En bref
- L’exploration et l’évaluation des opportunités de marché est une étape cruciale pour tout créateur d’entreprise. Mais la méthodologie qui outille cette étape découle des pratiques des grandes entreprises installées sur des marchés matures.
- Cette approche traditionnelle du marketing est peu adaptée à un contexte inédit, quand le marché visé émerge à peine. Pour ne prendre qu’un exemple, on ne peut pas « segmenter » quelque chose qui n’existe pas.
- L’entrepreneur à l’affût d’opportunités de marché se situe dans une perspective de changement. Il n’exploite pas une opportunité dans une situation stabilisée, mais en crée de nouvelles, selon une démarche interactive et inductive, de nature effectuale.
1On reconnaît un entrepreneur (ou un intrapreneur), d’abord à son intime conviction que son idée, son invention, va rencontrer une demande et peut conduire à un succès. Ensuite à l’énergie qu’il met en œuvre pour faire aboutir son projet et faire apparaître une nouvelle catégorie économique : un nouveau bien, un nouveau service, un nouveau segment de marché, une nouvelle activité ou une nouvelle entreprise. Mais son projet ne commence à prendre sens que lorsque des clients potentiels reconnaissent la valeur d’une offre qui en sera issue. On dit alors qu’il a identifié une opportunité. D’où, dans les situations où l’offre est innovante c’est-à-dire jusqu’ici inouïe dans le marché, l’incontournable étape qui consiste à multiplier les contacts avec des clients alors que l’offre n’est pas finalisée et que la demande n’est pas constituée.
2Comment explorer des opportunités lorsque l’information est incomplète et la situation incertaine, c’est-à-dire alors que le marché n’existe pas ? Quels sont les principes fondamentaux d’une approche interactive de la valeur ? Que doivent désapprendre les « spécialistes » du marketing lorsqu’ils sont confrontés à un projet qui ne vise pas simplement un progrès incrémental ? Pourquoi le marketing traditionnel est-il un obstacle à l’exploration entrepreneuriale de situations innovantes ? Nous allons répondre à ces questions en examinant deux temps forts d’une démarche entrepreneuriale : la mise au jour d’opportunités et la construction d’un marché.
Une approche interactive de la valeur
3Depuis au moins soixante ans, les manuels rabâchent que le marketing est l’art, voire la science, de satisfaire les besoins du client. « Mettez au jour un besoin non satisfait et votre fortune est faite ! ». Un entrepreneur devrait donc s’efforcer d’interroger un client potentiel « représentatif » d’une population suffisante (un segment de marché) pour faire la liste de ses besoins dans l’espoir de trouver un état de « manque » et s’empresser de le combler. Cette vision simpliste du rôle respectif de l’offre et de la demande accorde un rôle prééminent au fournisseur et ignore les processus interactifs de formation de la valeur. Or, l’expression identification d’une opportunité confond deux processus bien différents.
Identifier une opportunité : repérage ou création ?
4L’identification d’une opportunité – traduction littérale de opportunity identification – pose un problème de définition. Il faut, en effet, distinguer au moins deux acceptions du processus d’identification : le repérage et la création. On parlera de repérage lorsque l’offre et la demande existent de manière suffisamment évidente. L’opportunité de la rencontre entre une offre et une demande peut donc être repérée. Les exemples ne manquent pas : adjonction d’une variété supplémentaire dans une gamme de produit existante, nouvelle implantation d’une salle de cinéma multiplexe, création d’un nouveau point de vente à l’enseigne d’une chaîne de détaillants, etc. En revanche, on parlera de création lorsque ni l’offre ni la demande n’existent de manière évidente, les deux termes doivent alors être construits. Dans cette situation d’incertitude [1], une opportunité ne préexiste pas et, à proprement parler, elle ne peut être ni repérée, ni découverte. Elle doit être créée, ce qui suppose la mobilisation de multiples acteurs au sein du marché.
5Le repérage procède plutôt par déduction, à partir de l’analyse du contexte de la situation, afin de déterminer les bons moyens pour atteindre des fins clairement définies (une part de marché, un niveau de prix ou de marge, une position concurrentielle…). Tandis que la création procède plutôt par induction, à partir de situations concrètes analysées finement et interprétées de manière créative : imaginer d’autres moyens pour atteindre une fin, imaginer d’autres fins à partir de moyens mobilisables, imaginer des solutions totalement nouvelles qui font émerger, en même temps, les moyens et les fins [2]. Il demeure que, dans les deux processus, il s’agit de mettre au jour une valeur pour le client.
Qu’est-ce que la valeur ?
6Du point de vue du fournisseur, pour expliquer pourquoi une offre (bien et/ou service) est préférée par un client, l’hypothèse traditionnelle est la suivante : le déterminant central est sa valeur perçue. Celle-ci résulte de l’évaluation globale par le client de cette offre fondée sur la perception de ce qui est reçu (ses avantages, les satisfactions que le client espère retirer de sa consommation ou de son usage, l’anticipation des résultats attendus), et de ce qui est donné (ses coûts, les sacrifices que suscite son acquisition, les inputs qui sont nécessaires). Ce ratio avantage/coûts détermine la valeur d’une offre. Cette dernière s’accroît en fonction des avantages (ses outputs) et décroît en fonction des coûts (ses inputs). L’acheteur est considéré comme rationnel lorsqu’il est capable de faire un tel calcul et cette hypothèse est valide pour tous les échanges, qu’ils se déroulent entre les entreprises et les consommateurs (Business to Consumer), entre les entreprises (Business to Business) ou entre les consommateurs (Consumer to Consumer). On reconnaît là ce que les économistes appellent la valeur d’échange.
7Redisons-le, une telle hypothèse présuppose que le client est rationnel, c’est-à-dire qu’il est :
- capable de percevoir, explicitement ou implicitement, les avantages et les coûts de ce qui lui est proposé afin de faire des comparaisons ;
- capable de prendre en considération les conséquences de son choix. Les avantages perçus (et les coûts) résultent en effet de l’anticipation de ces conséquences. Ce qui importe ce ne sont pas les caractéristiques intrinsèques des offres mais leurs conséquences pour le client (non la présence de fluor dans un dentifrice, mais le fait que le fluor peut diminuer les caries dentaires ; non la présence permanente de pièces détachées en stock, mais le fait que le client pourra se dépanner à coup sûr).
8Ce qui sous-tend les avantages perçus d’une offre, c’est sa capacité à satisfaire un besoin quelconque : résoudre un problème, simplifier une tâche, diminuer un risque perçu, affirmer une identité ou une distinction, vivre une expérience gratifiante, exprimer une adhésion à des valeurs collectives, etc. On reconnaît là ce qu’en marketing on appelle ses bénéfices ou ses avantages recherchés, et ce que les économistes appellent son utilité ou sa valeur d’usage.
9La valeur d’échange et la valeur d’usage d’une offre sont donc liées. Mais, s’il est facile d’observer la valeur d’échange d’une offre au travers du prix qui la mesure, sa valeur d’usage ne peut s’observer qu’après utilisation ou consommation. Du point de vue du client, la valeur d’échange d’une offre résulte en large partie de l’anticipation de sa valeur d’usage. Et il en va de même pour le fournisseur. Des ventes à court terme peuvent lui donner l’illusion que la valeur d’échange de son offre est très grande mais masquer temporairement la faiblesse de sa valeur d’usage. Or, la probabilité de voir revenir un client insatisfait d’une valeur d’usage est des plus faibles. Par conséquent, le fournisseur doit aussi porter toute son attention sur la valeur d’usage de son offre s’il souhaite que son activité soit pérenne. Résumons : ne sont durablement des « objets » d’échange que des biens, des services ou des informations dont la consommation ou l’utilisation sont valorisées par le client.
Qui crée la valeur ?
10Ce que Renault ou Peugeot payent à Michelin ce sont certes ses pneumatiques, mais ce que ces constructeurs achètent c’est la possibilité de créer de la valeur sous la forme de véhicules. Ce que les clients payent à Air Liquide ce sont certes ses gaz rares, mais ce qu’ils achètent c’est la possibilité de créer de la valeur en traitant les maladies respiratoires, en allongeant la durée de conservation des produits alimentaires ou en améliorant la production de composants électroniques. De même, les clients payent à Intel ses microprocesseurs pour avoir la possibilité de créer de la valeur sous la forme d’un ordinateur. Les clients de ces entreprises utilisent ces inputs dans leur propre chaîne de valeur.
11Ce qui est vrai en B to B l’est aussi en B to C. Pour faire un repas, il faut disposer de multiples ressources : ingrédients, ustensiles culinaires et savoir-faire. Pour circuler sur une autoroute, il faut disposer d’un véhicule automobile, savoir conduire et avoir son permis. Pour retirer de l’argent à un distributeur automatique, il faut une carte de crédit et connaître la procédure. Dans toute situation, le client utilise des ressources proposées par d’autres acteurs et les combine avec ses propres ressources pour créer de la valeur et réaliser ses programmes d’action et ses projets [3].
12Plus généralement, un ensemble de fournisseurs proposent du café, du lait, du sucre, du pain, du beurre, des tasses, des cuillers, un grille-pain, etc., mais c’est le père ou la mère de famille qui produit cette valeur qu’on appelle un petit-déjeuner. Un ensemble de producteurs fournissent régulièrement et ponctuellement de la farine, mais ce sont les boulangers qui produisent de la valeur sous la forme d’une baguette de pain. Les céréaliers fournissent du blé, mais ce sont les minotiers qui le transforment en farine, etc. La valeur résulte de la combinaison de ressources par le client, des ressources qu’il détient et d’autres qu’il obtient par l’échange. La valeur émerge lors de l’usage de biens, de services et d’information à chaque étape de cette chaîne de valeur. L’articulation de chaînes de valeur successives permet l’apparition de ce processus qu’on appelle la consommation finale.
13Les échanges ne sont pas des transferts de valeur, car la valeur ne réside ni dans les objets (pneumatiques, gaz rares, microprocesseurs, ingrédients, ustensiles culinaires…), ni chez les personnes. Elle provient de la relation interactive entre les uns et les autres. Les objets, au sens le plus large du terme sont autant de moyens qui vont permettre au client, à l’utilisateur, au consommateur d’accomplir ses programmes d’action et de réaliser ses projets. Ces objets participent, rendent possibles, suggèrent, permettent, facilitent, autorisent…, la production de valeurs par le client.
14La perception de la valeur de ces objets par le client résulte donc de sa propre interprétation et pas seulement de la signification prévue par les professionnels du marché. Toute offre (bien, service, information) n’est pas dénuée de significations, mais l’interprétation qui en est faite suppose beaucoup plus que le simple usage du sens que son fournisseur lui a assigné. Une innovation résulte même souvent d’une nouvelle interprétation d’une ressource existante permettant une nouvelle combinaison. C’est à un tel processus que l’on doit la création, plus ou moins accidentelle, du Post it® ou du Viagra® [4].
15Plus généralement, de nombreuses études montrent combien les nouvelles technologies se présentent comme un ensemble de potentialités et non comme des applications prêtes à l’emploi. L’avion, le transistor, l’ordinateur ou le laser ont exigé beaucoup de temps, de travail, d’ingéniosité, d’investissements et d’apprentissage avant d’être à la source d’innovations radicales. Il s’ensuit qu’il convient de multiplier les occasions permettant d’explorer de nouvelles combinaisons. C’est là l’un des rôles des échanges marchands : favoriser la dissémination de ressources vers de nouvelles combinaisons. Quel est, alors, le rôle du fournisseur ?
Le rôle du fournisseur : proposer et co-créer
16Le travail des professionnels de l’offre consiste donc à proposer au client la possibilité de créer de la valeur. Le client est un créateur de valeur et le premier rôle du fournisseur est de développer des propositions d’offres (bien, service, information), dotées de valeur, c’est-à-dire qui permettent de faciliter la création de la valeur par le client. Toutefois, le fournisseur peut aussi interagir avec le client, notamment pour l’aider à acquérir les compétences nécessaires afin de faire le meilleur usage de ses offres. Il dispose alors d’opportunités pour influencer les processus de création de valeur du client, lequel réciproquement peut influencer le fournisseur. C’est alors qu’on peut parler de co-création de la valeur.
17Dans la mesure où les clients sont de plus en plus compétents et équipés (via les technologies d’information et de communication), ils peuvent influencer les fournisseurs. Pour les fournisseurs, l’enjeu consiste alors à engager un dialogue fructueux avec le client, à développer des opportunités avec l’utilisateur, à créer des expériences de consommation avec les consommateurs. Dialoguer signifie interagir avec, pas seulement agir pour. De plus, se posera la question de partager la valeur créée avec le client. Car le client peut certes apparaître comme une cible passive, mais de plus en plus il apparaît aussi comme un collaborateur, un co-dévelopeur, voire un concurrent [5].
18Au total, donc, la contribution d’un fournisseur peut consister à :
- proposer des solutions standardisées et clé en main permettant au client de créer de la valeur via une interaction avec cette offre ;
- développer des offres spécifiques en interaction avec le client en lui proposant plus qu’une offre standardisée : de la formation, de la maintenance, de la gestion à distance, etc., voire s’installer chez le client pour interagir continuellement avec lui.
19Apparaissent alors des processus d’interaction étendue qui permettent au fournisseur, comme au client, d’influencer les processus de l’autre partie. Une interaction est une action réciproque entre deux acteurs (ou plus), qui leur permet de s’influencer réciproquement. Et le développement des technologies d’information et de communication multiplient les possibilités d’interaction en B to B, en B to C, aussi bien qu’en C to C.
20La définition du marketing proposée par l’AMA en 2007 [6] écarte, avec raison, l’idée que la valeur est créée par le seul fournisseur. Ceux qui font marcher les marchés ne sont pas ceux qui identifient, créent, communiquent et distribuent de la valeur. Pourquoi cela ? Parce que ni les consommateurs ni les clients ne sont de simples réceptacles de la valeur préparée à leur intention. En B to C le consommateur n’est jamais passif : il agit, réagit, et surtout interagit pour construire et expliciter ses préférences et produire lui-même ses satisfactions au moyen de biens, de services et d’informations proposés par d’autres. En B to B, la dimension interactive de nombreux échanges et la production conjointe des acteurs sont désormais des lieux communs [7]. Dans toutes les situations, la valeur est réalisée et actualisée par le client lorsqu’il fait usage des biens et des services proposés par les professionnels de l’offre
La place des besoins
21Il n’est pas faux de dire que le but du marketing est de « satisfaire les besoins du client » ou de « fournir une solution au problème du client », mais c’est là le résultat des ambitions du fournisseur, non une méthode pour réaliser cette opération.
22L’orientation client souligne que les activités de toute l’entreprise, et de toute organisation, doivent être orientées vers/par le client parce que c’est ce qui lui donne sa raison d’être. Toutefois, observons que cette affirmation implique deux idées. D’abord, les profits, la rentabilité, la survie, d’une organisation sont subordonnés à la satisfaction du client. Ensuite, une démarche méthodique qui part des besoins pour déduire une offre, permet d’accroître la probabilité du succès de l’entreprise.
23Si la première idée est acceptable et quasi évidente (« La consommation est l’unique fin et l’unique but de toute production » comme l’énonce Adam Smith depuis 1776), la seconde est discutable et simpliste [8] car les fournisseurs ne sont pas des créateurs solitaires de valeur. Ce qu’ils produisent c’est une valeur virtuelle qui sera actualisée par le client. Tout ce qu’ils peuvent faire c’est s’efforcer de comprendre comment le client opère pour donner de la valeur à ses propres programmes d’action, et en tirer des conséquences pour anticiper cette valorisation et y contribuer. C’est déjà beaucoup.
24Une interrogation du type « Quels sont les demandes, les besoins ou les attentes des clients potentiels ? » ne peut fournir que des réponses assez banales qui conduisent à des innovations incrémentales (c’est-à-dire qui s’inscrivent dans des catégories évidentes pour chacun) [9]. Elle présuppose que les clients savent énoncer ce qu’ils veulent et, surtout, ce qu’ils voudront. Les clients savent peut-être ce que sont leurs besoins, mais ils les définissent en utilisant les catégories sémantiques existantes et, de plus, ils préfèrent ce qui leur est familier. En se limitant à ce genre de question, des objets tels que l’ordinateur, le baladeur ou le four à micro-onde (de même que toutes les innovations dites de rupture) n’auraient jamais vu le jour. Se fonder sur cette approche, c’est croire que les gens de 1850 auraient quelque chose de pertinent à dire sur les voyages en avion…
25Le marketer et le client ne savent que constater et décrire les besoins qui se manifestent en regard d’une offre. Ils savent rattacher une offre à un bouquet de motivations générales : le TGV est mis en relation avec la rapidité, le confort, l’économie, la ponctualité…, mais c’est l’existence du TGV qui donne sens à cet ensemble de motivations. On peut affirmer qu’il existe un besoin de TGV, d’ordinateur, de télévision, d’électricité…, mais encore faut-il que ces “objets” aient été inventés. On peut affirmer qu’il existe un besoin de confort, d’information, de liberté, de réalisation de soi…, mais ces besoins peuvent conduire à de multiples objets. Autrement dit, la notion de besoin est tellement approximative et malléable qu’elle devient inopérante. Les clients créent de la valeur dans et par leurs pratiques. C’est pourquoi l’observation de leurs pratiques quotidiennes constitue un bon point de départ pour développer une offre.
26Une interrogation plus fructueuse est donc la suivante : « Quels sont les buts, les objectifs, les programmes d’action, les projets, des clients potentiels et comment peut-on y contribuer ? ». C’est le client qui crée de la valeur et le rôle du fournisseur consiste à faciliter cette création en fournissant des biens, des services et des informations qui sont autant d’inputs dans la chaîne de valeur du client.
Proposition de valeur et positionnement
27La valeur pour le client résulte de la formule fondamentale : Valeur = Bénéfices/ Coûts. Dans une situation concurrentielle, cette valeur est perçue, relative et sans cesse remise en cause par la concurrence. Si la valeur relative d’une offre (c’est-à-dire ses bénéfices relatifs, minorés de ses coûts relatifs, vis-à-vis de la concurrence) est positive, elle sera préférée à celles de la concurrence. Du point de vue du fournisseur, il est donc fondamental de repérer la différence entre les caractéristiques de son offre (ce que produit son entreprise) et ses bénéfices (ce que ses clients achètent, c’est-à-dire la valeur d’usage qu’ils anticipent). Cette distinction, parfois difficile à articuler, est le fondement même d’une « proposition de valeur » : un énoncé clair et précis de la cible visée (clients potentiels, segments), et du bénéfice de cette offre qui donnera à la cible une raison de la préférer relativement à la concurrence. C’est aussi ce qu’on appelle l’énoncé du positionnement de cette offre. Énoncer un positionnement (ou une proposition de valeur), consiste à établir une relation entre les caractéristiques de l’offre et ses bénéfices. En d’autres mots, cela consiste à faire une traduction en répondant à trois questions : qu’est ce que l’offre ? (une catégorie) ; pour qui ? (une cible) ; pourquoi sera-t-elle préférée à la concurrence ? (une différence fondée sur un bénéfice).
28Exemple : « Pour les enfants, Fluoplus est le dentifrice qui prévient la formation des caries grâce à sa formule riche en fluor ». Les questions qui se trouvent ainsi clairement posées sont alors : quelle est la taille de la cible concernée par cette proposition et quelle est la capacité de cette proposition à susciter une préférence et un achat.
Élargir la vision du marché
29Jusqu’ici, nous avons considéré l’entrepreneur comme s’efforçant de définir une offre dotée de valeur. La question est maintenant de s’assurer que cette valeur sera actualisée par un nombre suffisant de clients. La conviction de l’entrepreneur repose sur une première intuition. En observant ses propres expériences, il imagine que telle idée (proposition, concept, solution…) peut intéresser autrui. Peut-on y voir l’indice précurseur d’un comportement plus large ? Comment s’assurer que des clients vont manifester un intérêt pour cette idée et que leur nombre sera suffisant.
Les limites de la démarche traditionnelle
30Comme chacun sait, pas de client, pas d’entreprise ! D’où la nécessité de « l’orientation client » ou de « l’orientation marché », des expressions si floues et malléables qu’on peut leur attribuer de multiples contenus : être proche du client, être conduit par le client, éduquer le client, suivre le marché, façonner le marché, etc. La question rituelle adressée à l’entrepreneur par certains « spécialistes » du marketing « avez-vous fait une étude du marché ? » masque de nombreux enjeux. S’agit-il, comme le propose le marketing traditionnel, de prendre comme point de départ la demande, les besoins, les attentes des clients pour en déduire une offre ? Ainsi considérée l’orientation client fait désormais presque partie du sens commun.
31Le marketing traditionnel dispose de multiples outils pour analyser la demande et la concurrence, segmenter un marché, tester un produit, choisir une cible et faire valoir un positionnement. Les praticiens auront reconnu la séquence fondamentale SCP, pour Segmentation, Ciblage, Positionnement. Un triptyque qui, semble-t-il, constitue le guide incontournable de toute démarche marketing. Le problème c’est que cette démarche présuppose l’existence du marché et des clients. En revanche, s’il s’agit de balayer de manière transversale un large éventail de clients potentiels plus ou moins bien repérés et situés dans des marchés potentiels plus ou moins déconnectés entre eux, cette démarche est peu adaptée. Les bons esprits diront qu’il suffit de balayer systématiquement l’ensemble des possibles. La difficulté c’est que l’entrepreneur doit se fixer des priorités et allouer au mieux des ressources (temps, argent) toujours trop rares.
32Pour étudier systématiquement un marché, la démarche usuelle, issue de la psychologie sociale, consiste à procéder en deux étapes : d’abord une phase « qualitative » puis une phase « quantitative ». La phase qualitative est aussi appelée « compréhensive ». Après une étude documentaire, il s’agit de décrire le comportement des personnes concernées (clients, prescripteurs, décideurs…), de formuler ou d’affiner des hypothèses sur leur comportement (d’achat, de consommation, d’utilisation, de prescription, de décision…) et, éventuellement, d’esquisser une typologie des individus ou des situations. À l’issue de cette étape on pourra suggérer des réponses provisoires à des questions du type : combien de clients potentiels, quels sont leurs motifs d’achat, combien seraient-ils prêts à payer, qui les influence ? De plus, on pourra proposer une procédure “quantitative” pour valider ces hypothèses. La seconde étape est une phase extensive de validation qui reposera sur un questionnaire standardisé et des questions fermées, ou pré-codées, adressées à un échantillon plus ou moins représentatif de la population étudiée. On cherche alors à :
- valider les hypothèses élaborées dans la phase précédente ;
- estimer l’importance relative dans la population étudiée des divers schémas de comportement repérés dans la phase qualitative ;
- convaincre le commanditaire de l’étude (et ses partenaires) que la démarche est sérieuse puisque les données recueillies font l’objet d’un traitement statistique.
33Mais au total, c’est la phase compréhensive qui est décisive. Or, c’est précisément ce travail de type exploratoire que doit effectuer avec soin l’entrepreneur qui entend faire face à l’incertitude.
La démarche de l’entrepreneur
34L’entrepreneur considère rarement un marché dans son ensemble pour la simple raison que celui-ci n’existe pas… encore [10]. En revanche il s’efforce de dégager, au fur et à mesure de ses contacts avec des clients éventuels, des conclusions provisoires, non quantifiées, sous la forme d’un modèle explicatif général du, des, comportement(s) étudiés, décomposable le plus souvent en divers types.
35L’un des objectifs de cette étape exploratoire est de passer en revue les comportements observables, quelle que soit leur fréquence. L’entrepreneur va donc privilégier la diversité plutôt que la représentativité afin de ne pas occulter les comportements les plus rares. Il fera varier les techniques de recueil de l’information : des entretiens aussi non-directifs que possible pour les premières observations, puis des entretiens plus structurés afin de conforter ses premières intuitions. C’est donc au fur et à mesure de l’avancement de la collecte des informations, que s’effectue le choix des personnes à interroger et des thèmes à explorer. Bref, le choix des informateurs se fait en fonction des informations recueillies, de manière à obtenir une grande diversité de situations.
36À partir d’une première relation avec un client possible, puis un autre, puis un autre…, l’entrepreneur repère le type de position qu’il pourrait adopter vis-à-vis d’eux. Ce qui constitue l’esquisse d’une position voulue. De proche en proche, au sein du réseau de relations qu’il constitue progressivement et dans lequel il foisonne, il explore de plus en plus de relations possibles et de positions tenables.
37Le critère d’arrêt (en dehors des considérations de coûts et de délais) obéit à une règle de saturation : lorsque les analyses n’apportent plus d’informations nouvelles pertinentes, et lorsqu’il n’existe plus de zones obscures dans la compréhension des comportements individuels. On peut alors passer à la synthèse des matériaux recueillis. Et, comme il est extrêmement rare de mettre au jour un comportement uniforme, cette synthèse conduit à élaborer un modèle général intégrant plusieurs schémas individuels distincts, c’est-à-dire une typologie.
38Pour valider une typologie, la méthode recommandée par les spécialistes des études en marketing consiste à s’engager dans une phase quantitative qui présuppose une large collecte de données ce qui exige du temps, de l’argent et, surtout, une définition a priori de la population à étudier. Or, c’est précisément ce que l’entrepreneur ne connaît pas. En pratique, il est beaucoup plus pertinent de poursuivre, en l’approfondissant, la démarche exploratoire propre à la phase compréhensive.
Le rôle des typologies inductives
39Certes, l’entrepreneur ne dispose pas d’un très grand nombre de situations pour observer les positions qu’il pourrait occuper et choisir la plus favorable. En revanche, s’il a su observer et écouter, il dispose d’informations riches et structurées concernant un petit nombre de relations possibles. Il peut alors utiliser une méthode, certes beaucoup plus fruste que l’analyse statistique des données, mais plus répandue qu’on ne le croit. Il va procéder de manière inductive en regroupant ces situations autour d’un petit nombre d’entre elles, choisis comme noyaux d’une typologie.
40Concrètement, l’entrepreneur va condenser les informations relatives à chaque situation sur une fiche. Une situation c’est une interaction avec un client éventuel qui permet de repérer son identité, son organisation, ses réactions, son intérêt, ses critiques, ses attentes vis-à-vis du projet de l’entrepreneur et des propositions d’offres qu’il peut formuler. À quelles conditions (prix, délais, information) le client potentiel pourrait-il devenir un client actuel. Autrement dit, chaque entretien vise à repérer comment le client éventuel valorise (donne de la valeur à) ce qui lui est proposé. Car la valeur d’usage ne peut être révélée que par le client. C’est lui qui sait, explicitement ou tacitement, évaluer ce que vaut, à ses yeux et en regard de ses programmes d’action et de ses projets, une proposition d’offre qui se présente comme une nouvelle ressource possible. C’est lui qui sait comment et pourquoi cette nouvelle ressource pourrait modifier sa chaîne de valeur. Tout le travail d’exploration consiste à mettre au jour et à codifier ces modes de valorisation et à élargir le plus possible la diversité des interactions, quitte à modifier radicalement sa proposition d’offre. Redisons-le, dans la démarche traditionnelle les offres et les segments de marché sont donnés, alors qu’ici il s’agit de les construire.
41Chaque interaction constitue donc un cas spécifique, mais certains cas se ressemblent tandis que d’autres sont très différents. Pour ordonner ces informations, une démarche inductive consiste à répartir l’ensemble des fiches dans des tas (d’où l’appellation courante de « méthode des tas ») en les agrégeant à des cas-noyaux. Une typologie inductive sera valide lorsque :
- on aura créé un nouveau tas lorsqu’une fiche contient des informations qui ne ressemblent à aucune de celles déjà réunies en tas ;
- on aura divisé un tas lorsqu’une fiche nouvelle obligera à restructurer la classification en cours autour d’un critère qui s’avère discriminant ;
- on aura fusionné des tas préalablement constitués lorsqu’un critère préalablement jugé pertinent se sera avéré peu pertinent au vu de nouvelles fiches.
42La typologie sera stabilisée (provisoirement) lorsque chaque fiche se trouvera dans un tas et un seul et que toutes les fiches seront classées ; lorsqu’on disposera d’un nombre de tas réduit mais suffisant (souvent de 3 à 8) ; avec un nombre minimum (et maximum) de fiches dans chaque tas.
43C’est un classement qui, procédant par essais et erreurs, permet de répartir un matériau hétérogène en un petit nombre de sous-ensembles homogènes et distincts. C’est une démarche inductive qui ne présuppose aucune catégorie a priori mais repose sur l’inter-définition des tas. Il devient alors possible de donner un nom à chacun des tas, c’est-à-dire à reconnaître une identité à chaque type de clients. Cette typologie conduit à reconnaître un ou des ensembles plus vastes, souvent sectoriels, qui sera(ont) défini(s) comme le(les) marché(s).
Exploitation, exploration
44Le marketing peut prendre de multiples formes, mais ce qui occupe principalement les pages des manuels pédagogiques traditionnels c’est la facette du marketing tournée vers l’exploitation. Celle qui est suggérée par les termes : « raffinement, choix, production, efficience, sélection, mise en œuvre, exécution » [11]. En dépit de sa prétention à l’universalisme, cette version du marketing propose peu de choses pour encourager la facette créative du marketing entrepreneurial tourné vers l’exploration et suggérée par les termes « recherche, variations, prise de risque, expérimentation, jeu, flexibilité, découverte, innovation » [12]. Ceci n’est pas étonnant car la plupart des cadres conceptuels du marketing traditionnel résultent de la codification des pratiques des grandes entreprises ou des entreprises bien installées sur des marchés bien définis ou matures.
45En fait toute innovation réussie repose sur la mise en œuvre de processus d’exploration et d’exploitation. Des processus dont la complémentarité semble essentielle pour le développement de produits réellement nouveaux permettant d’assurer la performance à long terme de l’entreprise. Des processus qui demeurent cependant conflictuels. Sarasvathy [13] et Read soulignent que la démarche qui repose sur la séquence SCP n’est que l’une des logiques possibles. Une remarque qui surprendra peut-être les tenants du marketing à la Kotler [14] (2009) qui considèrent généralement que leur démarche est incontournable, voire universelle.
46Elle est moins surprenante si on accepte l’idée que, au sens propre, la segmentation, préalable indispensable à la séquence SCP, présuppose l’existence d’un marché bien formé et repérable que l’on peut précisément segmenter. Il s’ensuit que l’entrepreneur ne doit pas nécessairement en passer par la séquence SCP, quitte à y revenir plus tard. Il a même souvent de bonnes raisons de procéder autrement. Les spécialistes du marketing traditionnel doivent donc considérer la séquence SCP comme une démarche possible et non comme « La » démarche : ils doivent désapprendre le réflexe qui consiste à l’imposer partout et toujours.
47En revanche, ils devraient proposer une articulation de ces démarches qui, en pratique, sont complémentaires. Dans un processus d’exploration une démarche inductive permet de passer du (des) clients(s) singulier(s) à une définition du (des) marchés. Dès lors qu’on considère cette définition suffisamment stabilisée, il est possible d’engager un processus systématique d’exploitation de chacun des segments cibles. Il est alors probable que le profil du responsable de chaque processus ne sera pas identique.
Une discipline de l’action et du changement
48En résumé, une approche interactive du marketing repose sur les principes suivants :
49L’objet du marketing management est le pilotage de l’échange marchand en situation concurrentielle. Pour l’emporter sur la concurrence, le fournisseur doit considérer l’échange comme polarisé par le client (c’est ce que traditionnellement on appelle l’orientation client).
50La valeur d’échange d’une offre résulte en large partie de sa valeur d’usage pour le client.
51Le client n’est pas principalement intéressé par des biens, des services ou des informations, mais par ce qu’il peut en faire pour créer de la valeur afin de réaliser ses programmes d’action et ses projets.
52Le fournisseur doit développer un savoir qui va au-delà des besoins mis en évidence par les études traditionnelles. La valeur se réalise dans les pratiques quotidiennes des clients, ce sont donc ces pratiques qu’il convient d’observer finement en procédant par essais et erreurs pour mettre au jour une/des opportunité(s).
53Le fournisseur doit développer des propositions d’offres (biens, services, informations) dotées de valeur aux yeux du client afin de faciliter son processus de création de valeur. L’offre est une ressource pour le client, un input de sa chaîne de valeur.
54Il peut aussi, au travers d’une interaction directe, s’insérer dans le processus de création de valeur du client et l’influencer. Le fournisseur peut alors être co-créateur et co-réalisateur de la valeur. Cependant, contrairement à la perspective traditionnelle du marketing management, ce n’est pas le client qui devient co-créateur. C’est le fournisseur qui peut devenir co-créateur, s’il veut et s’il sait saisir cette opportunité.
55L’exploration et l’exploitation d’un marché sont deux processus complémentaires. Dès lors qu’un marché, ou un segment de marché, est clairement identifié et défini, son exploitation visera à développer la part de marché pour permettre la croissance de l’entreprise.
56La plupart des définitions du marketing ont un point commun. Elles prennent soin de définir le marketing comme une activité et des processus, non comme une entité stabilisée. La forme progressive, particulière à l’anglais, renvoie en effet à des événements « en train de » se faire, et non à un état des choses, déjà faites. Ainsi, par « nomination », le marketing est une discipline qui privilégie la continuation de l’action, non les états stables.
57Et avec raison, car une segmentation ou une catégorie de produit sont des découpages toujours provisoires, la qualité d’un produit ou le positionnement d’une marque sont toujours perçus et relatifs, et certaines institutions, telles que les formes de distribution (magasins populaires, supermarchés, hypermarchés…), peuvent être stabilisées longuement mais pas éternellement. Le marketing est donc un ensemble de processus coextensif à la dynamique des interactions économiques et sociales. C’est pourquoi on peut considérer que l’objet focal du marketing n’est pas d’abord l’échange mais le changement car, avant d’exploiter une opportunité dans une situation stabilisée, il convient d’explorer les situations possibles pour créer des opportunités.
Notes
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[*]
Cet article a été publié initialement dans l’Expansion Entrepreneuriat N° 6.
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[1]
Knight F. (1921) Risk, Uncertainty and Profit, New York: Houghton Mifflin.
-
[2]
Sarasvathy S. D. (2001) “Causation and Effectuation: Toward a Theoretical Shift from Economic Inevitability to Entrepreneurial Contingency”, Academy of Management Review, April, 26, 2, p. 243-263.
-
[3]
Arnould E. J., Price L. L. & Malshe A. (2006) “Toward a Cultural Resource-Based Theory of the Customer”, in The Service-Dominant Logic of Marketing, R. F. Lusch & S. L. Vargo, eds. Armonk, NY: M. E. Sharpe, 91-104.
-
[4]
Marion G. (2009) “Viagra® : Création d’une opportunité et performation d’un marché”, Gérer et Comprendre, Mars, 95, 35-45.
-
[5]
Prahalad C. K. & Ramaswamy V. (2000) “Co-opting Customer Competence” Harvard Business Review, 78, January- February, 79-87.
-
[6]
Selon l’AMA (American Marketing Association) : “Marketing is the activity, set of institutions, and processes for creating, communicating, delivering, and exchanging offerings that have value for customers, clients, partners and society at large” Une définition plus convenable et plus modeste que celle de 2005 ou celle de Kotler et al. (2009, p. 5), qui considèrent le marketing comme des processus visant à créer, fournir et communiquer une valeur supérieure.
-
[7]
Grönroos C. (1994) “Quo Vadis, Marketing ? Toward a Relationship Marketing”, Journal of Marketing Management, 10, 5, 347-360. Grönroos C. (2008) “Service Logic Revisited: Who Creates Value? And Who Co-creates?” European Business Review, 20, 4, p. 218-314. Håkansson H. (Ed) (1982) International Marketing and Purchasing of Industrial Goods. An Interaction Approach, Wiley. Michel D., Salle R. & Valla J.P. (2000) Marketing industriel. Stratégies et mise en œuvre, Paris : Economica.
-
[8]
Marion G. (2006) “Le marketing malade de l’orientation client” L’Expansion Management Review, 122, Automne, 120-128.
-
[9]
On croit donner à cette question une caution théorique en faisant référence à la pyramide de Maslow qui prétend définir une hiérarchie “universelle” des besoins. Cette hiérarchie affirme qu’un besoin d’une catégorie donnée n’émerge que lorsque ceux de la catégorie inférieure sont satisfaits. Ce qui est peu vérifié au-delà des besoins dits “physiologique”.
-
[10]
Millier P. (2002) L’étude des marchés qui n’existent pas encore…, Paris : Editions d’Organisation.
-
[11]
March J. (1991) “Exploration and Exploitation in Organizational Learning”, Organizational Science, 2, 1, 71-87.
-
[12]
March, opus cité.
-
[13]
Sarasvathy S. D. (2001) “Causation and Effectuation: Toward a Theoretical Shift from Economic Inevitability to Entrepreneurial Contingency”, Academy of Management Review, April, 26, 2, p. 243-263.
-
[14]
Kotler P., Keller K. L., Dubois B. & Manceau D. (2009) Marketing Management (13° édition), Paris : Pearson Education France.