En bref
- Le paradigme de la diversité, malgré son ambiguïté et ses paradoxes, est un puissant facteur de changement social.
- L’entrepreneuriat est une des dimensions les plus caractéristiques du nouvel état d’esprit qui découle de ce changement de paradigme. Il en est un des modes d’expression les plus emblématiques et les plus universels.
- Un entrepreneuriat « issu de la diversité » peut ouvrir un espace de réflexivité et d’échange susceptible de contribuer au dynamisme de la société, avec une forte valeur socio-économique ajoutée.
1La notion de diversité, originellement liée à un contexte multiculturel américain et aux politiques de l’Affirmative Action ou « discrimination positive », a envahi l’espace public français depuis plus d’une décennie, bouleversant principes politiques et pratiques socioéconomiques. Traditionnellement inscrites dans une conception universaliste de la citoyenneté démocratique et de l’équité méritocratique, les revendications des droits humains formulées par les individus ou les groupes minoritaires, l’affirmation volontariste de projets économiques singuliers devaient, avant toute chose, se conformer aux catégories usuelles de pensée de l’environnement politique et obéir, dans le même temps, aux lois d’un marché national et sectoriel fortement ancré dans un territoire largement animé par des acteurs reconnus. En tout cas, suivre des règles institutionnelles et des comportements collectifs très normés car synonymes d’appartenance à une francité idéale.
2Ce cadre républicain très cohésif a longtemps permis de faire abstraction des différences culturelles et raciales au nom d’une égalité de traitement devant la loi. Il refoulait, de surcroît, le traitement de la question postcoloniale mais aussi minorait les puissants bouleversements liés à l’internationalisation de la société française et à son interculturalité grandissante.
L’émergence du paradigme de la diversité
3En ce début de XXIe siècle, ce compromis semble avoir perdu de sa force structurante et unifiante. Il cherche à se métamorphoser pour se revivifier. En témoigne la multiplication des définitions et des discours qui incluent désormais quasiment toutes les différences possibles et imaginables entre individus. Ne regroupe-t-on pas sous un même vocable – celui de « diversité »- les minorités dites visibles, les femmes, les personnes handicapées, les étudiants, les seniors, les immigrés, etc., pour caractériser un processus englobant mais contradictoire ? Ne fait-il pas coexister l’identique et le divers, l’un et le multiple, l’homogénéité et l’hétérogénéité culturelles, que ce soit, par exemple, dans les grands centres urbains ou sur les forums de la Toile ?
4Malgré l’ambiguïté d’un terme envisagé plus en extension qu’en compréhension et la prolifération de ses usages médiatiques, le concept s’est transformé en un paradigme efficace, déclencheur de débats mais facteur de changement social. Que l’on considère l’idéologie de la diversité comme un processus de repentance de la conscience moderne, un moyen de renouveler le combat en faveur d’une égale dignité entre citoyens [1], une façon « politiquement correcte » de décrire un état de la société ou de déplorer l’absence de mobilité sociale, ou, plus récemment de pointer vers le nouvel horizon de la « Grande Nation » [2], la « diversité » est devenue, pour le meilleur comme pour le pire, un enjeu de la vie collective. C’est un schéma de pensée qui a pris valeur de modèle ou de contre-modèle mais autour duquel se sont recomposés bon nombre de liens sociaux et affirmés un nouveau vivre-ensemble. Dans le même temps, la mondialisation croissante des économies et son impact sociétal déconstruisaient peu à peu les identités nationales fixes et les statuts professionnels stables pour reconfigurer les régimes économiques fordistes autrefois fondés sur l’emploi salarial et l’Etat-Providence autour de nouvelles conceptions plus entrepreneuriales et plus transculturelles de l’action individuelle et de l’activité économique.
Des sociétés plus entrepreneuriales
5Ce phénomène multidimensionnel et de grande ampleur a contraint les sociétés occidentales à intégrer un plus grand nombre d’apports culturels extérieurs et à reconsidérer leur propre structuration interne à l’aune de ces nouveaux enjeux postmodernes. Devenues des sociétés entrepreneuriales [3] plus composites et aux frontières plus incertaines, elles ont dû promouvoir et mettre en œuvre de nouvelles formes paradoxales de lien social fondé sur la flexibilité, la concurrence, l’innovation mais aussi la libre construction de soi. Finie l’appartenance culturelle automatique ou la référence à une seule identité-souche, le plus souvent fantasmée. Comme le souligne l’écrivain Glissant, l’identité est toujours relation avec autrui et se forme et se reforme au gré d’un processus de « créolisation » : « Je peux changer en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer ». Le « Tout-Monde » [4] repose « sur le désir de concevoir nos différences sans craindre les différences de l’autre ». Dans ce cas, le sujet recompose sa propre identité. L’individu précède l’identité puisque, posé comme libre, il se voit obligé de sculpter sa vie et de mettre en scène sa trajectoire pour s’insérer dans des échanges socio-économiques qui le constituent, in fine, en tant qu’acteur économique et sujet social. C’est ce nouvel esprit sociétal et entrepreneurial émanant de la société civile tout entière que les politiques et les acteurs de la diversité culturelle ont voulu capter et réinsuffler, à leur tour, à tous les étages de la vie sociale par des politiques ciblées d’accompagnement ou d’incitation, non sans difficultés et rejets populistes, suite à la crise économique mondiale récente qui a ébranlé mais aussi réactivé les certitudes identitaires.
6Le renouvellement constant des cadres de pensée et d’action qu’implique la mise en œuvre d’une politique de la diversité et non de la seule intégration, force donc les acteurs d’une société devenue plus « liquide » [5] à se mettre en perpétuel mouvement et à se redéfinir sans cesse dans un constant rapport d’inter-structuration avec autrui, au risque d’une dilution de soi et de repères communs plus tangibles. En effet, la perte d’influence des institutions sociales et la montée en puissance d’une économie dématérialisée et désintermédiée fragmentent les groupes, atomisent les individus et fragilisent les sociétés plus hiérarchisées qui n’ont pas conféré une liberté plus positive aux acteurs ou institué une dynamique entrepreneuriale reconnue comme une norme politique centrale de leur fonctionnement [6]. Par contrecoup, l’attention des acteurs politiques se focalise sur l’importance des principes juridiques et des valeurs culturelles qui rendent les individus tout à la fois « égaux et différents », en droit comme en dignité, afin de leur ouvrir de nouveaux sentiers de développement personnels. Il s’agit ici plus de reconnaissance politique que d’appartenance sociale, de la liberté effective d’action dont un individu jouit pour choisir diverses combinaisons et, finalement, décider d’entreprendre. C’est à cette condition nécessaire et suffisante qu’ils peuvent se détacher, par ailleurs, des normes sociales surplombantes propres à une tradition socio-politique trop encadrante. Elle limiterait leurs potentialités d’action ou leurs capabilities, pour emprunter au vocabulaire de l’économiste Amartya Sen. Ce tournant culturel (cultural turn) et éthique a permis de reconnaître une égale condition aux acteurs mais aussi de relativiser l’influence de leurs cultures d’appartenance, offrant, de facto, une alternative moins négative et conflictuelle que le modèle de lutte contre les discriminations qui avait dominé les conflits sociaux des décennies précédentes.
7L’adoption en 2001 de la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle par les 185 États membres puis de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles en 2005, a constitué une première reconnaissance politique de cette mutation structurale sous-jacente. C’était également une amorce de cadre juridique permettant de penser les enjeux de la mondialisation des cultures et d’organiser les échanges culturels plus selon des règles d’équité que de puissance. Il s’agissait sans doute de soustraire, au moins provisoirement, les cultures plus minoritaires à la concurrence médiatique et à la domination économique de la sphère anglo-saxonne. La pérennité de leur capital social et culturel sur lequel se fondent les initiatives des acteurs et la dynamique de leurs futures entreprises étaient ainsi préservées. L’exception culturelle se transformait en politique de la diversité mise au service d’une société plus entreprenante mais aussi plus inclusive.
Entre intégration à la française et multiculturalisme à l’américaine
8Ces approches transnationales de la diversité ont eu de fortes implications politiques mais aussi économiques. Une brèche s’est ouverte entre l’assimilationnisme français qui se veut une intégration socio-économique par renoncement forcé à une identité unique et le multiculturalisme nord-américain qui apparaît comme une simple juxtaposition de cultures et de projets en concurrence sur un marché et où chacun est censé avoir une égalité d’opportunité. Dans le même temps, le phénomène pluriel mais aussi interculturel qu’implique la reconnaissance mutuelle de toute diversité culturelle était fortement revalorisé puis considéré comme un facteur de progrès économique, de démocratie et de paix essentiel à la cohésion, au développement et au bien-être des sociétés [7]. Un pluralisme culturel plus soucieux d’intégrer que d’opposer, et faisant l’économie d’actions compensatrices ou redistributrices, garantirait ainsi un « héritage commun de la civilisation ». Il ouvrirait des droits mutuels et offrirait de nouvelles opportunités d’affaires à des individus innovants ou à des groupes minoritaires souvent en marge du développement socioéconomique ou relégués à des fonctions subalternes au sein d’ensembles nationaux toujours dominés par des majorités homogènes.
9Un grand virage culturel a ainsi été pris en établissant un lien fort entre diversité culturelle, droits humains, intérêts des groupes minoritaires et potentialités entrepreneuriales de ces nouveaux acteurs issus de la société civile. La valorisation sociopolitique des particularismes multiculturels est désormais comprise comme faisant partie d’un patrimoine universel commun et d’une stratégie institutionnelle incontournable de création de valeur entrepreneuriale [8]. Dans cette perspective, comment ignorer ce gisement de ressources potentiel que recèle la diversité culturelle et qui peut être détecté et valorisé par toutes les parties prenantes ? Le paradigme de la diversité et ses retombées socio-économiques sont venus atténuer, pour partie, la question lancinante de la rémanence des identités uniques. Mises en concurrence, les identités exacerbées, la guerre des places et le conflit des mémoires peuvent s’avérer économiquement improductives mais aussi politiquement « meurtrières » sinon « malheureuses » comme le suggère Amin Maalouf [9] en invoquant ses expériences libanaises douloureuses ou comme le déplore de manière très nostalgique Alain Finkielkraut [10], à propos du recul de la culture classique française.
10Une troisième voie de compromis, à mi-chemin entre un universalisme républicain dogmatique et une affirmation démocratique mais plus identitaire de la diversité a été ouverte. Elle est empruntée par certaines sociétés européennes continentales qui ont maintenu des institutions fortes ainsi qu’une économie sociale de marché, à la différence des économies anglo-américaines davantage fondées sur la rationalité, la pluralité des intérêts mais aussi un multiculturalisme résolument garanti dans le cadre d’un Parlement ou d’un État Fédéral. Dans les deux cas, la portée normative et les incidences pratiques d’une politique de la diversité est devenue patente si l’on en juge les politiques néolibérales suivies par de nombreux États occidentaux en prise à de puissants phénomènes migratoires et à des transformations culturelles internes de très grande ampleur.
L’entrepreneuriat comme processus social et sociétal d’expression de la diversité
11Ces nouvelles orientations font de l’entrepreneuriat le corollaire de la diversité culturelle et sa modalité de valorisation. Ils conjoignent en un nouveau paradigme de « l’inclusion », les politiques d’intégration antérieures à destination des minorités visibles ou actives et cette nouvelle approche de la diversité entendue comme un bien collectif à partager. Ils proposent également une vision plus utilitariste de la diversité culturelle qui s’incarne dans la mise en œuvre de potentialités entrepreneuriales encore non exploitées. La diversité dans l’Hexagone emprunte, certes, à un corpus politique et économique d’obédience nord-américain qui met le management de la diversité [11] puis les initiatives entrepreneuriales, les groupes minoritaires et les individus méritants sur un pied d’égalité afin de réconcilier deux théories opposées de la justice sociale en régime démocratique : le modèle interventionniste de l’Affirmative Action et le modèle méritocratique Color blind. [12] La promotion d’un entreprenariat de la diversité opère un premier glissement du concept de l’égalité de traitement vers celui d’égalité d’opportunité. Il fait ensuite de la pluralité culturelle et de l’accès démocratique à la création d’entreprise une des modalités de mise en œuvre du lien social mais aussi de la démocratie participative. La prise en compte des différences, des multiplicités, des identités différenciées, mouvantes, voire « choisies », que requiert l’engagement de tous au sein de tout projet entrepreneurial implique un espace de reconnaissance partagé. Il fonde son efficacité et sa performativité sur une égalité formelle articulée aux singularités culturelles, lesquelles doivent être toutefois distinctes de la tyrannie des identités enfermantes. Sans ce pré-requis, il n’est de langage commun, de plan d’affaires communicable qui ouvre à un quelconque financement ni de commercialisation réussie…
La fonction sociétale de l’entrepreneuriat
12L’expérience entrepreneuriale dans sa diversité et sa particularité peut offrir un horizon d’attente commun pour les sociétés et recréer paradoxalement de l’universel en temps de crise. L’entrepreneuriat est, en effet, un processus éminemment social et sociétal et pas seulement une création de valeur économique. Ce sont, tout à la fois des biens privés et des biens publics qui sont produits et échangés. Ils émanent de la réalité et de la demande sociale pour y retourner transformés, in fine. Cette approche de la diversité et de la fonction sociale de l’entrepreneuriat est de plus en plus relayée par des groupes sociaux innovants, des entrepreneurs influents, de grandes entreprises, le monde des affaires dans son ensemble et une partie du monde politique soucieux de pluralité démocratique. Elle est également promue par de nombreux Think Tanks, tous bords politiques confondus. Elle est légitimée par une politique institutionnelle de la diversité plus offensive qui s’oppose toutefois à une vision plus nationale et fermée de l’identité.
13Une éthique de la reconnaissance et de la diversité culturelle s’est toutefois étendue à toutes les sphères de la société civile et a promu, paradoxalement, une logique d’inclusion sociale et de « réassemblage » qui recombine le divers en un universel acceptable et propose des projets économiques plus largement partagés. L’entrepreneuriat qui est une prise à plusieurs du réel n’échappe pas à cette logique extensive de la diversité et à sa reconfiguration en projets à forte valeur socioéconomique ajoutée. L’entrepreneuriat est, structurellement, une « création destructrice », et, intrinsèquement, une pratique sociale innovante fondée sur la diversité des points de vue, un processus de libération des routines qui vise à la perception/création d’opportunités à visée commerciale et sociale. Qu’ils ciblent des objectifs imaginés et adoptent, pour ce faire, une démarche « causale » ou qu’ils s’organisent en une approche « effectuale » mobilisant des énergies à partir de ressources existantes, tous les projets entrepreneuriaux requièrent une représentation et une résolution de l’écart entre l’intention et l’action concrète, de forts engagements personnels et collectifs et une acceptation sociale. C’est cette dialogie entre l’individu et autrui, son projet et le contexte socio-politique où il est situé qui fait de cette expérience et aventure singulières une création de valeur économique et un détour social. On ne s’étonnera pas que la gestion de la diversité culturelle et ses variables soient désormais une donnée structurale de l’entrepreneuriat, fût-il français, européen ou plus transatlantique, et que ses modes d’expressions soient tout aussi variés que les cultures qui en ordonnent les contextes et en permettent les pratiques.
14C’est ainsi qu’un entrepreneuriat issu de la diversité peut faire travailler positivement des écarts [13], jouer des petites différences et de la possibilité d’un entre-deux culturel pour produire de la valeur et des valeurs. S’ouvrent alors un espace de réflexivité et d’échange qui contribue au dynamisme de la société et à son développement économique tout en proposant un humanisme de la diversité et une décolonisation positive des identités subies [14]. Comme le dit plus poétiquement Victor Segalen [15] dans son Essai sur l’exotisme, il nous faut toujours goûter à « La saveur du divers » et comprendre « le pouvoir de concevoir autre » car « C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence ». Nous aimerions rajouter : la démocratie et un bien-être plus partagé.
Notes
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[*]
Cet article a été publié initialement dans Entreprendre & Innover N° 20.
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[1]
Wieviorka M., La Diversité, Rapport à la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Paris, 2008.
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[2]
Thuot T., La Grande Nation, Pour une société inclusive, Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, 2014.
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[3]
Coste, J.-H., (ed.), Les Sociétés entrepreneuriales et les mondes anglophones, Paris, 2013, PSN.
-
[4]
Glissant E.,Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, 1997.
-
[5]
Bauman Z., Liquid Times: Living in an Age of Uncertainty, Cambridge, 2006, Polity.
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[6]
Touraine A., La fin des sociétés, Paris, 2013, Seuil.
-
[7]
Meyer-Bisch P., « La valorisation de la diversité et des droits culturels », Hermès, CNRS, vol. 2, n° 51, 2008, p. 59-64.
-
[8]
Commission européenne, 2008, Diversité de l’entrepreneuriat dans une Europe unifiée.
-
[9]
Maalouf A., Les Identités meurtrières, Paris, 1992, Grasset.
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[10]
Finkielkraut A., L’Identité malheureuse, Paris,2013, Stock.
-
[11]
Pauwels M.-C., « Le diversity management, nouveau paradigme des minorités dans l’entreprise ? », RFEA, Paris, vol. 3, n° 101, 2004, p. 107-122.
-
[12]
Sanders H.et Belghiti-Mahut S., « La diversité dans l’Hexagone : les usages français d’une notion américaine », Humanisme et Entreprise, vol. 5, n° 05, 2011, p. 21-36.
-
[13]
Julien F., L’écart et l’entre, Paris, 2012, Galilée.
-
[14]
Renaut A., Un humanisme de la diversité, Essai sur la décolonisation des identités, Paris, Flammarion.
-
[15]
Segalen V., Essai sur l’exotisme, Montpellier, Fata Morgana, 1998, p. 77.