CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Jérémie Renouf. Comment êtes-vous arrivée à la Mission Essaimage d’EDF ?

2Anne Chaillot. Après un parcours plutôt technique à la Direction de Recherche de Gaz de France, j’ai choisi de venir à EDF pour participer à des programmes d’appui au développement économique local. C’est à cette occasion que j’ai pris connaissance de l’existence du dispositif d’essaimage et que j’ai participé ensuite à son évolution.

3J.R. Que propose EDF pour les salariés souhaitant entreprendre ?

4A.C. La Mission Essaimage leur permet avant tout de bénéficier de conseils de spécialistes de la création ou de la reprise d’entreprise. Les échanges se font en face-à-face ou le plus souvent par téléphone. Les questions portent généralement sur la démarche entrepreneuriale et sur le Congé Création d’Entreprise [1]. Le CCE permet à tout salarié de prendre un congé dans le cadre d’une démarche de création ou de reprise d’entreprise. Il est valable un an renouvelable une fois. Mais à EDF, nous l’autorisons pendant cinq ans consécutifs, de façon à faciliter le développement de l’activité qui intervient plutôt lors de la 3e ou 4e année. Pendant toute la durée du CCE, la personne peut retourner auprès de son employeur pour retrouver un poste et une rémunération équivalente.

5Une fois ces premières questions abordées et si le salarié souhaite poursuivre, nous entrons dans le vif du sujet en proposant un accompagnement adapté et une formation complémentaire. Selon la maturité du projet ou son caractère innovant, ce parcours peut être très court (moins de trois mois) ou durer beaucoup plus longtemps (parfois jusqu’à deux ans). À la fin de ce parcours, une aide financière d’EDF peut être accordée au porteur de projet lors de son départ en CCE, en fonction notamment du besoin en financement, de l’apport personnel du créateur et des emplois créés la première année. Cette aide peut atteindre 30 000 €, la moyenne se situant autour de 15 000 €.

6J.R. Aider ses salariés à quitter l’entreprise, une telle démarche peut paraître surprenante. Quelle a été la réception de l’idée à l’époque de son lancement au sein du Groupe ?

7A.C. Un premier dispositif a été mis en place dès l’entrée en vigueur de la loi de 1984 instituant le CCE. Il s’est enrichi au cours des années, comme étant un des volets des actions d’appui au développement économique menées par EDF en faveur des PME et des collectivités territoriales. Il est désormais intégré aux parcours professionnels offerts aux salariés d’EDF et s’inscrit dans le cadre des accords GPEC de 2010-2012 et 2013-2015.

8J.R. Plusieurs formes d’essaimage existent : l’essaimage à froid (à l’initiative des salariés, sur la base du volontariat), à chaud (à l’initiative de l’employeur en vue de réduire les effectifs) ou stratégique (dans une perspective de retour sur investissement). Où se situe EDF ?

9A.C. Le dispositif d’EDF se définit sans ambiguïté comme étant de l’essaimage à froid. EDF a d’ailleurs été en 2000 un des membres fondateurs de DIESE, qui regroupe une quinzaine d’entreprises qui pratiquent l’essaimage en respectant les principes du volontariat, et de la confidentialité des projets [2].

10J.R. N’est-ce pas difficile de promouvoir ce dispositif auprès des salariés ?

11A.C. Il n’y a pas de promotion à proprement parler. C’est une offre proposée par l’entreprise dans le cadre de la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC). L’information est communiquée sur l’intranet et la Mission Essaimage est à l’écoute des salariés pour répondre à leurs questions en toute confidentialité.

12Le plus difficile est peut-être davantage de faire comprendre aux personnels d’encadrement l’intérêt du dispositif… quand un des membres de leur équipe s’en va. Cette démarche est cependant mieux accueillie qu’il y a quelques années, l’idée de l’entrepreneuriat fait de plus en plus son chemin.

13J.R. Combien y a-t-il de salariés d’EDF qui sautent le pas ?

14A.C. Ces dernières années, entre 50 et 100 salariés ont créé ou repris leur entreprise avec le soutien d’EDF. Mais des demandes de renseignements nous parviennent tous les jours. Notamment depuis 2010, où le cumul d’activité est devenu autorisé par le Groupe.

15J.R. Avez-vous remarqué une évolution des motivations des salariés à entreprendre ?

16A.C. Le métier a beaucoup changé ces dernières années. La culture entrepreneuriale est beaucoup plus répandue et intégrée dans les esprits, surtout parmi les jeunes… et par conséquent chez leurs parents ! L’information via Internet est beaucoup plus facile d’accès et très riche, je pense par exemple au site de l’APCE [3], une véritable mine.

17La création d’entreprise par impulsion a donc fortement diminué, au profit de projets plus construits et des choix plus réfléchis. Pour nous, il est donc indispensable de se concentrer sur la recherche de plus-value à apporter au porteur d’un projet de création d’entreprise, porteur qui est amené à développer ses compétences pour faire face à des responsabilités diverses : techniques, commerciales, managériales…

18J.R. Quels types de projets rencontrez-vous ?

19A.C. Les projets rencontrés sont variés, c’est ce qui fait l’intérêt de ce métier. Contrairement à ce que l’on peut penser, ils ne se situent pas tous dans des domaines techniques, bien que ces derniers représentent la majorité des projets. Nous pouvons aussi bien rencontrer un salarié souhaitant créer une entreprise de maintenance éolienne, qu’un repreneur d’une crêperie dans un village breton !

20Nombreux sont ceux pour lesquels la motivation principale est d’entreprendre en accord avec des valeurs profondes, personnelles ou familiales. J’appelle cela des projets de vie ; je prends l’exemple d’Emilie Zapalski, qui a créé son agence de communication en 2005, après plusieurs années en tant que cadre dans le département communication d’EDF. Sa motivation principale était de construire une activité qui lui ressemble, jusque dans le nom de son entreprise : Emilie Conseil. Dans le projet de vie, l’équilibre personnel et familial est prioritaire par rapport au développement commercial. Même si l’un et l’autre son tout à fait compatibles puisqu’Emilie réalise un chiffre d’affaires supérieur à 100 000 euros.

21Mais j’ai également rencontré des projets comportant davantage d’enjeux technologiques, stratégiques et financiers, comme c’est souvent le cas à travers l’exploitation d’un brevet scientifique. J’appelle cela des projets de développement. OXAND, une entreprise créée en 2002 par un chercheur de la R&D d’EDF, spécialisée dans la gestion et la maîtrise des grands projets industriels [4], est devenue internationale, et elle est désormais présente dans cinq pays européens et en Amérique du Nord. Dans le projet de développement, la priorité porte sur la croissance de l’entreprise.

22J.R. Pensez-vous que la Mission Essaimage a un rôle à jouer dans l’évolution des projets vers des perspectives de développement plus ou moins ambitieuses ?

23A.C. Le rôle de la Mission est avant tout d’avoir une écoute attentive pour permettre au porteur d’y voir plus clair et d’apporter des éléments méthodologiques. Il serait présomptueux de penser que c’est grâce à nous que les projets aboutissent.

24Certes, toutes les études montrent qu’un projet accompagné a plus de chances de réussir. Une récente étude réalisée en interne [5] montre d’ailleurs qu’un essaimé sur deux ne se serait pas lancé sans notre soutien. La Mission est là d’abord pour écouter et pour informer ; nous devons faire preuve d’empathie mais également d’exigence, pour aider à la prise de conscience du chemin à parcourir et au comportement à adopter. Mais cet accompagnement s’effectue également via des structures externes. Nous incitons le porteur de projet à trouver les structures (CCI, CMA, BGE, PFIL…) les mieux à même de le former et de le conseiller, puis de le financer. C’est un premier pas indispensable dans la construction de son nouveau réseau.

25J.R. Pensez-vous qu’il existe un profil type de salarié entrepreneur ?

26A.C. Non. Toutes les personnes que j’ai accompagnées sont différentes. En revanche, le besoin d’indépendance est régulièrement cité. Selon notre étude3, très peu ont une expérience antérieure en création d’entreprise (moins de 1 sur 10). En revanche une personne sur deux a de l’expérience dans son secteur. Financièrement, les apports oscillent entre 2 000 € et 16 000 € pour plus d’un projet sur deux. Concernant les emprunts bancaires, deux groupes se distinguent, en augmentation par rapport aux enquêtes précédentes : les porteurs qui disposent d’un emprunt bancaire très faible ou nul, et ceux avec un emprunt bancaire de plus de 40 000 €. Notons que le nombre d’emplois créés est en moyenne de 2,8 emplois par entreprise.

27J.R. Le dispositif d’essaimage influence-t-il le développement des projets « intrapreneuriaux », c’est-à-dire incite-t-il au développement de comportements innovants au sein d’EDF ?

28A.C. Il est certain que la vision de l’intrapreneuriat a évolué depuis une trentaine d’années dans le Groupe. Dire que c’est grâce au dispositif d’essaimage serait exagéré. En revanche, nous recevons de plus en plus de salariés qui souhaitent exploiter une technique développée en interne ou innover dans leur quotidien.

29J.R. Quels conseils donneriez-vous à un salarié s’interrogeant sur un projet entrepreneurial ?

30A.C. Identifiez vos points forts et cultivez-les ; développez une activité qui vous plaît et vous donnera envie de vous lever le matin, pour partir à la conquête de votre chiffre d’affaires quotidien ; même si cela est difficile, prenez le temps de faire le point régulièrement, sur vous-même et votre activité.

31J.R. Après dix ans passés à accompagner des personnes et des projets variés, que retenez-vous ?

32A.C. Dans ce métier, il ne faut pas avoir de préjugés. Il faut considérer les gens tels qu’ils sont, là où ils sont et les accompagner sans a priori, ce qui ne veut pas dire que l’on ne doit pas être exigeant.

33La création d’entreprise est une aventure qui révèle parfois des qualités passées inaperçues chez les porteurs de projet. Et même si le projet de création d’entreprise ne se concrétise pas, le travail de préparation n’est pas du temps perdu, car il permet aux personnes de mieux se connaître et de rebondir sur une autre activité.

Pour aller plus loin : les enjeux de l’essaimage

L’expérience d’Anne Chaillot, qui a passé plus de dix années à accompagner les salariés dans leur transition professionnelle, est intéressante à plusieurs titres. D’une part elle illustre l’évolution de l’essaimage dans une grande entreprise française. D’autre part elle reflète les changements nécessaires des structures d’accompagnement face aux nouveaux défis qui se présentent.
Être embauché dans une grande entreprise est souvent synonyme d’une carrière professionnelle jugée « confortable », qui sera marquée par des paliers successifs plus ou moins rapides, où le succès se mesurera par des critères objectifs préétablis (grille salariale, avantages sociaux, responsabilités…). Entreprendre peut alors paraître surprenant dans un tel contexte. Cependant si l’on prend en compte des critères subjectifs (satisfaction au travail, équilibre avec la vie personnelle, épanouissement…), le choix de quitter son employeur pour être son propre patron est plus compréhensible. En ce sens, les dispositifs d’essaimage sont des postes d’observation de choix individuels pour analyser la place de l’entrepreneuriat dans la carrière professionnelle.
Car il s’agit bien de choix personnels. À EDF, l’offre d’entrepreneuriat est désormais intégrée dans la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC) dans le cadre du chapitre sur la mobilité externe (Accord GPEC EDF SA 2013-2015 ; cet accord a été signé par les organisations syndicales CFDT, CFE-CGC, CGT-FO et CGT). À cette fin, le salarié dispose d’un conseiller pour l’aider dans la construction de son parcours professionnel. L’entreprise estime en effet que l’essaimage constitue « une alternative de développement personnel et d’enrichissement de compétences, et contribue à la création de valeur et au développement des territoires ».
Cependant le rôle du conseiller est mis à mal par la richesse de l’écosystème entrepreneurial et l’accès facilité à l’information. On ne compte plus le nombre d’incubateurs, d’accélérateurs de projet, de pépinières ou de couveuses d’entreprises en France. Les actions de sensibilisation, de formation ou d’accompagnement se multiplient. Le numérique bouscule l’offre en la rendant plus accessible et parfois gratuite. Le succès de l’entrepreneuriat pousse les structures d’accompagnement traditionnelles à se réinventer, notamment face à la multiplication des acteurs privés. Les dispositifs d’essaimage ne font pas exception à la règle. Avec seulement 1 000 projets accompagnés par an répartis entre 17 membres (source : DIESE), leur poids est faible au regard des 550 794 créations d’entreprises en 2014 (source : INSEE, APCE).
Les dispositifs d’essaimage se trouvent alors confrontés à des choix stratégiques. Les entreprises doivent-elles développer un dispositif d’accompagnement spécifique en interne, comme Orange avec son incubateur Orange Fab France ? Ou doivent-elles au contraire s’engager dans des dispositifs externes plus ouverts, comme Air France qui a rejoint en 2014 l’incubateur Welcome City Lab animé par l’agence publique Paris&Co ? À moins que la réponse ne se trouve auprès des bénéficiaires eux-mêmes, dont les choix de carrière, les motivations, les profils et la nature des projets sont aussi diversifiés que les structures d’accompagnement. La mutation des structures d’essaimage semble alors inévitable, ce qui implique une évolution du métier des conseillers intégrant notamment des compétences d’animation de communautés.

Notes

Français

Quitter son employeur pour devenir son propre patron. La démarche peut surprendre. Surtout lorsque l’employeur en question apporte un soutien humain, logistique et financier. On appelle cela l’essaimage. EDF fut l’une des entreprises pionnières en France. Anne Chaillot nous livre son retour d’expérience après plus de 10 ans passés à accompagner les salariés du Groupe.

Entretien avec 
Anne Chaillot
Mission essaimage, EDF
Propos recueillis par 
Jérémie Renouf
Jérémie Renouf est enseignant-chercheur en entrepreneuriat à l’ISC Paris Business School et chercheur au laboratoire REGARDS EA6292 (U. de Reims).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/05/2016
https://doi.org/10.3917/entin.026.0066
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...