 2006

Tableau 1
Niveau Objectifs éducatifs recommandés Activités pédagogiques recommandées Primaire Développer les qualités personnelles comme la créativité, l’esprit d’initiative et l’indépendance qui contribuent au développement d’attitudes entrepreneuriales utiles dans la vie quotidienne et dans toute activité professionnelle. Développer les contacts avec les entreprises et approcher le rôle des entrepreneurs dans la société. Activités projet, apprendre en jouant, études de cas simples, visites d’entreprises locales. Secondaire Continuer de développer les qualités citées pour le primaire. Éveiller chaque élève à la possibilité de faire carrière comme entrepreneur aussi bien que comme travailleur salarié. Apprendre en faisant, notamment dans des « mini-entreprises » Dispositifs spécifiques autour de la création dans les écoles professionnelles ou techniques. Supérieur Développer les compétences spécifiques nécessaires pour lancer et diriger une entreprise, notamment savoir réaliser un business plan réel et identifier des opportunités de business. Projets de lancement d’activité avec pour les meilleurs, soutiens financiers et accompagnement spécialisé permettant d’envisager la mise sur le marché.

Objectifs et activités pour l’éducation entrepreneuriale à chaque niveau, recommandés par le Best procedure project 2002, repris en 2006

5Bien que la progression suggérée soit à première vue évidente, les étapes peuvent être discutées. Par exemple, si l’on admet qu’il s’agit davantage d’attitudes et de dispositions intellectuelles et comportementales que de traits de personnalité, il est possible que les qualités dont il est question pour le primaire et le secondaire puissent encore être travaillées dans le supérieur. De même, l’éveil sur les possibilités de carrières entrepreneuriales n’est-il pas nécessaire aussi à toutes les étapes du choix de carrière intervenant à chaque fin de cycle secondaire ou supérieur ? Par ailleurs, les objectifs proposés sont extrêmement peu précis, généraux et incomplets. En l’état, ils ne permettent à aucun établissement de formuler un programme de formation clair et encore moins à un enseignant de préparer un module de formation ou de sensibilisation précis. Des recherches actuelles en Finlande montrent que les enseignants du secondaire général et professionnel ont bien du mal à formuler des objectifs pédagogiques visant l’éducation à l’entrepreneuriat, alors même que ce pays a imposé à chaque école un cadre d’objectifs visant l’éducation à l’entrepreneuriat. C’est que la question de l’analyse des capacités, compétences, qualités… dont il est question est ardue. La recherche en entrepreneuriat apporte quelques pistes de clarification.

L’intention d’entreprendre : attitudes, normes sociales et auto-efficacité

6Depuis une vingtaine d’années, les chercheurs en entrepreneuriat utilisent deux théories, la théorie psychologique du comportement planifié d’Ajzen et Fishbein [1](1980) et la théorie de l’événement entrepreneurial de Shapero [2] (1982) pour conceptualiser ce qui précède l’intention de créer une entreprise. Les avancées actuelles de ce courant de recherche montrent que trois perceptions doivent être réunies chez un individu pour qu’il ait consciemment cette intention : une perception de faisabilité de la carrière entrepreneuriale, une perception de désirabilité de cette carrière et une perception d’opportunité de business. Trois facteurs permettent de prédire ces perceptions : des attitudes favorables [3] vis-à-vis du choix de carrière entrepreneurial par opposition à une carrière en tant que salarié, des normes sociales favorables [4] et un sentiment de compétence positif (se sentir capable de le faire) ou d’auto-efficacité qui provient de la théorie du psychologue Bandura [5] (1986).

7Bien que l’intention de créer une entreprise se dessine généralement assez tard (plutôt au niveau des études supérieures voire après plusieurs années d’expérience professionnelle) et qu’elle apparaisse en réalité souvent très instable (en tout cas non linéaire), les trois éléments du modèle nous intéressent pour l’esprit d’entreprendre. On peut en effet argumenter que certaines attitudes déclinées ici vis-à-vis du choix de carrière, peuvent être construites et renforcées bien plus tôt vis-à-vis d’activités de projets de toutes sortes dès lors qu’ils comportent des enjeux motivants pour les élèves et des défis. De même, si l’on ne peut modifier l’entourage familial des élèves influant sur leurs choix de carrière, il est envisageable de développer des cultures de classe ou de groupes de camarades et de nouer des relations chaleureuses et stimulantes avec des entrepreneurs afin d’influencer favorablement leurs perceptions normatives. Enfin, c’est généralement l’objectif majeur en éducation que d’agir sur les sentiments de compétence. Mais encore faut-il que les compétences dont il est question soient définies non comme des compétences de création d’entreprise mais comme des compétences de réalisation de projets beaucoup moins complexes ou en d’autres termes, que le processus de développement des compétences entrepreneuriales soit connu. Or ce n’est pas le cas et il n’est pas sûr qu’on puisse repérer un chemin unique.

8Une manière de contourner cette objection est de penser l’esprit d’entreprendre comme une façon d’agir et de penser « comme les entrepreneurs ». Sans viser à définir l’esprit d’entreprendre, des recherches récentes sur la cognition entrepreneuriale nous donnent néanmoins des pistes conceptuelles utiles.

Penser et agir comme un entrepreneur ?

9Un livre récent au titre suggestif « Understanding the entrepreneurial mind, Opening the black box [6] » permet de faire le point dans ce domaine. En plus des intentions résumées ci-dessus, les différents chapitres du livre analysent les différentes dimensions à prendre en compte. Les chercheurs compétents en cognition entrepreneuriale s’accordent à dire que les entrepreneurs ne raisonnent et n’agissent pas comme le commun des mortels, ni comme les managers avec lesquels ils ont pourtant des compétences communes.

10Ce qui constitue l’agir spécifique des entrepreneurs, c’est la capacité à identifier et exploiter des opportunités avant les autres. Cela suppose d’une part d’innover, c’est-à-dire d’imaginer des nouveaux produits ou services alors qu’ils n’existent pas et de construire le marché solvable qui permettra de les faire naître puis de les développer. Et d’autre part de construire progressivement l’organisation permettant d’exploiter ces opportunités en combinant des ressources accessibles (capitaux, équipe, savoir-faire, technologies, réseaux, partenaires,…). Ce double challenge est caractérisé par l’urgence (le plus rapide sur le marché remporte la mise) et l’incertitude (très peu de connaissances disponibles). Pour y faire face, les entrepreneurs doivent mettre en œuvre deux modalités du rapport de la pensée à l’action basées sur l’expérimentation et fréquemment sous-développées dans l’éducation scolaire : la créativité et l’effectuation. L’effectuation, mise en évidence par Sarasvathy [7] (2001) consiste à sélectionner des effets à partir d’un ensemble de moyens donnés, par opposition à la causation qui consiste à chercher les moyens pour créer un effet donné. En suivant la métaphore de la cuisine, l’effectuation consiste à identifier ce qu’il y a dans le réfrigérateur et préparer un repas acceptable avec, alors qu’en suivant une démarche de causation, le cuisinier commence par choisir une recette puis se fournit les ingrédients nécessaires pour la réaliser.

Figure 1

Modèle simplifié de la cognition entrepreneuriale

Figure 1

Modèle simplifié de la cognition entrepreneuriale

11Si l’on cherche à comprendre plus précisément le fonctionnement interne sous-jacent de l’entrepreneur lorsqu’il agit ainsi, deux sphères de processus inter-reliés apparaissent, l’une liée au fonctionnement mental, l’autre à la construction identitaire. Dans le fonctionnement mental des entrepreneurs ont été observés des biais de perception (notamment surestimation des bénéfices, sous-estimation des risques et du temps nécessaire pour développer une activité, sur-confiance en ses propres capacités), des heuristiques de décision (simple et rapide à partir d’un nombre limité d’informations), des heuristiques créatives (essayer quelque chose de différent), des émotions intenses et plus optimistes que la moyenne, des passions (sentiments positifs profonds). Plusieurs modélisations en cours d’étude suggèrent que ces dimensions se renforcent mutuellement et se stabilisent au fil de la succession d’expériences à travers des patterns d’attribution causale (notamment moins de biais d’attribution interne des succès et externe des échecs que la moyenne), des scripts experts (notamment en reconnaissance de situation, tolérance à l’ambiguïté et vigilance) et des croyances de contrôle. Tous ces éléments contribuent à construire une « auto-efficacité entrepreneuriale » consistant à convertir les échecs perçus dans toute expérience en leçons pour l’avenir dans les domaines de l’identification d’opportunités de business, la création de nouveaux produits, la commercialisation des innovations et la prise de risque. L’auto-efficacité et les passions constituent la face émergée d’un socle de croyances identitaires profondes ou « concept de soi » défini par Filion [8] (2008) comme la manière dont l’entrepreneur se perçoit et l’estime qu’il a de lui-même. La perception de ses propres capacités et de ses motivations oriente les champs d’intérêt de l’entrepreneur, définit ses besoins d’apprentissage et engendre la sélection des représentations. Le concept de soi est étroitement dépendant de « l’espace de soi » reçu, qui véhicule les normes sociales du milieu de la personne.

Figure 2

Cycle d’entraînement de l’auto-efficacité entrepreneuriale in Mauer, Neergard et Kirketerp Linstad, in Brännback et Carsrud

Figure 2

Cycle d’entraînement de l’auto-efficacité entrepreneuriale in Mauer, Neergard et Kirketerp Linstad, in Brännback et Carsrud

(2009, p253)

12Ce double fonctionnement mental et identitaire alimente un rapport au temps spécifique, nommé « processus projectif et visionniste » par Filion. Celui-ci permet à l’entrepreneur de percevoir dans l’environnement d’une part des potentialités de gains économiques (hauteur, horizon temporel, et probabilité de profits compte tenu de l’investissement personnel antérieur) et d’autre part les potentialités de réalisation de soi associées à l’exercice de son métier en tant qu’inventeur, fondateur et/ou développeur de l’organisation et en tant que leader d’influence dans un réseau économique. Nous proposons ci-dessous un schéma simplifié inédit permettant de résumer ces différentes dimensions.

13Ce schéma a le mérite de mettre en évidence un ensemble de processus qui se construisent progressivement à travers l’analyse réflexive plus ou moins consciente d’une succession d’expériences de réussite et d’échec. Mais il ne dit pas dans quel ordre ces processus se construisent ni à partir de quels types d’expériences. Étant donné la centralité du concept, le cycle d’entraînement de l’auto-efficacité explicité par Bandura et repris par Mauer, Neergaard et Kirketerp-Linstad (2009) apporte une compréhension utile des conditions d’entraînement de l’esprit entrepreneurial. Nous le reproduisons ci-dessous.

14On voit que l’expérience de maîtrise dans des situations antérieures, mais aussi l’observation d’autres personnes qui me ressemblent en train de réussir (expérience vicariante) sont également utiles pour progresser. On peut noter que si le succès est finalement au rendez-vous, ce n’est pas sans avoir traversé des difficultés, des erreurs et des échecs. Lorsque l’individu a une bonne perception d’auto-efficacité, ceux-ci sont perçus comme passagers et supportables. Ils constituent alors des sources d’apprentissage qui obligent l’individu à remettre en cause ses scripts inadaptés et à en construire de nouveaux. Nous savons aussi par les sciences de l’éducation que l’apprentissage expérientiel qui permet de tirer des leçons de l’expérience peut s’auto-réguler mais aussi être éduqué par des accompagnements adaptés.

15Pour élaborer un programme de formation visant à éduquer un tel état d’esprit, il reste maintenant à traduire les différents processus explicités en objectifs de formation clairs pour les élèves comme pour les enseignants et à les adapter aux niveaux primaire, secondaire et supérieur.

S’appuyer sur la notion de compétence

16Les meilleures formulations actuellement disponibles de l’esprit d’entreprendre proviennent d’expériences pédagogiques dans trois univers culturels différents : l’Angleterre (Gibb, 2005), la Belgique et l’Australie (Surlemont et Kearney, 2009) et le Québec (Pelletier, 2005) [9]. Elles ne s’appuient que partiellement sur les concepts que nous venons d’énoncer. De ce fait, même si ces auteurs convergent assez naturellement sur un certain nombre d’idées et de recommandations, ils ne formulent pas les éléments dans les mêmes termes : Pelletier définit les éléments d’une culture entrepreneuriale pour les différents niveaux éducatifs au Québec, Gibb propose une liste de connaissances, qualités et capacités entrepreneuriales à former à l’université, Surlemont et Kearney synthétisent un répertoire de 15 capacités. Le cadre de référence théorique des notions d’esprit, de qualité, de capacité, de compétence ou d’objectif de formation n’est pas leur objectif et de ce fait reste assez flou. Nous proposons donc de rassembler ces trois apports dans un cadre théorique de référence en éducation, qui présente une grande cohérence par rapport aux capacités d’action et de pensée sous-tendues par la notion d’esprit d’entreprendre. Il s’agit de la notion de compétence, qui provient de l’observation de la réalité du travail définie dans sa forme la plus complète par Le Boterf [10] (1994) ensuite importée dans le mode éducatif.

17La compétence peut se définir en pédagogie comme la capacité à mobiliser, c’est-à-dire identifier, combiner et activer un ensemble de savoirs, savoir-faire et savoir-être pour résoudre une famille de situations problèmes. Elle implique l’autonomie du sujet qui va au-delà des règles prescrites et prendre des initiatives pour résoudre les problèmes auxquels il est confronté. Selon Le Boterf, la compétence suppose de savoir agir, mais aussi de pouvoir et de vouloir agir. Savoir agir se rapporte au fait de reconnaître la situation et d’identifier les schèmes opératoires pertinents. Le fait de pouvoir agir est lié au contexte dans lequel le sujet agit, notamment s’il dispose des attributions attendues pour le faire et s’il dispose d’un réseau de ressources mobilisables, ce qui est particulièrement vrai en entrepreneuriat. Le fait de vouloir agir est non moins important car il se rapporte au sens que l’action a pour le sujet et au degré de confiance qu’il a dans ses propres capacités. Ces éléments apparaissent tout aussi cruciaux dans la dialogique permanente qui existe entre l’individu et son action ou projet de type entrepreneurial. Le modèle de Le Boterf, sur lequel nous basons notre représentation de synthèse sur l’esprit d’entreprendre, formule que la compétence correspond à une construction à partir d’une combinaison de ressources. Cette construction comporte plusieurs éléments :

18Les schèmes opératoires caractérisant la compétence en acte, c’est-à-dire les comportements observables en situation manifestant que l’individu est compétent.

19L’inventaire des ressources personnelles (intériorisées ou incorporées à la personne) que l’individu mobilise pour réaliser ces activités. On distingue parmi les ressources personnelles les différents niveaux de savoirs (connaissances générales, d’environnement, procédurales), les différents types de savoir-faire (expérientiels, relationnels, cognitifs ou métacognitifs) et les différents types de savoir-être (qualités ou aptitudes, ressources physiologiques, émotionnelles, culturelles).

20Les ressources de l’environnement que l’individu mobilise pour réaliser ces activités : réseaux relationnels, documentaires, informationnels, d’expertise, outils de proximité (machines, équipements…).

21Les critères de performance attendus dans une situation donnée. Ces critères correspondent aux attentes de l’environnement qui va juger de la compétence. En effet, il ne suffit pas de se sentir compétent pour l’être, il s’agit toujours d’un jugement social. Ces critères sont plus ou moins concrets et mesurables mais toujours spécifiques à la situation.

22Le système de guidage interne à l’individu qui lui permet de mobiliser ses différentes ressources pour réaliser ces activités. Ce système de guidage représente la dynamique du modèle, il explique sur la base de quels éléments construits dans le passé, au cours de l’action et visés dans le futur l’individu mobilise ses différentes ressources pour réaliser les activités qui manifestent sa compétence. Trois types d’éléments interviennent dans le guidage : 1) les compétences déjà existantes construites par le passé, c’est-à-dire les activités que l’individu sait déjà réaliser avec compétence et qu’il peut reproduire sans difficulté 2) les représentations opératoires que l’individu a de la situation présente (quel est le problème à résoudre ?, quelles sont ses causes ?, ses conséquences ?) et pour le futur (quel est le futur désirable à atteindre ?), 3) l’image que l’individu a de lui-même composée à la fois du jugement personnel qu’il émet sur ses propres ressources et compétences, de ses valeurs personnelles et du jugement par autrui qu’il perçoit.

23En appliquant ce modèle aux composantes de l’esprit d’entreprendre telles qu’elles sont décrites par les trois sources consultées, nous obtenons les objectifs de formation suivants, dans lesquels réapparaissent les dimensions de l’intention et la cognition entrepreneuriale.

Les objectifs de formation de l’esprit d’entreprendre

24La figure 3 représente les objectifs de formation évaluables par des comportements à observer en situation en tenant compte des critères établis avec les parties prenantes (enseignants et partenaires extérieurs impliqués). Il est possible de définir des référentiels communs pour un ensemble de situations qui se ressemblent à condition de les adapter au niveau de risque et de complexité adaptés à chaque niveau d’étude.

Figure 3

Objectifs de formation proposés pour l’esprit d’entreprendre [11]

Figure 3

Objectifs de formation proposés pour l’esprit d’entreprendre [11]

Implications pratiques pour utiliser ce référentiel

25Comme tout référentiel de compétences, ce répertoire d’objectifs de formation constitue selon Perrenoud [12] « la clé de voûte d’une bonne architecture curriculaire, fondée sur la description précise des pratiques professionnelles de référence comme base de leur transposition didactique en un plan de formation ». Il s’adresse à deux niveaux de responsabilité dans une institution éducative. Tout d’abord il permet aux responsables de programme de vérifier que l’ensemble des modules et activités de formation visent bien à atteindre la compétence visée. Cet argument facilite souvent l’obtention de certifications par les instances d’accréditation ou les financeurs de la formation. Le deuxième niveau concerne les formateurs qui ne sont pas des professionnels du métier. De fait, en entrepreneuriat, les professeurs ont rarement été entrepreneurs eux-mêmes. Pour eux, le référentiel est une aide précieuse, car il explicite les différentes ressources et capacités à entraîner, ce qui leur permet de concevoir, mener puis évaluer des actions de formation adéquates, c’est-à-dire d’opérer la transition didactique.

26Néanmoins le référentiel n’est jamais un outil magique, loin s’en faut. Dans le cas de l’esprit d’entreprendre, sachant qu’il s’agit d’une compétence complexe à entraîner sur la durée du primaire à l’université, il faut maintenant repérer les activités adaptées, les sous-objectifs visés et les critères de performance honorables à chaque niveau d’étude. Un véritable chantier d’identification des situations-problèmes adéquates à la préparation des différentes ressources que nous avons inventoriées est à mener, ainsi que des critères acceptables pour les évaluer. Les auteurs de terrain consultés sont incomplets sur le sujet : A. Gibb (2005) montre que de nombreuses activités pédagogiques sont possibles [13] pour entraîner les différents types d’habiletés, attributs et capacités visées. Mais sa liste est très générique. Elle ne spécifie pas le niveau d’étude auquel ils conviennent et ne précise pas les critères de performance attendus. Le guide de Pelletier (2005) identifie une logique de progression entre les trois niveaux d’étude basée sur les visées : au primaire, il faudrait d’abord viser les savoir-être entreprenants, au secondaire, la culture projet, à l’université, l’interaction avec le milieu entrepreneurial. Mais les situations éducatives adaptées et les critères de performance ne sont que partiellement identifiés et tributaires de chaque situation citée en exemple. Le livre de Surlemont et Kearney (2009) identifie une batterie de critères de performances vis-à-vis de chaque capacité et l’illustre pour une situation pédagogique (« le secondaire enseigne au primaire » dans le cadre d’un cours de science). Mais toutes les autres déclinaisons dans d’autres situations pédagogiques sont à inventer !

27Voilà donc un beau chantier à mener dans toute classe ou école qui voudrait se lancer dans un projet de formation visant à développer l’esprit d’entreprendre : définir les objectifs concrets prioritaires que l’on vise, choisir une activité adaptée et réaliste compte tenu du niveau des apprenants, puis définir les indicateurs qui vont permettre de l’évaluer. C’est en outre un excellent moyen d’engager la collaboration avec l’ensemble des parties prenantes concernées : le ou les enseignants, la direction de l’institution éducative, les professionnels extérieurs volontaires pour s’impliquer dans l’activité (à titre de clients, partenaires, consultants, témoins privilégiés…), les parents (s’il s’agit du niveau primaire), et surtout les apprenants eux-mêmes. Bel exercice pour commencer à bâtir ensemble la culture entreprenante dont nos jeunes ont besoin dans leurs écoles !

Notes

  • [*]
    Cet article a été publié initialement dans Entreprendre & Innover N° 11-12.
  • [1]
    AJZEN, I., FISHBEIN, M. (1980) Understanding attitudes and predicting social behavior, Englewood Cliffs, N.J.: Prenctice Hall
  • [2]
    SHAPERO, A. (1982) Social dimensions of entrepreneurship, in Kent,C., Sexton D., Vesper, K. (eds) The encyclopedia of entrepreneurship, Englewood Cliffs, N.J.:Prentice Hall, pp 72-90.
  • [3]
    Les attitudes favorables sont la recherche d’opportunités économiques, le goût pour les défis, l’autonomie, le goût pour la responsabilité, le besoin d’accomplissement, la volonté de participer à l’ensemble d’un processus. Au contraire les attitudes défavorables qui orientent plutôt vers des carrières de salarié sont la recherche de stabilité et de sécurité, le désir de limiter la charge et la complexité du travail, le besoin de collégialité au travail, l’aversion pour les responsabilités et la recherche d’opportunités de carrière.
  • [4]
    Ceci veut dire que l’individu est convaincu que les personnes qui comptent pour lui seraient favorables au fait qu’il s’oriente dans la carrière entrepreneuriale et le soutiendraient le cas échéant.
  • [5]
    BANDURA, A. (1986) Social foundations of thought and action: A social cognitive theory, Englewood Cliffs, N.J.: Prentice-Hall, 1986.
  • [6]
    CARSRUD A.L., BRANNBACK M. (Eds) (2009), Understanding the entrepreneurial Mind, opening the black box, Dordrecht, Springer.
  • [7]
    SARASVATHY S. (2001) Causation and effectuation, toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency, in Academy of Management Review, vol. 26, N° 2, 243-263.
  • [8]
    FILION P.J. (2008) Les représentations entrepreneuriales : un champ d’études en émergence, Revue internationale de psychosociologie 2008/1, Volume XIV, p. 11-43.
  • [9]
    SURLEMONT B. et KEARNEY P. (2009), Pédagogie et esprit d’entreprendre, Bruxelles, de Boeck GIBB A. (2005) Towards the Entrepreneurial University, Policy paper # 003, NCGE, PELLETIER D. (2005) Invitation à la culture entrepreneuriale, Québec, Septembre éditeur
  • [10]
    LE BOTERF, G. (1994) Ingénierie et évaluation des compétences, Paris, Editions d’organisation,
  • [11]
    Définitions des concepts non familiers utilisés dans le référentiel : Les connaissances déclaratives constituent le savoir théorique : les faits, les règles, les lois, les principes. Elles sont indépendantes de leur usage et fort éloignées des situations concrètes. Par opposition, les connaissances procédurales expriment des associations entre des buts, des actions et des situations. Elles prescrivent des manières d’agir dans des situations spécifiques. La métacognition décrit le travail par lequel l’élève prend l’habitude d’analyser le pourquoi de ses réussites, de ses erreurs, de ses difficultés, et de stabiliser les procédures d’apprentissage efficaces.
  • [12]
    PERRENOUD, P. (2001) Construire un référentiel de compétences pour guider une formation professionnelle, Université de Genève, http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_2001/2001_33.html.
  • [13]
    Il évalue une liste impressionnante de dispositifs pédagogiques utiles vis-à-vis de 11 capacités-clé en entrepreneuriat. Si l’on fait la somme des étoiles accordées à chaque activité, les plus efficaces sur l’ensemble des capacités sont l’organisation d’événements, les jeux, les projets, les ateliers sur un problème ou une opportunité, les simulations, l’enseignement à d’autres, l’aventure. D’autres dispositifs ont une efficacité spécifique vis-à-vis de certaines capacités : les séminaires, les critiques, les études de cas, les recherches, la recherche d’incidents critiques, la discussion de groupe, les présentations, les débats, les interviews, les jeux-concours, les évaluations, les vidéos interactives, les dessins, le théâtre, les investigations, les modèles de rôle, l’observation de panels, la discussion sur un thème, le conseil.
Caroline Verzat
Caroline Verzat est actuellement enseignant-chercheur à Novancia, école de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris issue de la fusion d’Advancia, école d’entrepreneuriat et de Négocia, école de commerce. Normalienne, diplômée de l’ESSEC et docteur en sociologie des organisations, elle a été consultante en organisation et stratégie puis maître de conférences à l’Ecole Centrale de Lille. Ses recherches actuelles portent sur l’éducation à l’esprit d’entreprendre et sur l’accompagnement des étudiants et des entrepreneurs.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2016
https://doi.org/10.3917/entin.027.0081
Pour citer cet article
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