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Bill Aulet

Bill Aulet est directeur du Martin Trust Center for MIT Entrepreneurship [2] et il enseigne l’entrepreneuriat et la stratégie à la MIT Sloan School of Management. Il a récemment publié « Disciplined Entrepreneurship : 24 Steps to a Successful Startup » (Wiley).

1Bill Aulet part du constat que, ces dernières années, l’intérêt pour les incubateurs et les accélérateurs s’est accru. On utilise souvent ces termes de manière interchangeable, mais il nous rappelle avec raison qu’il s’agit de deux modèles fort contrastés. Les différences résident principalement dans la durée et la structure de ces modèles. Un incubateur offre aux start-up un espace de travail et une communauté de pairs à un prix abordable pour une période indéterminée. Un accélérateur offre également un espace de travail et une cohorte formée d’autres entrepreneurs. En revanche, il offre aussi un programme éducatif, par exemple sous forme de coaching, et – point important – celui-ci est limité dans le temps. L’accompagnement de l’accélérateur se termine par « demo day » [3], à l’issue duquel les jeunes pousses se doivent prendre leur envol, sans plus de subsides de l’accélérateur.

2Alors que le concept d’incubateur existe aux États-Unis puis 1959, ce n’est que depuis 2005 que les accélérateurs sont devenus une alternative et que leur diffusion a pris son essor. Y Combinator et Techstar sont les plus connus, mais chaque jour de nouvelles initiatives émergent, souvent focalisées sur une spécialité ou un secteur. Avec un peu de retard, comme souvent, nous avons connu le même phénomène en Europe. Des données solides sur l’efficacité des deux modèles respectifs n’existent malheureusement pas. Faute de comparaison rigoureuse, Bill Aulet essaie de nous éclairer en se référant à une expérience menée à MIT.

3Un programme d’accélérateur, appelé MIT Founders’ Skills Accelerator (FSA), [4] fut annoncé au printemps 2012 aux étudiants de MIT, qui suscita la candidature de 129 équipes pour seulement 10 places disponibles. Comme le niveau général des candidats non-retenus était excellent, le MIT décida de fournir à 40 d’entre eux un espace d’incubation qu’il baptisa « Beehive Cooperative ». Ceci donna à Bill Aulet l’opportunité de conduire une expérience – imparfaite il le reconnaît – comparant les deux modèles. Il conteste l’idée qu’il y aurait eu dans la sélection un biais en faveur des participants à l’accélérateur, qui auraient été choisis parmi les meilleurs. Selon lui, la qualité moyenne des candidats était tellement élevée que les 40 équipes sélectionnées étaient de niveau comparable à celui des 10 équipes de l’accélérateur. Il ne voit donc pas de raison majeure pour que les équipes FSA aient produit de meilleurs résultats que les autres équipes, sous prétexte qu’elles auraient été meilleures au départ.

4Les deux groupes disposaient de leur propre local et rapidement ont créé des liens forts parmi leurs membres respectifs. La différence entre les deux groupes se situait au niveau de la structure éducative dont chacun bénéficiait. Le programme d’accélérateur FSA offrait aux participants deux séminaires par semaine, de nombreux entretiens avec des mentors et un « conseil d’administration » mensuel au cours duquel les équipes devaient rendre compte de leur avancement dans l’atteinte des objectifs qui leur avaient été assignés au début de l’été. Les participants pouvaient gagner jusqu’à 20 000 dollars en prix s’ils atteignaient ces objectifs.

5Bill Aulet et son équipe s’attendaient à ce que les équipes des deux groupes fassent des progrès similaires, étant donné qu’elles recevaient tout au long de la période de nombreux encouragements de leurs pairs et que l’espace de travail dédié leur permettait de se concentrer à temps plein à leur projet. Au contraire, les équipes du groupe « Beehive » atteignirent un certain succès, mais nettement inférieur à celui des équipes « FSA ». En particulier, leur désir de s’échapper de la bulle protectrice de l’incubateur pour voler de leurs propres ailes comme entreprises indépendantes était beaucoup plus faible. Une conséquence inattendue de la formule « Beehive » est que les liens sociaux forts qui se créaient entre les membres des équipes les incitaient à ne pas avoir une envie forte de sortir de l’incubateur, qui créait un environnement trop confortable.

6Aulet explique la différence de performance entre les deux modèles de la manière suivante.

7Les équipes qui participèrent à l’incubateur « Beehive » avaient tendance à suivre l’évolution de la ligne A du graph ci-dessus : progrès initiaux, puis stagnation. Par contre, les équipes qui suivirent le programme de l’accélérateur « FSA » furent mises régulièrement sous pression par diverses initiatives organisées par le programme. Au cours des 30 premiers jours, elles durent tester rigoureusement leur projet d’entreprise et leur équipe. Au terme de cette courte période, elles durent démontrer qu’elles étaient sur la voie d’un succès entrepreneurial majeur (ligne B). Alternativement, elles durent renoncer à leur projet ou alors le revoir complètement (ligne C).

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8Beaucoup d’observateurs estimeraient que suivre l’évolution de la ligne B est l’idéal, mais que c’est l’exception qui extrêmement difficile à atteindre. Viser la trajectoire A « moyenne » n’est-il pas préférable à l’évolution C de l’échec ? Aulet se démarque radicalement de ce point de vue. Les start-ups qui suivent la voie A « moyenne » deviennent selon lui de simples survivants (« barely living ») ayant un taux de croissance proche de zéro. Il vaudrait mieux pour les fondateurs et pour la société qu’elles abandonnent le projet ou qu’elles se lancent dans une autre activité. Son raisonnement est le suivant. Avec le taux de croissance de l’entreprise qui baisse, l’apprentissage de ces entrepreneurs diminue en intensité, ce qui les rend de moins en moins préparés à faire face aux défis futurs de leur firme. Par contre, les sociétés qui suivent l’évolution C, avec un échec rapide, ne gaspillent pas de temps et de ressources à des efforts qui ne mènent à rien. En échouant, les fondateurs apprennent ce qui ne marche pas et ce qu’il faut améliorer. Aulet estime même que ces entrepreneurs sont mieux placés pour un jour se trouver sur la trajectoire B du « super-succès », mais avec un autre projet bénéficiant de l’apprentissage de leur premier échec. Les entrepreneurs ayant suivi l’évolution C et donc un échec peuvent même dans certains cas conclure rapidement qu’ils ne désirent après tout pas poursuivre une carrière dans l’entrepreneuriat. Cela leur permet de se réorienter professionnellement dans une voie professionnelle qui leur convient mieux et où ils peuvent s’épanouir, plutôt que de stagner dans une start-up sans avenir avec une trajectoire A de stagnation. Aulet a aussi observé que les équipes qui ont suivi l’évolution C vers l’échec, furent pour la plupart capables de rapidement réorienter leur projet vers une meilleure opportunité qui les a remis sur une trajectoire de type B et la construction d’une entreprise solide et de croissance forte. Ces observations sont en contraste avec l’évolution des fondateurs coincé dans le « no man’s land » de la ligne A menant à la médiocrité.

9Sur base de cette analyse, Bill Aulet suggère qu’un accélérateur bien conçu devrait orienter ses participants soit vers une évolution de type B de forte croissance ou d’échec de type C et, en tous cas, essayer d’éviter le plus possible une évolution de type stagnation (A). Il appuie ses observations sur des conclusions convergentes d’autres sources. Par exemple, il cite Dane Stangler, Vice-President de la fameuse Kauffman Foundation. [5] Celui-ci considère que de multiples études montrent que les incubateurs ne marchent pas et, pire, qu’ils soutiennent souvent des entreprises qui, sinon, échoueraient. Une de ces études suggère que 90 % des incubateurs privés ou publics sont inefficaces. Il est vrai qu’il existe quelques incubateurs qui fonctionnent bien, mais la majorité souffrent d’un défaut de conception : la plupart ne fournissent rien de plus que des murs avec une valeur ajoutée en termes de support à l’entrepreneuriat très faible. Cet argument me semble particulièrement pertinent dans le cas européen, notamment parce que le personnel en charge des incubateurs a souvent peu, voire pas du tout d’expérience entrepreneuriale.

10Il n’existe pas encore assez de données pour tirer des conclusions sur le modèle d’accélérateur, mais « l’expérience » menée à MIT est encourageante selon Bill Aulet. Il reste notamment à voir dans quelle mesure le succès des start-ups qui sont passées par le programme d’accélération est dû à la capacité de MIT de sélectionner des équipes de qualité et dans quelle mesure il est dû à la valeur ajoutée apportée au cours du programme. Bien que l’expérience menée à MIT ait tenté de limiter autant que possible le biais de sélection, la question reste ouverte. Celle-ci n’est pas superflue selon Aulet, si l’on se réfère à une étude de Morten Sorensen [6] indiquant que dans le cas des investissements en capital-risque, 60 % de la valeur ajoutée de l’investisseur peut s’expliquer par sa capacité de sélection de start-ups, tandis que 40 % est attribuable à sa valeur ajoutée durant la période d’investissement.

11Le résultat observé par le Directeur du Martin Trust Center for MIT Entrepreneurship a cependant du sens intuitivement. Il semble cohérent que lorsqu’une équipe est poussée dans ses limites, elle a plus de chances d’atteindre de meilleurs résultats que lorsqu’il lui est permis de rester dans sa zone de confort. Le cas rapporté dans cet article par Bill Aulet devrait, espère-t-il, contribuer à mieux concevoir des structures et des programmes d’incubateur et de co-working (souvent similaires dans leurs caractéristiques à des incubateurs). Ceux-ci peuvent jouer un rôle positif dans un écosystème entrepreneurial, mais il lui semble important de prendre en considération leurs limites. Des programmes et des structures d’accompagnement de ce type doivent, selon Bill Aulet, être conçus pour éviter la stagnation et, au contraire, l’être pour créer un impact maximum sur la croissance des projets entrepreneuriaux. L’auteur nous rappelle que « confort » est rarement corrélé avec innovation et entrepreneuriat.

12En conclusion, l’article de Bill Aulet présente de l’intérêt pour nous Européens, ne serait-ce que pour ouvrir un débat et attirer notre attention sur une dimension de l’accompagnement des jeunes entreprises qui n’est pas souvent prise en considération. En effet, depuis plus de 20 ans, nos start-ups souffrent d’un manque de croissance. Elles ont tendance à rester de petites « boutiques » et les incubateurs et la plupart des autres structures d’accompagnement font probablement partie du problème. En France, on parle même de « couveuses » ce qui en dit long sur l’ambition de croissance ! La conception de l’entrepreneuriat par les entrepreneurs et les accompagnateurs est en cause. Le plus souvent il s’agit de créer un substitut à un emploi et non pas de se lancer dans un projet ambitieux offrant un grand potentiel. Le problème de la stagnation des projets entrepreneuriaux est même accru du fait qu’actuellement nous vivons une sorte de « start-up mania ». L’engouement, de jeunes en particulier, pour l’entrepreneuriat, en tous cas d’une vision « romanesque » de l’entrepreneuriat, amène dans les structures d’accompagnement un flot de projets de piètre qualité. La diminution du coût des technologies, qui abaisse une importante barrière à l’entrée des candidats entrepreneurs, contribue aussi à ce problème. L’abondance d’aides financières publiques et de structures d’accompagnement vont dans le même sens. Une plus grande sélectivité de la part des structures d’accompagnement de type incubateur, à la fois dans la phase de sélection et durant celle de coaching, aiderait à améliorer la qualité moyenne des projets entrepreneuriaux. Personne n’a intérêt à ce que nous créions une multitude de petites entreprises ne survivant que grâce à des aides, sous une forme ou sous une autre, dont entre autres certaines structures d’incubation. À moins que le but inavoué ne soit de soutenir des formules déguisées de chômage, comme c’est le cas lorsqu’on crée des emplois aidés sans réelle raison d’être dans le secteur public ? La plus grande sélectivité devrait probablement s’appliquer, non seulement aux start-ups accueillies dans les structures d’accompagnement, mais aussi aux incubateurs et structures similaires.

Français

Il y a quelques mois, Bill Aulet a publié dans TechCrunch un article intitulé « Avoid Stagnation : Acceleration Trumps Incubation », où il compare le modèle d’incubateur et celui d’accélérateur. [1] Ce faisant, il ouvre un débat utile, surtout pour nous Européens, dont les start-ups souffrent d’un manque de croissance.

Jean-Jacques Degroof
Jean-Jacques Degroof est diplômé du Massachusetts Institute of Technology (MIT) dont il détient un Master of Science in Management et un Ph.D. in Management. Il fut chercheur au MIT Industrial Performance Center et CBG Fellow au Mossavar-Rahmani Center de la Harvard Kennedy School of Government. Il est un promoteur actif de spin-offs académiques en tant que conseiller de jeunes entrepreneurs et en tant qu’investisseur. Ses publications peuvent être consultées à : http://mit.academia.edu/JeanJacquesDegroof
https://www.researchgate.net/profile/Jean-Jacques_Degroof
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/05/2016
https://doi.org/10.3917/entin.026.0047
Pour citer cet article
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