CAIRN.INFO : Matières à réflexion

En bref

  • La cession/reprise, opération complexe par nature, est une « histoire de vie » tout autant qu’un problème technique.
  • Elle est naturellement vécue comme une rupture dans le parcours professionnel et personnel des cédants comme des repreneurs.
  • Il s’agit donc de comprendre en profondeur cette période transitoire, source de complexité psychologique, de risques d’ordre émotionnel et au pire de dégâts intimes.

1Exposons en postulat une situation fréquemment rencontrée. Nous sommes dans le contexte d’une PME (de 10 à 49 salariés), en présence d’un vendeur (soi-disant) déclaré et d’un acheteur probable.

2Le premier s’apprête à prendre sa retraite [1]. C’est sans doute le fondateur (peut-être même l’héritier), pour qui la cession donne l’impression d’une « descente » [2] dont il retarde au maximum l’échéance mais à laquelle il ne peut pourtant échapper, sauf à attendre l’accident de vie ou à « mourir sur scène ».

3Le second est d’ordinaire un ancien cadre, issu d’un grand groupe où il a réalisé une grande partie de sa carrière, sans lien avec l’entreprise cible. Pour lui, la reprise représente une « alternative excitante » [3], mais dont il ignore ce qu’il attend une fois « entré en scène » [4].

4En passant à l’acte (vendre pour l’un, acheter pour l’autre), les deux acteurs reconnaissent a posteriori leurs difficultés à rompre avec leur ancien statut social et la symbolique associée : celui de chef d’entreprise pour le cédant, celui de salarié pour le repreneur. Bien entendu, tous les vécus de cession/reprise ne sont pas ressentis avec la même intensité. Ceci étant, cette épreuve de la réalité les place dans une situation inhabituelle, inconfortable. Ils sont respectivement aux prises avec des changements de vie plus ou moins profonds, qui nécessitent naturellement des remaniements internes. Une « alchimie complexe de transformation » [5] se met forcément en place : il s’agit de se préparer pour l’un à assumer sa nouvelle identité de retraité, pour l’autre à se positionner dans son nouveau rôle de dirigeant.

5Cette « transition de rôle » [6] marque un tournant de leur vie. Beaucoup de fantasmes se jouent à ce moment-là dans leurs têtes, avec très souvent une menace de déstabilisation interne inhérente aux pertes réelles ou imaginées. À ce stade, leurs logiques comportementales peuvent être taxées d’« irrationnelles » en tout cas en apparence, car souvent inattendues et incompréhensibles. Mais à vrai dire, le changement de leurs états émotionnels est dû à des causes sensées et prévisibles. La rupture de vie qu’ils sont tous deux en train de vivre est une source quasi-systématique d’appréhensions : angoisse de la mort, crainte de la séparation, peur de l’inconnu, perte de repères, etc. Ressenties certes à des degrés divers en fonction des individus, il n’empêche que ces appréhensions sont en définitive autant de risques d’ordre émotionnel, parfois traumatiques qui doivent être anticipés, traités et surmontés sous peine de plonger cédant et repreneur dans une forme de souffrance en cas d’inadaptation à leur nouvelle vie, ou pire encore de sentiment d’échec.

6Notre principal objectif est donc ici de comprendre davantage le contexte psychologique à l’occasion d’une cession/reprise et de travailler en priorité au niveau du duo d’acteurs pour rendre cette phase transitoire moins problématique. C’est dans cet esprit que sont suggérées dans cet article des stratégies possibles d’ « antidote à la souffrance » à destination des cédants et repreneurs de PME.

Du côté du cédant : passage à vide et fin en soi ?

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« (…) Mais c’est plus que ça, souvent le cédant, il cède son enfant, il cède de l’affectif, il ne veut pas que son entreprise meure, il ne veut pas mourir »

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« Trop encore décident de jouer les prolongations. Pour eux, quoi qu’ils en disent, il n’est pas question qu’ils s’en séparent sinon à contrecœur »

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« Le cédant s’est investi, en parallèle, dans d’autres activités (…) Je pense que cela lui permet de prendre un certain recul par rapport à son entreprise »

10En dépit des avantages offerts par la cessation d’activité (survie de l’entreprise, maintien des emplois, réalisation d’une plus-value), quitter une entreprise est un acte douloureux, car très souvent vécu comme une rupture dans la vie de ceux qui ont été habitués à commander. C’est pour eux un « passage à vide » [7] au cours duquel ils prennent conscience de tout ce qu’ils vont abandonner. À l’idée de la retraite, c’est effectivement l’heure des bilans tant sur le plan professionnel, familial que personnel et la prise de conscience du rapprochement de leur fin.

La désillusion de l’« éternité »

11Les dirigeants de PME ont du mal à envisager de se séparer de leur affaire dans laquelle ils ont généralement investi beaucoup de temps et d’efforts et bien sûr à considérer avec détachement leur propre départ. Ils éprouvent généralement un désir d’attachement excessif (quasi-obsessionnel) à leur entreprise. Pourquoi ? Parce que l’idée de la retraite est assimilée au « dénouement d’une histoire de vie » [8]. La fin d’activité éveille dans leurs esprits des idées désagréables, moroses comme l’ « inéluctabilité de leur mort », le « temps qui passe » [9]. Pour eux, le problème est de reconnaître qu’ils ne sont pas éternels et d’accepter la réalité de leur futur limité. Ils sont dans l’impossibilité de se projeter dans l’avenir, en prétextant inlassablement au sujet de leur entreprise : comment pourrait-elle continuer à vivre sans moi ? À tort ou à raison, ils sont persuadés que sans eux, l’entreprise n’existerait pas mais sans vouloir se l’avouer, que sans elle, ils n’existeraient plus.

Une « perte identitaire et narcissique » [10]

12Au-delà du refus de la vieillesse et de la mort, le renoncement au pouvoir et la perte d’influence, le risque de « déconstruction », la perte de légitimité professionnelle et sociale, la perte de sens constituent autant de motifs [11] qui peuvent en effet conduire les dirigeants à remettre en question une partie d’eux-mêmes. Car c’est bien l’identité de la personne qui est ici en jeu. L’entreprise est perçue naturellement comme le prolongement de leur personne. Sans elle, ils considèrent qu’ils sont des « homme(s) fini(s) ». L’abandon de l’entreprise représente donc « un traumatisme en leur ôtant leur justification et leur raison de vivre » [12]. Dans cet abandon, beaucoup d’entre eux craignent aussi de s’interroger sur ce que sera leur vie une fois l’entreprise cédée. Ils appréhendent de perdre tous les repères de leur vie quotidienne, de renoncer à un certain « standing » et à une part importante de leurs revenus (surtout s’ils n’ont pas pu ou su se constituer une retraite ou un capital hors de leur entreprise). Ils prennent en plus le risque de voir leur environnement personnel et relationnel se modifier dans un sens qui est loin de leur convenir. Tellement habitués à avoir toujours eu une vie bien remplie, la question type qu’ils se posent consciemment ou pas est : « que vais-je faire de mes journées ? ». Ils ont peur de l’inactivité professionnelle et sont envahis par un sentiment d’inutilité sociale. Tout simplement, ils ont peur de l’ennui. Du coup, les états d’âme du passé risquent fort d’inhiber leur force d’action.

Le danger de l’« ambivalence »

13La plupart des dirigeants expriment naturellement une ambivalence face à la perspective de la retraite : cette attitude ambivalente est source de conflits psychiques et d’actions opposées aux intentions [13]. En fait, rationnellement ils veulent vendre, mais restent affectivement souvent partagés entre l’envie de « passer la main » et le souhait de rester aux commandes. Raison pour laquelle ils se trouvent sans cesse des excuses pour retarder autant que possible leur départ, pire encore ne pas vendre ou ne jamais prendre leur retraite. Il y a de leur part une réelle absence d’anticipation et de préparation à la cession. Très souvent, aucun calendrier sérieux et réaliste n’est envisagé. Malheureusement, en agissant ainsi, ils prennent le risque sous la pression des évènements de vendre à la va-vite et de se condamner encore plus aux regrets et à la culpabilité.

Un travail de deuil

14Une façon de réduire ce risque consiste à recourir à un « travail de deuil » [14] qui renvoie à un processus de renonciation, au passage d’une perte subie à une perte acceptée. Dans cette vision des choses, céder une entreprise devient une véritable démarche de séparation et de renoncement à la fois vis-à-vis d’une entité matérielle et physique (son entreprise), mais également d’une partie de sa personnalité (perte de son statut, de son image sociale). Un tel travail exige forcément du temps et est généralement accompagné de nombreuses émotions : choc, déni, colère, révolte, culpabilité, dépression, peur. Mais, « chaque dirigeant étant différemment attaché à son entreprise, le travail de deuil va présenter des spécificités d’un cédant à l’autre, dans sa réalisation, son intensité ou encore sa durée » [15]. Ce qui est sûr c’est que le travail de deuil débute lorsque les dirigeants commencent à penser qu’ils ne sont pas éternels et se termine uniquement le jour où ils se détachent définitivement, donc physiquement de leur entreprise. D’après Bah (2006), l’intérêt si le deuil est accepté est d’absorber graduellement la réalité de la perte et le réinvestissement dans une nouvelle vie (sans goût amer). S’il est compliqué, il y a une tentative d’acceptation de la perte mais avec des difficultés à y parvenir. À l’inverse, si le deuil est refusé, les patrons concernés tombent généralement dans une souffrance psychologique extrême, avec un refus de lâcher-prise. Dans les deux derniers cas, pour les uns, la dépression les guette à force de « tourner en rond » ; pour les autres, l’issue devient forcément à terme tragique, parfois suicidaire [16].

L’« antidote contre la souffrance » : du projet d’entreprise au projet de vie

15La retraite : trop de dirigeants refusent encore inconsciemment cette étape de vie qui les éloigne de leur entreprise. La plupart y pensent, mais souvent trop tard. Près d’un dirigeant sur deux n’est pas préparé à la cession de son entreprise. Or, ces derniers doivent prendre conscience de l’importance d’élaborer un projet de retraite au même titre qu’ils ont été capables de mener à bien un projet d’entreprise. Préparer leur vie personnelle post-cession peut s’avérer être un substitut acceptable pour combler le vide laissé par l’entreprise. Aspirer à leur nouvelle vie qui les attend peut leur permettre de surmonter la douleur liée à la perte, et donc de passer le cap psychologique de l’après-cession avec le moins d’arrachement et de souffrance possible. Leurs angoisses doivent finir par se transformer en pulsion de vie. Les recommandations ici proposées doivent donc servir d’ « antidote à la souffrance » aux futurs retraités. Ces recommandations sont à adresser :

16– D’une part, aux cédants eux-mêmes. Ils doivent intégrer la notion de cession dans leur réflexion pour en faire un acte de gestion naturel et normal. S’ils doivent vendre à leur bon moment à eux, ils doivent avant tout être sûr d’eux-mêmes, prêts à assumer leur décision : autrement dit, capables avant l’échéance d’établir un plan raisonnable de retrait de l’entreprise et de définir un projet de reconversion. Cette décision doit être prise suffisamment tôt de manière à se poser les bonnes questions ; l’idéal est de s’y prendre au moins 2 à 3 ans avant le passage à l’acte. Ces questions doivent porter sur l’avenir de leur entreprise mais aussi sur leur propre avenir, précisément sur leur objectif de vie post-cession, leur réinvestissement dans un nouveau champ (quel qu’il soit), la réorganisation de leur vie familiale, leur niveau de « charges fixes » personnelles…

17– D’autre part, aux experts dans le domaine. Ils doivent parvenir à lever en priorité les freins psychologiques avant de travailler sur la partie technique du projet de cession. S’il n’y a pas de pathologie particulière, ils doivent avant tout aider les dirigeants sur le départ à traiter cette peur liée à la cession, en les décomplexant de manière à ce qu’ils puissent exprimer leurs angoisses, doutes et craintes. Ils doivent surtout tenter de cerner les motivations réelles de ces patrons afin de détecter tout « faux cédant » susceptible de se rétracter à tout moment du processus.

18– Enfin, aux décideurs économiques et politiques. Il est de leur ressort et donc sous leur responsabilité de faire en sorte que les mentalités des chefs d’entreprises de plus de 55 ans changent. Une campagne de sensibilisation relative à la planification de leur sortie doit être sérieusement pensée, en faisant tout particulièrement état des conséquences humaines en cas d’impréparation à la cession : soucis de santé des dirigeants, drame social, destin funeste des PME.

Du côté du repreneur : choc de la réalité et désenchantement ?

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« Cela change beaucoup. On est préoccupé. Avant je l’étais en tant que directeur financier, mais on n’est pas responsable. Donc, cela pose d’autres problèmes, ce n’est pas toujours facile de faire ça. J’ai changé complètement d’activité, de vie à 50 ans »

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« Être dirigeant demande de placer la barre haute. Ca exige une performance sans faille, 24h/24h, dans tous les domaines »

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« (…) Parce que vous êtes seul face à vos responsabilités et que vous avez personne vers qui vous tourner »

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« Pour un nouveau patron, le pire ennemi n’est d’autre que lui-même »

23Les jours qui suivent la signature du protocole d’accord se présentent comme une période psychologiquement très difficile. Les nerfs des repreneurs ayant été mis à rude épreuve, ils encaissent le contrecoup psychologique du rachat et cèdent volontiers à la tentation d’entrer en fonction, en étant persuadé que le plus dur est passé. Ils sont remplis de satisfaction et plein d’enthousiasme. Or, ils vont brusquement comprendre qu’il ne suffit pas d’apposer leur signature au bas d’un chèque pour devenir patron. C’est pour la plupart d’entre eux un « choc de la réalité » [17], pire pour certains l’expression d’un sentiment éphémère mais bien réel de désenchantement en cas de préparation psychologique insuffisante ou de trop grand décalage culturel.

Un saut dans l’inconnu

24Une fois en possession de l’entreprise, les repreneurs prennent généralement conscience des changements provoqués par leur nouveau choix de vie. Très souvent, ils ne se doutent pas qu’en rachetant une PME, ils entrent dans un univers socio-culturel très différent de celui dans lequel ils se sont construits une identité personnelle, professionnelle et sociale [18]. Trop d’entre eux ne savent pas ce qu’est réellement la vie de dirigeant et ne connaissent peu ou pas les spécificités d’une PME. Fini le cocon des grands groupes et leurs corollaires (notamment en termes de confort), ils sont désormais confrontés à un nombre considérable d’inconnues. Ils doivent s’accomplir dans l’incertain, progressivement, à l’épreuve des faits. En d’autres termes, ils endossent le costume de Patron, sans repère, ni certitude, avec généralement une forte dose d’angoisse.

Le piège de l’« aveuglement »

25Paradoxalement, à ce stade transitoire, ces repreneurs se retrouvent aussi « dans un état d’excitation euphorique, obsédé par la prise de pouvoir si espérée, récompense de [leur] détermination » [19]. Ils sont « aveuglés » par leur nouveau statut. Les voilà pris « dans le fantasme de la toute-puissance narcissique « j’ai le pouvoir » [20]. Sous prétexte d’être les nouveaux patrons, ils sont impatients d’acter leur contrôle. Certains ressentent le besoin compulsif d’agir rapidement et d’afficher leur différence ; ce qui peut les conduire à des faits et gestes brutaux, des impulsions destructrices. Le défi est de parvenir à résister à ce tourbillon de la surpuissance. Mais parfois, leur ego ne peut s’y résoudre et il leur est difficile de ne pas se répéter en boucle de manière inconsciente ou non : « je suis le patron ». Si cet état peut se comprendre, les repreneurs doivent pourtant s’en méfier. Car ils ne sont pour l’instant dirigeants que « sur le papier ». Bien que propriétaires, ils doivent encore faire leurs preuves auprès des salariés et partenaires économiques qui les perçoivent, à tort ou à raison d’ailleurs, comme des novices et des intrus. Pire encore aux yeux des cédants eux-mêmes dans le cas où une période d’accompagnement est opérée post-cession.

Un sentiment d’étrangeté (ou d’extériorité)

26À leurs débuts, les repreneurs sont donc normalement aux prises avec un « sentiment d’étrangeté ou d’extériorité » [21], présumés seuls face à un groupe uni (cédant, salariés et partenaires économiques). Leur ressenti est celui d’un nouvel entrant appelé à prendre les rênes d’un système étranger, dans un impératif de performance individuelle et collective. Ce ressenti s’accompagne très souvent de sueurs froides [22]. Car ces nouveaux dirigeants ne sont pas à l’abri de symptômes de rejet. Ils doivent comprendre qu’à ce moment-là, ce sont des « leaders candides » dans une entreprise dont ils sont exclus mais de laquelle ils doivent se faire accepter. C’est pourquoi ils doivent se livrer à un désapprentissage et revoir leurs croyances de type « je sais faire ». Trop de repreneurs répliquent leurs anciens réflexes de cadre salarié alors que cela relève d’un comportement destructeur. Ils ne peuvent en effet gérer une PME comme ils ont managé auparavant un service ou un business unit de grands groupes. D’ailleurs, ces nouveaux propriétaires sont habituellement mis à dure épreuve dès leur prise de pouvoir. Ils sont même sur la « corde raide », le moindre faux pas (quel qu’il soit) pouvant tout gâcher. C’est donc avec subtilité qu’ils doivent avancer et avec une certaine humilité afin de surmonter leurs handicaps de crédibilité et de légitimité.

Un travail de socialisation

27À leur arrivée dans l’entreprise, les repreneurs doivent donc réaliser un « travail de socialisation », qui consiste à apprécier les attitudes, comportements et connaissances nécessaires pour assumer leur nouveau rôle directorial de manière efficace et reconnue [23]. Ce travail se réalise « entre leur entrée physique dans l’entreprise et le moment où ils exercent la plénitude de leur fonction patronale » [24]. Bien entendu, celui-ci est plus ou moins long en fonction du degré d’incertitude auquel les repreneurs sont confrontés (situation professionnelle antérieure, expérience dans le métier et/ou de gestion, etc.). Le principal intérêt de se socialiser est d’éviter d’être définitivement traités comme des « étrangers ». Pour cela, ils doivent apprendre de leurs découvertes, de leurs interactions et de leurs actions, notamment à l’égard de la contrainte de l’existant [25]. Pour Chabert (2005), les repreneurs doivent gérer cette contrainte, c’est-à-dire prendre en compte l’existant tout en identifiant clairement leur propre valeur ajoutée. Il s’agit bien d’observer avant de faire évoluer l’entreprise dans le sens qu’ils souhaitent. En agissant ainsi, ils sont psychologiquement prêts à apprendre d’eux-mêmes et des autres, et surtout à s’imposer progressivement. Or, certains peuvent minimiser l’importance de ce dont ils ont « hérité », à l’extrême faire comme si rien ne s’était passé avant, comme s’il n’y avait pas eu d’existant. Ces comportements de type « bulldozer » pèchent souvent par excès de confiance ou par dénégation (qu’ils ont d’ailleurs parfois du mal à admettre). Ils souhaitent raser pour reconstruire à leur image. Leur infirmité d’apprentissage les contraint à se distancier, à s’éloigner des cédants présents post-reprise, pire des salariés. Ils sont très vite tentés de trouver refuge dans leur « tour d’ivoire ». A contrario, d’autres se trouvent dans l’obligation de surestimer l’existant car par ricochet, ils sous-estiment leurs propres capacités à affronter la situation. Leur manque de confiance en eux peut créer un état de dépendance inquiétant, perdant de fait leur libre arbitre. Enfermés dans leurs propres peurs, les deux derniers cas prennent le risque de souffrir de difficultés d’adaptation, pouvant aller jusqu’à l’incapacité d’intégration.

Les contreparties du métier

28En parallèle, ces apprentis dirigeants se frottent aux exigences du quotidien auxquels ils sont soumis : urgence des prises de décisions, polyvalence de la fonction, surcharge de travail, gestion des contraintes, déplacements incessants… Ils font face aux aléas de leur nouveau métier, obligés perpétuellement d’affronter des situations nouvelles et de persévérer devant les obstacles. Ils se retrouvent dans une boucle décisionnelle continue qui peut parfois les effrayer. Leur niveau de stress est d’ailleurs élevé et permanent, notamment au cours des premiers temps d’activité. Mais, le mythe de l’héroïsme veut que les dirigeants ne se plaignent de rien, encore moins du stress qu’ils subissent au quotidien. En réalité, ils redoutent l’« aveu de faiblesse », et par effet boule de neige la « contagion sociale » (notamment sur leurs salariés). Ils sont forcés d’en accepter les bénéfices comme les contraintes. À n’y prendre garde, certains peuvent entrer dans une spirale de la performance dans laquelle il leur est impensable de perdre le contrôle. Pourtant, elle peut les conduire vers un épuisement probable, qui commence souvent par une période de fatigue, puis une impossibilité à faire obéir leur corps, dans les cas extrêmes une déshumanisation de la relation à l’autre. Leur santé fragilisée, il leur sera difficile d’être un « bon Patron de PME » [26]. Comme ils ne savent pas nécessairement non plus qu’ils vont rencontrer un sentiment de solitude à l’égard duquel ils sont totalement impréparés et qu’ils ne pouvaient connaître auparavant [27]. D’un coup, ils se retrouvent seuls face à eux-mêmes, seuls contre tous, seuls à risquer de se tromper, seuls à devoir assumer leur responsabilité… Ce sentiment de solitude marque d’ailleurs « définitivement la distanciation avec [leur] ancien rôle de salarié » [28]. Mais d’un autre côté, celui-ci tend à les mettre en situation d’isolement qui, dans cette période d’exposition, peut se relever un facteur de haut risque [29], source in fine de mal-être.

L’antidote contre la souffrance : du projet de vie à un projet d’entreprise

29La reprise : trop de dirigeants sous-estiment encore les efforts qu’il leur reste à faire au moment de leur prise de fonction, sous prétexte d’être en « état de grâce » durant les fameux « 100 premiers jours » [30]. Pourtant, c’est finalement la période où débute réellement la reprise. Outre le projet de vie qui les anime (par vocation, révélation ou dépit), ces nouveaux propriétaires doivent démontrer une prise en main professionnelle en termes de crédibilité et légitimité, sous peine de « s’épuiser » dans la mise en œuvre de leur projet d’entreprise (stress, solitude, isolement). Les recommandations ici proposées doivent donc servir d’ « antidote à la souffrance » aux futurs patrons. Ces recommandations sont à adresser :

30− D’une part, aux repreneurs eux-mêmes. Ils doivent réfléchir à la façon de se préparer psychologiquement à leur entrée dans l’entreprise. En effet, ils doivent avoir conscience des changements que la reprise implique sur tous les fronts et des contreparties du métier de dirigeant. Ils doivent être capables de traiter leurs propres incertitudes et leurs propres doutes (effet miroir), en se questionnant sur leur capacité à remettre en cause leurs habitudes passées (se libérer de leurs attaches salariales), leur capacité à gérer leur (nouvel) égo, et leur capacité à assumer leur choix de vie donc d’entreprise. Réaliser un bilan de compétence, suivre une formation spécialisée peuvent par exemple leur permettre d’échapper à une certaine « médiocrité » dans l’exercice de leur nouvelle fonction directoriale.

31− D’autre part, aux experts dans le domaine. Ils doivent alerter les candidats-repreneurs sur cette étape plus que stratégique et apporter une aide toute particulière à la préparation et au pilotage de l’entrée en fonction de ces nouveaux propriétaires ; autrement dit, les aider à faire reconnaître leur légitimité patronale et à réussir leur intégration [31]. Les experts peuvent concrètement suggérer une ligne de conduite « socialement correcte » à adopter, peu consommatrice de temps, d’énergie et peu productrice de stress, comme par exemple, être respectueux de l’existant, faire preuve d’humilité et de patience, etc. afin de réduire tout risque d’échec de « greffe ».

32− Enfin aux pouvoirs publics et organisations professionnelles. Il est de leur ressort et donc sous leur responsabilité de mettre en place une stratégie d’intervention en phase post-reprise pour assurer un accompagnement global et prévenir des principaux facteurs d’insuccès, en particuliers des risques liés au déni de la solitude et du stress, une fois ces nouveaux patrons en fonction.

33La cession/reprise de PME est soumise à une « dynamique psychologique » qu’il semble difficile de nier. Les acteurs concernés de près ou de loin ne peuvent faire abstraction de la rupture causée par ce type de transaction et indéniablement des changements dans la vie des cédants comme dans celle des repreneurs. Cette contribution se veut donc une sorte de prise de conscience propre à préparer cédant et repreneur à cette nouvelle étape de vie le plus sereinement possible. Plus précisément, à faciliter leur « mutation identitaire » respective, tout en limitant le coût émotionnel dont les effets peuvent se faire ressentir bien après l’opération, au pire se transformer en facteurs de « souffrance patronale » selon les termes d’Olivier Torrès [32].

Notes

  • [*]
    Cet article a été publié initialement dans Entreprendre & Innover N° 14.
  • [1]
    Dans pratiquement 60 % des cas, la cession est due au départ en retraite du dirigeant (OSEO, Transmission des petites et moyennes entreprises, l’expérience d’OSEO, 2005).
  • [2]
    CRA. Transmettre ou reprendre une entreprise, collection les guides pratiques pour tous, 2011.
  • [3]
    Donckels, R. Taking over a company: an exciting carrier alternative…but not for adventurers, Gestion 2000, vol. 6, p. 143-160, 1995.
  • [4]
    Boussaguet, S. L’entrée dans l’entreprise : un processus de socialisation repreneuriale, Thèse de doctorant en Sciences de Gestion, Université Montpellier 1, 2005.
  • [5]
    Rollin, M. Reprise/rachat d’entreprise : les 100 premiers jours. Comment les réussir ?, Maxima, Paris, 2006.
  • [6]
    Cadieux, L. et Deschamps, B. la dynamique cédant/repreneur : lecture à partir des transitions de rôle dans une transmission/reprise externe, in La transmission/reprise dans les PME : Regards croisés cédants et repreneurs coord. Cadieux, L. et Deschamps, B., édition PUQ, collection Entrepreneuriat et PME, p. 67-83, 2011.
  • [7]
    Cadieux, L. La succession dans les PME familiales : proposition d’un modèle de réussite du processus de désengagement du prédécesseur, Revue Internationale PME, vol. 18, n.3-4, p. 31-50, 2005.
  • [8]
    Pailot, P. Freins psychologiques et transmission d’entreprise : un cadre d’analyse fondé sur la méthode bibliographique », Revue International de PME, vol. 3, p. 9-32, 1999.
  • [9]
    Lansberg, I. The Succession in Conspiracy, Family Business Sourcebook, Omnigraphics, inc, p. 98-119, 1988.
  • [10]
    Pailot, P. 1999. Op.cit.
  • [11]
    Meier, O et Schier, G. Transmettre ou reprendre une entreprise – évaluation, négociation, interactions, Dunod, 2008.
  • [12]
    Vatteville, E. Le risque successoral, Revue Française de Gestion, n. 98, mars-avril-mai, p. 18-27, 1984.
  • [13]
    Pailot, P. 1999. Op.cit
    Bah, T. L’accompagnement du repreneur par le cédant dans les transmissions de PME : une approche par la théorie du deuil, Thèse de Doctorat en Sciences de Gestion, Université Montpellier I, 2006.
  • [14]
    Bah, T. 2006. Op.cit.
  • [15]
    Bah, T. 2006. Op cit.
  • [16]
    Le « suicide patronal » fait l’objet de travaux en cours par Olivier Torrès au sien de son laboratoire AMAROK. http://www.observatoire-amarok.net.
  • [17]
    Boussaguet, S. 2005. Op cit.
  • [18]
    Bouchikhi, A. La transmission d’entreprise : une affaire d’identité, Repreneur, n.100, mai/juin, p. 17-18, 2004.
  • [19]
    Freyman, J. La transition : phase essentielle de la reprise, Thèse de Doctorat en Sciences de Gestion, Université de Bretagne Occidentale, 2009.
  • [20]
    Amado, G. & Elsner, R. Leaders et transitions. Les dilemmes de la prise de fonction, Pearson Education France, Paris, 2004.
  • [21]
    Boussaguet, S. 2005. Op cit.
  • [22]
    De Freyman, J. 2009. Op cit.
  • [23]
    Boussaguet, S. 2005. Op cit.
  • [24]
    Rollin, 2006.
  • [25]
    Chabert, P. Transmission d’entreprise : optimiser la prise de relais, Paris, Pearson Education France, 2005.
  • [26]
    CRA. 2011. Op cit.
  • [27]
    Gumpert, D. et Boyd, D. The loneliness of the small-business owner, Harvard Business Review, novembre-décembre, p. 18-23, 1984.
  • [28]
    Cadieux, L. et Deschamps, B. 2011. Op cit.
  • [29]
    Rollin, M. 2006. Op cit.
  • [30]
    Rollin, M. 2006, Op cit.
  • [31]
    Boussaguet, S. 2005. Op cit.
  • [32]
    Torrès, O. Quelques pistes provisoires de réflexion sur la santé des commerçants et artisans en France, 10e CIFEPME, 26-29 octobre, Bordeaux, 2010.
Sonia Boussaguet
Sonia Boussaguet est enseignant-chercheur à Neoma Business School (campus de Reims). Ses travaux portent sur les problématiques humaines des opérations de cession/reprise de PME. Elle co-dirige l’Institut du Management de la Reprise et Transmission (IMART) et anime le club des repreneurs de Champagne-Ardennes (en collaboration avec le CRA).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2016
https://doi.org/10.3917/entin.027.0060
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