CAIRN.INFO : Matières à réflexion

En bref

  • L’entrepreneuriat social ne peut se définir ni par un statut ni par un objet. Il répond à des besoins que ni le secteur public ni le secteur marchand ne satisfont pleinement.
  • Le succès du concept pose question, car la dimension sociale a toujours été présente dans les comportements entrepreneuriaux. Sa montée en puissance actuelle relève d’une plus forte prise en compte de cette dimension par des acteurs politiques et économiques.
  • Si la recherche de solidarité qui caractérise l’entrepreneuriat social n’est pas complétée par une certaine forme de désintéressement, il subsiste un risque qu’il ne soit qu’une façon de se donner bonne conscience dans un monde de plus en plus centré sur l’image et le paraître.

1La crise financière et ses multiples conséquences mettent au centre des débats la nécessité d’intégrer davantage la dimension sociale au sein de l’économie. Sans entrer dans une querelle avec les gourous du management et autres spécialistes de la boule de cristal, nous pensons que l’entrepreneuriat peut être une des voies d’un retour à un meilleur équilibre entre l’économique et le social. L’entrepreneuriat peut en effet être une source importante de création de valeur économique, mais il est aussi (ou devrait être un peu plus) un moyen de contribuer à davantage de justice sociale. Ce point semble aujourd’hui pris en compte, d’une certaine manière, par la littérature en entrepreneuriat avec l’émergence récente d’un nouveau champ de recherche : l’entrepreneuriat social.

2L’entrepreneuriat est un phénomène contextualisé. Le processus entrepreneurial, défini ici par l’étude du « Comment, par qui et avec quelles conséquences les opportunités de création de nouveaux produits et services sont découvertes, évaluées et exploitées » [2], est très largement conditionné par le niveau de développement économique et le contexte culturel, politique et social dans lesquels il apparaît [3]. Nul n’ignore, par exemple, que l’entrepreneuriat dans les pays en développement ou en transition est quantitativement et qualitativement différent de ce que l’on observe dans les pays développés.

3L’entrepreneuriat social a pour principale vocation, outre la création d’entreprises à finalité sociale, d’apporter des réponses à des besoins sociaux et sociétaux, non encore satisfaits par l’État et/ou par le secteur marchand [4]. Différemment d’une économie marchande et capitaliste trop orientée vers la réalisation d’objectifs strictement financiers, l’entrepreneuriat social s’inscrit dans une logique plus solidaire privilégiant la cohésion sociale. Chercher à définir l’entrepreneuriat social n’est pas chose aisée tant les définitions foisonnent. Nous retiendrons simplement ici, celle proposée par Zahra et ses collègues, qui s’inscrit dans la conception que nous avons adoptée de l’entrepreneuriat et qui stipule que l’entrepreneuriat social : « englobe les activités et les processus entrepris pour découvrir, définir et exploiter les opportunités afin d’augmenter la richesse sociale en créant de nouvelles entreprises ou en gérant les organisations existantes d’une manière innovante » [5].

4L’entrepreneuriat social et la place qu’il prend aujourd’hui dans notre société nous interrogent sur les raisons du retour au premier plan d’une notion qui est apparue, sous une forme différente, au 19e siècle. Nous formulons l’hypothèse que ce regain d’intérêt ne peut être déconnecté des changements incessants qui affectent nos pays, depuis la première crise pétrolière, et qui légitiment de plus en plus et à tous les niveaux le comportement entrepreneurial. La réaffirmation de l’entrepreneuriat social semble bien être liée à des évolutions importantes du phénomène d’entrepreneuriat, lesquelles renvoient vers un souci de rééquilibrer les deux composantes qui le structurent : l’économique et le social. À partir de là, nous posons deux questions pour lesquelles nous allons donner des éléments de réponse dans cet article : Quelles peuvent être les formes et les expressions de l’entrepreneuriat social ? Dans quelle mesure les évolutions en cours n’entraînent-elles pas une redéfinition du rôle des parties prenantes de l’entrepreneuriat dans la recherche d’une meilleure prise en compte de la dimension sociale ?

L’entrepreneuriat, un phénomène qui évolue…

5L’entrepreneuriat change de nature en passant d’une vision réductrice et simpliste [6] (la création d’entreprise) à une conception beaucoup plus sophistiquée et complexe. Nous assistons à la fois à une montée en puissance du phénomène et à un éclatement de ses définitions et de ses formes. Certains auteurs évoquent l’émergence d’une économie entrepreneuriale dans laquelle, notamment, les connaissances joueraient un rôle clé [7]. Ils parlent aussi de société entrepreneuriale, de façon implicite, et de normes institutionnelles ou culturelles, appliquées à un niveau national ou local, qui contribueraient à façonner naturellement des entrepreneurs, en orientant les comportements des individus [8]. Pour d’autres, l’entrepreneuriat est une méthode, un état d’esprit, une façon de penser, de poser et de résoudre les problèmes. La perspective systémique est adoptée par de nombreux praticiens et chercheurs [9]. Une nouvelle entreprise s’apparente à un système ouvert, qui évolue dans son environnement. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’une grande importance soit accordée aux réseaux d’acteurs, aux interactions sociales et aux échanges avec l’environnement institutionnel. Quel que soit le contexte considéré, le développement de l’entrepreneuriat semble largement conditionné par la mise en œuvre d’un écosystème spécifique. L’entrepreneur est une composante de ce système, mais il est loin de jouer le rôle principal ou, pour le moins, son expertise et ses compétences se sont déplacées pour s’incarner désormais dans une intelligence des situations, c’est-à-dire une capacité à décoder les contextes (environnements politique, économique, légal, social et culturel) dans lesquels il envisage d’agir et à composer avec eux.

6En conséquence, l’environnement au sens large et les systèmes de support de l’action entrepreneuriale prennent de plus en plus d’importance. Des chercheurs avancent, par exemple, la nécessité de créer un écosystème entrepreneurial [10] pour développer l’entrepreneuriat rural [11] ou de spécialiser l’environnement et de le doter des structures et des ressources qui vont dynamiser les processus de création d’entreprise [12]. Enfin, de nombreux auteurs considèrent que l’entrepreneuriat et ses bénéfices ne peuvent se développer sans cadre institutionnel formel pour favoriser et supporter l’activité entrepreneuriale. Ce qui conduit à la nécessité de repenser les politiques publiques. Ces dernières, très souvent, sont fondées sur des illusions et de vieilles idées [13]. Les résultats des politiques publiques en entrepreneuriat sont décevants et l’on entretient des mythes sur la contribution des créateurs d’entreprise à la croissance économique et à l’emploi. D’aucuns pensent que les politiques publiques ciblent actuellement le tout-venant alors que de nombreux chercheurs attribuent l’inefficacité des mesures à la trop grande variété des situations entrepreneuriales et des contextes dans lesquels elles se déploient. Enfin, il nous faut insister sur la nécessité, d’une part, de trouver les cadres et les modalités les plus appropriés pour évaluer les politiques publiques et, d’autre part, de simplifier et de rendre plus lisibles (et facilement compréhensibles par les entrepreneurs) les politiques, les mesures et les dispositifs publics.

7Le point d’orgue de ces évolutions de l’entrepreneuriat, en tant que phénomène économique et social, semble bien être l’apparition (ou la réaffirmation) et le développement de nouvelles formes d’entrepreneuriat, dont l’entrepreneuriat rural et l’entrepreneuriat social. Ces formes d’entrepreneuriat semblent correspondre à de nouveaux besoins et à une montée en puissance d’une prise de conscience relative aux limites d’une logique libérale poussée à l’extrême.

8Certes, l’économie sociale et solidaire n’est pas un phénomène nouveau. L’économie sociale est le résultat d’un projet politique né au 19e siècle qui se voulait être une réponse au capitalisme sauvage de l’époque. Le mouvement coopératif ne date pas d’hier et les entreprises coopératives (SCOP) relèvent largement de l’économie sociale. L’économie solidaire est apparue plus récemment, notamment dans le discours altermondialiste. Elle apparaît comme un ensemble d’initiatives qui s’inscrivent dans une démarche d’action / réaction vis-à-vis des insuffisances et des lacunes sociales qui résultent des interventions des états et des organisations privées. L’entrepreneuriat rural concerne tout aussi bien les pays développés, comme la France ou la Grande Bretagne, que les pays en voie de développement. Il est intéressant de noter que la problématique de l’entrepreneuriat rural (créer des activités économiques) dans des régions agricoles de pays développés est similaire à celle de l’entrepreneuriat dans des pays en développement.

9L’entrepreneuriat social exprime une volonté d’inclure davantage la dimension sociale dans les comportements économiques, de prendre en compte les problèmes sociaux ainsi que les situations et les contextes des pays, des communautés et des individus en difficulté. On rejoint là l’idée de la recherche d’une plus grande justice sociale. C’est ainsi que les entrepreneurs peuvent contribuer au développement de l’humanité et au progrès social et que l’entrepreneuriat apparaît comme une méthode singulière qui nous aide à repenser, à reformuler et à résoudre les problèmes humains dans la voie du progrès social.

Vers davantage de plus-value sociale

10L’entrepreneuriat social recouvre une variété de significations et de perspectives en fonction des auteurs et des contextes (comme l’entrepreneuriat tout court, d’ailleurs !), ce qui ne facilite pas une compréhension rapide et surtout consensuelle du concept. Pour illustrer cette diversité et introduire les formes principales que revêt l’entrepreneuriat social, nous proposons le tableau ci-après, largement inspiré et adapté de la typologie de Johanna Mair [14].

11L’entrepreneuriat social n’est pas un phénomène isolé, il est partie intégrante d’un système social qui le génère et le légitime. C’est le contexte local qui façonne les opportunités pour l’entrepreneuriat social et détermine les stratégies et les tactiques utilisées [15]. L’entrepreneuriat social apparaît donc comme un phénomène localisé et dépendant fortement d’un contexte spécifique. Mais les finalités qu’il poursuit et les formes qu’il prend le distinguent nettement d’autres formes d’entrepreneuriat. En particulier, se posent, d’une manière spécifique, des questions telles que : comment évaluer la performance pour les différents types d’entrepreneuriat social ou comment concilier, à un moment donné, opportunité sociale et logique économique ? L’objectif de cet article n’ étant pas d’apporter toutes les réponses à l’ensemble des questions, nous allons, dans ce qui suit, plus modestement, revenir sur chacune des formes d’entrepreneuriat social que nous avons retenues.

L’entrepreneuriat communautaire

12Nous avons tendance à situer assez spontanément cette forme d’entrepreneuriat dans des pays en voie de développement et dans des cultures (africaine, maghrébine notamment) où la dimension communautaire est prégnante. C’est vraisemblablement beaucoup plus dans des systèmes économiques informels que cette forme d’entrepreneuriat se développe, comme l’exemple que nous donnons dans le tableau semble l’indiquer. Mais d’autres types de communautés davantage fondées sur le partage d’expériences et de projets ou l’esprit d’entraide émergent dans les pays développés. C’est le cas, par exemple, de l’association « Haut les filles », créée en 2008 à Avignon, qui « accueille toutes les femmes créatrices ou dirigeantes d’entreprise ou d’association, ayant le désir de mettre en commun leurs expériences, leurs projets, le tout dans un esprit d’entraide et de convivialité professionnelle. L’association marque ainsi sa volonté de réunir tous les profils sans exception » [16]. Il s’agit ici de pallier les insuffisances, voire l’absence d’un véritable accompagnement post-création et de combattre les inégalités de traitement entre hommes et femmes au niveau de la création et de la direction d’entreprises.

Les agents de changement social

13Les exemples d’individus qui ont fait évoluer les perceptions de leurs concitoyens sur des problématiques sociales ne manquent pas. Déjà, dans son livre « Le talent qui dort », Patrick Fauconnier qualifiait d’entrepreneurs Coluche, l’abbé Pierre ou encore Bernard Kouchner [17]. Nous pourrions ajouter aujourd’hui derrière le mot « entrepreneurs », le qualificatif « sociaux ». Ils ont tous été des agents de changement social avec les concepts des « Restaurants du cœur », « Compagnons d’Emmaüs », « Médecins sans frontières » et « Médecins du monde ». Ils ont bousculé nos consciences sur des problèmes liés à la pauvreté, à la faim, au logement, à la maladie et à la souffrance, en insistant souvent sur le fait que nous ne devions pas rester indifférents à des situations et à des êtres humains que nous côtoyions quotidiennement. Aujourd’hui, l’accent est mis aussi sur la gestion des ressources rares et le développement durable, ce qui a provoqué la médiatisation d’autres types d’agents de changement social, dont Nicolas Hulot est un des représentants. Mais tout cela ne doit pas occulter le fait que le territoire d’un changement social n’est pas uniquement la planète, un continent ou un pays. Un changement social peut concerner une ville, un village, un quartier et l’agent principal n’est pas nécessairement un individu médiatisé, connu et reconnu du « grand public ». Cet agent de changement social peut être vous et moi, s’efforçant de sensibiliser autrui sur l’inconséquence et/ou le risque de certains comportements ou absence de comportements [18].

Les formes principales de l’entrepreneuriat social

tableau im1
Type d’entrepreneuriat social Caractéristiques principales Entrepreneuriat communautaire La communauté est l’acteur principal et le bénéficiaire de l’action entrepreneuriale. Par exemple, un village engagé dans des activités de production et de vente de produits locaux (café). Agents de changement social Des individus font évoluer les perceptions de la population concernant des problématiques sociales spécifiques telles que le développement durable ou la gestion des ressources rares. Entrepreneurs institutionnels Individus ou organisations qui modifient l’organisation sociale et le système institutionnel entravant le développement. Création d’entreprises à finalité sociale Création d’activités qui fournissent un produit ou un service générant un bénéfice social ou environnemental, telles que la production et la distribution de bouteilles d’eau biodégradables. Entreprise sociale Formes organisationnelles qui suivent les principes d’organisation et de fonctionnement des coopératives. Innovation sociale Innovation au sens large incluant des processus et des technologies relatifs à des biens sociaux.

Les formes principales de l’entrepreneuriat social

Les entrepreneurs institutionnels

14Ces entrepreneurs sociaux agissent plus sur les règles, les normes et les structures organisationnelles que sur les mentalités. Ils modifient l’ordre institué parce qu’il leur apparaît de nature à entraver le développement. La naissance du micro crédit, avec la création de la Grameen Bank, sous l’impulsion de son fondateur, Mohammad Yunus, relève de l’entrepreneuriat institutionnel. De même que l’arrivée de nouveaux acteurs institutionnels (sociétés de capital risque, réseaux de business angels) pour financer les projets de création / reprise d’entreprises et pour aider les jeunes organisations dans leur développement. Sur un autre registre, l’accompagnement des créateurs d’entreprise, le Réseau Entreprendre, peut être assimilé à un entrepreneur institutionnel dans sa volonté de modifier les modes d’accompagnement [19]. Claude Allègre, quand il était Ministre de l’éducation nationale et de la recherche, nous a semblé vouloir endosser les habits d’un entrepreneur institutionnel lorsqu’il a souhaité profondément transformer le système éducatif en France. Plus près de nous, Daniel Cohn Bendit s’est comporté comme tel, aux élections européennes de 2009, lorsqu’il prend le leadership d’un mouvement politique écologiste en faisant éclater les frontières et les clivages habituels. Mais nous sommes bien évidemment conscients que tous ces exemples sont discutables, tant la notion même d’entrepreneur institutionnel peut être contestée.

La création d’entreprise à finalité sociale

15Les entreprises recherchent généralement la pérennité, la rentabilité et la croissance. Mais certaines peuvent privilégier l’apport d’une plus value sociale, se traduisant par la création d’emplois dans leur territoire et la diffusion d’innovations de nature à entraîner un progrès social. La « finalité » sociale peut recouvrir ainsi une large palette d’activités et de technologies, à tel point que l’on peut légitimement se demander si toutes les entreprises n’intègrent pas, plus ou moins, une finalité sociale. Bien sûr, dans le temps, les objectifs peuvent évoluer au gré des changements de position et de dirigeants, mais l’on perçoit clairement que ce type d’entrepreneuriat social peut relever soit d’une volonté stratégique forte, soit d’une politique de communication qui se nourrit de l’air du temps. L’exemple donné dans le tableau illustre assez bien ce que l’on entend par entreprise à finalité sociale.

Les entreprises sociales

16D’une manière différente des entreprises à finalité sociale, qui adoptent généralement des formes organisationnelles classiques, les entreprises sociales et les projets de création qui les fondent privilégient les principes d’organisation et de fonctionnement des coopératives et des entreprises d’insertion. De ce point de vue, ce type d’entrepreneuriat social offre une plus grande légitimité et apparaît moins contestable. Les femmes et les hommes qui sont à l’origine de ces entreprises présentent toutes les caractéristiques et motivations des entrepreneurs sociaux. L’engagement social de ces derniers est nourri de motivations qui relèvent de la compassion, de l’amour et de la sensibilité à la souffrance d’autrui. Les entrepreneurs sociaux expriment des valeurs humanistes et un respect de droits fondamentaux tels que la liberté et la dignité. En définitive, ils agissent pour une société plus juste et plus solidaire. Les exemples d’entreprises sociales ne manquent pas [20]. Nous en proposons deux ici. La société coopérative d’intérêt collectif Websourd, est une jeune entreprise qui a créé environ 20 emplois et diffuse des contenus audiovisuels pour les sourds, s’appuyant sur des partenariats avec des associations de malentendants, des collectivités et des entreprises privées. La Feuille d’Erable, créée en 1983 à Rennes, est une entreprise d’insertion spécialisée dans la récupération, la valorisation et le recyclage des papiers et cartons. Elle participe également à l’éducation, à travers la mise en évidence des enjeux économiques et sociaux, dans le domaine de l’environnement et du développement durable.

Les innovations sociales

17Ce type d’entrepreneuriat social peut concerner les différentes formes que nous venons de présenter. La plupart des entreprises sociales, par exemple, ont été créées à partir d’idées originales et de concepts innovants. Nous proposons ci-après trois illustrations pour étayer ce point. Le Chênelet est un concept de logement social écologique qui promeut un habitat valorisant pour les personnes à bas revenus. Replic est une entreprise « inventant » de nouvelles entreprises d’insertion en Languedoc-Roussillon. Fleurs de Cocagne emploie des femmes en difficulté et propose la production de fleurs de saison issues de l’agriculture biologique. Les innovations sociales peuvent également concerner des entreprises existantes n’affichant pas nécessairement une forte orientation dans ce domaine, même si souvent, ces ‘innovations sociales’ portent sur des objets liés au travail et à l’emploi [21].

Repenser les rôles des acteurs

18L’entrepreneuriat social va de pair avec une économie plus sociale et plus solidaire. Il pourrait privilégier trois types de processus : a) identification d’un équilibre stable mais injuste qui exclut, marginalise ou affaiblit un groupe qui n’a pas les moyens de changer les choses ; b) identification d’une opportunité et développement d’une valeur sociale nouvelle proposée afin de modifier l’équilibre ; c) mise en œuvre d’un nouvel équilibre stable afin d’alléger la souffrance du groupe visé et lui assurer un avenir meilleur ainsi qu’à la société dans son ensemble [22]. Un des mots clés de l’entrepreneurial social semble bien être solidarité, mais la solidarité peut s’envisager à différents niveaux : au sein d’une société tout entière, entre les générations, entre différentes parties prenantes, à l’intérieur d’un groupe.

19Le premier niveau de solidarité, au sein d’une société tout entière, dépend assez largement des États et de leurs politiques. On peut faire l’hypothèse que dans des systèmes économiques et sociaux basés sur la coopération (par exemple, la France), cette question de la solidarité sera davantage au centre des préoccupations publiques que dans des systèmes libéraux (par exemple, les États-Unis). Mais dans tous les cas, ce sont très souvent les agents de changement social et les entrepreneurs institutionnels qui vont, par leurs initiatives et leurs actions, faire bouger les lignes et favoriser la mise en place de nouveaux équilibres. Les Restaurants du Cœur et les Compagnons d’Emmaüs sont des illustrations de tels mouvements. D’une manière générale, les grandes causes humanitaires et les organisations qui en sont devenues les porte-drapeaux, participent de cette forme de solidarité en complément (ou substitution !) des actions gouvernementales.

20Le deuxième niveau de solidarité, entre générations, trouve dans le développement durable et la gestion des ressources rares un gisement d’opportunités de création et développement d’entreprises à finalité sociale. Que les générations actuelles se soucient de la quantité et de la qualité des ressources qu’elles laisseront aux générations futures semble a priori une évidence, mais il faut bien admettre que cela ne va pas de soi. Les comportements des individus et des entreprises sont égocentrés et s’inscrivent de plus en plus dans le court-terme. Là encore, le rôle des agents de changement social est essentiel, mais nous devons aussi nous convaincre que potentiellement chacun d’entre nous peut être un agent de changement social. Point n’est besoin de s’appeler Nicolas Hulot ou Yann Arthus-Bertrand pour sensibiliser autrui sur la beauté et la fragilité de notre planète. La solidarité entre les générations concerne également, dans des sociétés vieillissantes, le problème des retraites et du partage des richesses produites. Ici, c’est davantage l’État qui a pour rôle d’élaborer le cadre d’un nouveau pacte social, mais qui peut nier l’importance des mentalités et des cultures sur un sujet comme celui-ci.

21Le troisième niveau de solidarité, entre groupes ou parties prenantes d’un même objet, peut être illustré, sur un plan général, par les avancées sociales résultant des négociations entre syndicats professionnels et organisations patronales. Dans le domaine de l’entrepreneuriat, nous pouvons dégager deux groupes d’acteurs : ceux qui font (les entrepreneurs) et ceux qui aident à faire (les conseillers, formateurs, accompagnateurs, etc.). Nous savons que l’entrepreneuriat et la création d’entreprises ne sont pas des phénomènes homogènes et qu’en première approche, il nous faut distinguer les entrepreneurs d’opportunité et les entrepreneurs par nécessité. Les premiers agissent en fonction d’opportunités qu’ils ont identifiées et avec des motivations profondes, alors que les seconds créent leur propre emploi pour survivre et se réinsérer dans la société. Généralement, ils le font après des périodes de chômage longues et de nombreuses tentatives infructueuses pour retrouver un emploi salarié. Ces individus qui entreprennent par nécessité sont des entrepreneurs sociaux (ils créent, au moins, leur emploi et ne sont pas à la charge de la société), qui bénéficient des mesures et systèmes d’aide communs ou d’autres plus adaptés à leur situation de demandeurs d’emploi. Ces aides leur permettent de créer leur « entreprise » et sitôt l’enregistrement effectué, alors qu’ils entrent dans la phase post-création, ils découvrent l’autre face de l’accompagnement et l’envers des discours politiques. Rien ou pas grand-chose n’est fait pour les aider au moment où ils en ont généralement le plus besoin, dans la période où il leur faut gagner des clients et générer des revenus. Et alors que la solidarité entre les parties prenantes de la création d’entreprise pourrait constituer un palliatif à l’insuffisante prise en compte de cette problématique de post-création dans les politiques publiques, force est de constater, au dire de ces entrepreneurs eux-mêmes, qu’elle n’est pas au rendez-vous. La plupart des entrepreneurs par nécessité créent des emplois à partir de leurs expériences, de leurs compétences ou de ce qu’il leur est possible de faire pour vivre (ouvrir un commerce, une officine de conseils, un restaurant,…). Autant dire que vous et moi, nous pourrions acheter le service qu’ils proposent. Le problème est que nous le faisons pas ou peu, pas plus que ne le font ceux qui les ont aidés et accompagnés en phase de pré-création. Une femme entrepreneur évoquait ce manque de solidarité entre parties prenantes en ces termes : « J’ai créé, il y a six mois, mon salon de thé et je propose chaque jour pour le déjeuner une formule différente, originale et bien positionnée en termes de rapport qualité / prix. Je vois passer devant mon salon de thé, depuis l’ouverture, le conseiller de la chambre de commerce et d’industrie qui a instruit mon dossier, il ne s’est pas arrêté une seule fois ! » [23]. Certes les conseillers pourraient rétorquer que si l’affaire connaît des difficultés, c’est parce que le produit n’est pas bien positionné, le « business model » a été élaboré trop vite, voire il n’y a pas de place pour cette activité et il vaudrait mieux tout stopper. Mais quand ces entrepreneurs, qui galèrent, évoquent eux-mêmes cette éventualité, ils se reprennent très vite pour dire : « Et alors, si j’arrête, c’est pour faire quoi ! j’ai 55 ans, j’élève seule un enfant… » [24]. Ce niveau de solidarité ne fonctionnant pas vraiment, les entrepreneurs sociaux vont naturellement se replier vers le dernier niveau de solidarité, à l’intérieur d’un groupe.

22Dans la difficulté, voire dans la misère, on n’est bien aidé que par soi-même et les membres de son groupe ou de sa communauté. Certains entrepreneurs sociaux rejoignent donc ou créent, si elles n’existent pas localement, des associations dont le but est de défendre leurs intérêts propres, s’inscrivant de fait dans une logique d’entrepreneuriat communautaire. L’association « Haut les filles », qui conjugue solidarité entre femmes et solidarité entre entrepreneurs naissants, en donne une bonne illustration : « Parce que les femmes le ‘valent bien’ et qu’elles sont encore trop peu nombreuses à créer leur structure (seulement un tiers en région Provence Alpes Côte-d’Azur). Haut les filles vient soutenir celles qui ont franchi l’étape de la création et qui, après avoir été en général accompagnées se retrouvent seules face à une multitude de défis à relever » [25]. Qu’on ne s’y trompe pas, de telles associations ont pour finalité, pas toujours explicite, de susciter des courants d’affaires entre des personnes aux profils et activités variés, qui vivent les mêmes affres de la création d’entreprise.

Conjuguer solidarité et générosité

23Dans cet article, nous défendons l’idée que l’entrepreneuriat social est apparu ou plutôt s’est réaffirmé récemment dans nos sociétés et qu’il recouvre une large palette de situations. Cependant nul ne contestera le fait que la dimension sociale a toujours été présente dans les comportements économiques et entrepreneuriaux. La montée en puissance actuelle de l’entrepreneuriat social relève donc davantage d’une plus forte prise en compte de cette dimension sociale par des acteurs politiques et économiques sensibilisés à et préoccupés par des problèmes sociaux et environnementaux.

24Si entrepreneuriat social rime avec solidarité cette solidarité concerne différents niveaux, lesquels n’impliquent pas les mêmes formes d’entrepreneuriat social. L’entrepreneuriat communautaire est une forme davantage appropriée à la solidarité à l’intérieur d’un groupe. Les agents de changement social et les entrepreneurs institutionnels vont agir essentiellement pour orienter les mentalités et comportements vers une plus grande solidarité entre générations et au sein de la société. La création d’entreprises à finalité sociale et la création d’entreprises sociales contribuent concrètement à renforcer ces types de solidarité. Quant à l’innovation sociale, elle peut affecter tous les types de solidarité que nous venons d’évoquer. Bien évidemment, le rôle de l’État et des institutions est primordial pour donner des cadres, réglementer et orienter les comportements des acteurs privés et publics.

25La solidarité s’exerce de manière graduée. Prendre un peu (ou beaucoup !) de son temps pour conseiller et accompagner des demandeurs d’emploi jusqu’à l’acte de création d’entreprise peut relever d’un comportement solidaire. Mais continuer à s’intéresser à eux dès que les formalités d’enregistrement sont accomplies, leur donner confiance en les considérant comme des fournisseurs crédibles et compétitifs au point de leur passer commande et de consommer leurs services constituent des actes encore plus solidaires. Il nous semble que les milieux de l’accompagnement et du soutien à l’entrepreneuriat gagneraient en légitimité s’ils consentaient à reconsidérer, sous cet angle, les différentes facettes de leurs interventions. Pourquoi acheter une prestation à un fournisseur établi, dès lors qu’un entrepreneur naissant que l’on a accompagné propose la même chose, dans des conditions quasiment similaires ?

26La solidarité est très souvent limitée par des conflits d’intérêts et par le comportement égocentrique des agents et des individus qui privilégient avant tout leurs propres objectifs et utilités. C’est pourquoi, si la recherche de solidarité qui caractérise l’entrepreneuriat social n’est pas complétée par la générosité et une certaine forme de désintéressement, il subsiste un risque que l’entrepreneuriat social ne soit guère plus qu’une façon qu’auraient les individus et les organisations de se donner bonne conscience dans un monde de plus en plus centré sur l’image et le paraître.

Notes

  • [*]
    Cet article a été publié initialement l’Expansion Entrepreneuriat N° 4.
  • [1]
    Cet article n’aurait sans doute jamais été écrit si Geneviève Le Normand ne m’avait pas sensibilisé à la cause des femmes entrepreneurs, à travers son engagement dans l’association “Force femmes”.
  • [2]
    Shane S. et Venkataraman V. (2000) The promise of entrepreneurship as a field of research, Academy of Management Review, 25(1), 217-226.
  • [3]
    Tugrul Atamer et Olivier Torres (2008), Modèles d’entrepreneuriat et mondialisation, in Alain Fayolle (Ed.) L’Art d’entreprendre, Paris : Editions Village Mondial.
  • [4]
    Alvord.S.H., Brown.L.D. et Letts.C.W., (2004), « Social entrepreneurship and societal transformation: An exploratory study », The Journal of Applied Behavioral Science, Vol.40, N°3, pp.260-283; Thompson. J. (2002), « The world of the social entrepreneur », The International Journal of Public Sector Management, Vol.15, N°4-5, pp 412-431.
  • [5]
    Zahra.S.A., Gedajlovic.E., Neubaum.D.O. and Shulman.J.M. (2008), « A typology of social entrepreneurs: motives, search processes, and ethical challenges », Journal of Business Venturing, Décembre 2008, www.sciencedirect.com.
  • [6]
    Ce qui ne remet pas en cause, bien évidemment, son importance économique et sociale.
  • [7]
    Audretsch, D.B. and A.R. Thurik, 2004, A model of the entrepreneurial economy, International Journal of Entrepreneurship Education 2, 143-166.
  • [8]
    Voir par exemple: Audretsch, D.B., 2007, The Entrepreneurial Society, Oxford, UK: Oxford University Press.
  • [9]
    Voir notamment Bruyat (1993) Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation », Thèse pour le Doctorat de Sciences de Gestion, Grenoble.
  • [10]
    Ensemble d’éléments interconnectés comprenant des individus preneurs de risque, des fournisseurs de ressources, des intermédiaires, des besoins et une demande de biens et services, susceptibles d’agir de concert afin de créer un cercle vertueux de création de richesses (source : Lee et Phan, 2008).
  • [11]
    Lee S.H. et Phan P.P. 2008 Initials Thoughts on a Model of Rural Entrepreneurship in Developing Countries Working Paper, World Entrepreneurship Forum 2008, EM Lyon Business School.
  • [12]
    Venkataraman, S. 2004. Regional transformation through technological entrepreneurship. Journal of Business Venturing, 19: 153-160.
  • [13]
    Voir par exemple les articles de Philippe Albert et Didier Chabaud dans le premier numéro de la revue L’Expansion Entrepreneuriat (Janvier 2009).
  • [14]
    Mair J. (2010) Social Entrepreneurship: Taking stock and looking ahead, in Fayolle A. et H. Matlay (Eds.) Handbook of Research in Social Entrepreneurship, Cheltenham (UK): Edward Elgar.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Extrait du site Internet : http://www.hautlesfilles.org.
  • [17]
    Fauconnier P. (1996) Le talent qui dort, Paris, Editions du Seuil.
  • [18]
    Déchetteries sauvages, tri partiel des déchets, pollution des plages et des aires touristiques, etc.
  • [19]
    Voir l’interview de Patrick Dargent, président de ce réseau, dans le numéro 2 de la revue L’Expansion Entrepreneuriat (mai 2009).
  • [20]
    Se reporter, entre autres, à la base de données gérée par AVISE : http://www.avise.org.
  • [21]
    Une rapide recherche sur Internet montre que les innovations sociales sont assez systématiquement situées dans le champ de l’économie sociale et solidaire et concernent des entreprises d’insertion, des coopératives, en bref des entreprises sociales telles que nous les avons présentées précédemment.
  • [22]
    Martin.R.J. et Osberg.S. (2007) « Social Entrepreneurship: The Case for a Definition », Stanford Social Innovation Review, pp. 29–39.
  • [23]
    Extrait d’un entretien avec cette personne réalisé durant le mois de mai 2009.
  • [24]
    Réflexion qui nous a été donnée, dans un entretien en juillet 2009, par une autre femme entrepreneure, qui a créé une acticité de décoration et de tapisserie / restauration de sièges.
  • [25]
    Extrait du site Internet : www.hautlesfilles.org.
Alain Fayolle [1]
Alain Fayolle est professeur à EM Lyon Business School et directeur du centre de recherche en entrepreneuriat de cette institution. Il est co-fondateur de la revue Entreprendre & Innover et membre fondateur de l’Académie de l’Entrepreneuriat et de l’Innovation.
  • [1]
    Cet article n’aurait sans doute jamais été écrit si Geneviève Le Normand ne m’avait pas sensibilisé à la cause des femmes entrepreneurs, à travers son engagement dans l’association “Force femmes”.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/10/2016
https://doi.org/10.3917/entin.027.0040
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