CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Entreprendre & Innover : Qui êtes-vous et pouvez-vous nous présenter rapidement l’association Réseau Entreprendre ?

2Frédéric Baudouin : Je suis Directeur Général de la SAS Gibaud qui réalise un chiffre d’affaires de 41 millions d’euros, emploie 380 salariés et appartient au groupe Islandais Ossur, spécialiste des dispositifs médicaux orthopédiques. Par ailleurs je préside depuis un an le réseau Entreprendre Loire, association qui a pour vocation d’accompagner des créateurs ou des repreneurs d’entreprise pour qui cette création ou cette reprise est une première expérience d’entrepreneuriat.

3Christian You : Je suis le directeur de cette même association. Au-delà de la gestion, je m’occupe d’accueillir les porteurs de projets, étudier les projets et les aider à trouver un parrain. Je supervise également l’accompagnement.

4E&I : Vous accompagnez de jeunes entreprises. D’après votre expérience, quels sont les principaux facteurs qui conduisent à la croissance ?

5FB : La difficulté de notre mission provient de la diversité du type d’entreprise que l’on accompagne. Je crois que la création ex nihilo est beaucoup plus difficile que la reprise. Quand les repreneurs étaient déjà salariés de l’entreprise, c’est un atout pour la réussite et le développement de l’entreprise. L’aspect essentiel du succès de l’entreprise provient de l’homme, ou de la femme, qui porte ce projet, en sachant où il va et pourquoi il le fait. Pourquoi veut-on atteindre ce statut de chef d’entreprise ? Pourquoi veut-on entreprendre, poussé par quelle motivation ? Selon sa formation et son expérience, les chances de réussite seront très différentes.

6CY : Que ce soit en création ou en reprise, la croissance a lieu lorsque le chef d’entreprise maîtrise. À partir de ce moment, il y a une croissance interne naturelle. Il y a également la volonté de se développer des chefs d’entreprise. Cela se voit très vite, avant la fin de la première année. Pour ceux qui souhaitent une croissance rapide, la croissance externe est la modalité la plus courante à partir de cette deuxième année.

7FB : On pourrait distinguer deux profils d’entrepreneur : l’artisan et le développeur. L’artisan est celui qui reprend un job. Il maîtrise et reste dans un environnement artisanal avec sa clientèle, son fonds de commerce. Le développeur a une vision forte de l’avenir de son entreprise et souhaite la faire grandir.

8E&I : L’innovation est au cœur des préoccupations actuelles. Qu’en est-il au sein de votre réseau ?

9FB : Je suis très sensible à deux facteurs, l’innovation au sens large et l’internationalisation dans une perspective de croissance. Ces deux facteurs doivent intervenir à des degrés différents et progressivement. L’exportation, c’est ma fibre. Une entreprise qui va réussir à l’exportation va aussi réussir sur son marché national. Le contraire n’est pas vrai : ce n’est pas parce que l’on réussit en France sur un certain marché, certaines normes, certains besoins que l’on peut aller exporter son savoir-faire, ou son faire-savoir. Le fait de réussir à l’exportation est forcément un label de performance. On ne peut donc qu’encourager les entrepreneurs à tester l’international. Mais il faut ne pas y aller à l’aveugle. Il est évident que l’internationalisation, même si ce n’est pas là que l’on a les marges les plus fortes, c’est un vecteur de croissance. Ce que l’on va apprendre à l’étranger, il sera possible de le ramener en France pour être plus performant. Concernant l’innovation, le terme est très galvaudé en ce moment. Tout le monde revendique l’innovation ! Pourtant, il y a un chemin entre revendiquer et faire ! Je crois que l’innovation est partout, c’est une remise en cause permanente de l’ensemble des facteurs de la société. Ce n’est pas forcément un produit qui doit être innovant. C’est une démarche (commerciale, manière de travailler…). De toute façon, tous les marchés bougent, la mondialisation a changé complétement la donne. Le petit entrepreneuriat, tranquille, est fini. On est confronté sur son propre marché, dans son village, à des concurrents internationaux. L’innovation ne se limite donc pas à des brevets, à des produits innovants, on doit pouvoir innover partout, bousculer les habitudes, l’historique, changer les cartes …

10CY : On constate depuis 15 ans, sur les 180 entreprises accompagnées, que celles qui ont fait de l’innovation-produit permettant la croissance sont des entreprises qui ont commencé d’exister ‘petitement’ et qui se sont ensuite développées pour exploser avec des produits nouveaux. Celles qui ont été créées à partir d’un produit nouveau ont eu un démarrage très lent. Donc, pour moi, l’innovation facteur de croissance, ce n’est pas immédiat et cela engendre de nombreux échecs. Il faut du temps pour qu’un produit nouveau puisse faire une entreprise nouvelle.

11E&I : Parmi les facteurs qui semblent affecter la croissance, lesquels sont les plus simples et les plus critiques à influencer ?

12FB : Les attentes des créateurs sont très différentes. Lorsqu’ils arrivent dans le réseau, ils obtiennent un financement (prêt d’honneur), ils ont accès à une formation mensuelle (par promotion). Pour autant, ils viennent chercher en tout premier lieu l’accompagnement, par crainte de se retrouver tout seul et d’être un peu perdus dans ce nouveau rôle. Ce que nous voulons les aider à acquérir, qui n’est pas évident, c’est la posture de chef d’entreprise. Un mélange de contraintes et de grande satisfaction, évidemment…

13CY : Les accompagnateurs apportent, suivant la personnalité du chef d’entreprise, des protections ou des permissions. Pour certains, il faut dire « Vas y fonce, c’est le moment de développer », pratiquement une permission, pour d’autres « attention, protège toi à droite, protège toi à gauche et là tu pourras avance ! ». Je note que parmi les freins à la croissance pour les PME traditionnelles, on retrouve très fréquemment les problèmes de trésorerie.

14FB : Les délais de paiement, même si ils sont censés avoir été réglés par la loi, s’allongent. Les entrepreneurs hésitent à investir. Le manque d’argent est notoire. Tant qu’il n’y aura pas une confiance dans l’avenir, ce sera très difficile de se développer, entre autres en raison de la frilosité des banques. Le financement de la trésorerie, du Besoin en Fonds de Roulement, même s’il devrait être mieux anticipé, devient un problème préoccupant.

15E&I : Quelle est la place de l’écosystème (marché, territoire…) pour les entreprises en croissance ?

16FB : Tout d’abord, il ne faut pas exagérer la difficulté de créer une entreprise. Forcément il y a des démarches administratives mais je ne pense pas que l’administratif soit un frein à la création. Après, il y a énormément de structures qui s’intéressent à la création d’entreprise et sans doute beaucoup trop. Sur la Loire, on en compte environ cinquante. C’est fou ! ! ! Tout le monde fait à sa sauce et le créateur s’en trouve désorienté. Du coup, se faire accompagner de la bonne manière est beaucoup plus compliqué (trop de portes d’entrée, trop de services onéreux ou gratuits). Il ne faut pas non plus exagérer sur l’effet réseau. Ce n’est pas parce que le terrain est propice (par exemple, Loire Sud dispose d’un parc de plus de 12 000 entreprises ; 2e réseau derrière Ile de France), que l’accompagnateur va pouvoir tout fournir ou expliquer. Il manque par exemple de pépinières d’entreprises. Il est très difficile aujourd’hui de trouver un local. Les décisions politiques à ce niveau sont très éloignées des besoins des entreprises. Il y a une forte méconnaissance de l’entreprise par les gouvernants, ils ne l’ont jamais pratiqué, s’en méfient et s’en font donc une idée fausse. Par exemple, l’efficacité des institutions est très faible, notamment par rapport à leurs homologues allemandes. La prise en compte de la réalité de l’entreprise est absente de l’État. Il doit y avoir une remise en cause globale de la compétence des institutions qui parlent aux entreprises ! Il faut modifier les images d’Epinal du chef d’entreprise, exploiteur, qui vit de la sueur de ses collaborateurs, qui ne pense qu’à s’enrichir … Et dans ce cadre, le Réseau Entreprendre est un bel exemple de potentiel d’énergie positive.

17CY : Je souhaiterais aborder la multitude d’aides (investissement, innovation …) à destination de la PME. L’accès à ces aides est préoccupant. J’ai l’impression que les PME n’ont pas le temps de s’intéresser à tout ça, Dieu merci. Celles qui font des dossiers en permanence se dispersent par rapport à leur métier de base alors qu’elles ne sont pas structurées. C’est donc dangereux pour elles. Cela fait mal au cœur de voir toutes ses structures d’aide et que les PME n’en profitent pas. Mais j’ai encore plus peur si elles en profitent … En revanche, il y a une partie très efficace, ce sont les aides aux entreprises innovantes. Il y a énormément d’aides, parfois un peu compliquées à découvrir, mais c’est globalement très efficace. De très nombreux entrepreneurs ne tiendraient financièrement jusqu’à la période d’accès au marché sans cela.

18E&I : Avez-vous observé un lien entre la croissance des entreprises et leur rentabilité ?

19FB : Une rentabilité minimum est une donnée d’entrée. La finalité d’une entreprise, d’une manière très triviale, est de faire du profit. Sans profit, il n’y aura pas de croissance, pas de développement, pas d’avenir. Les premières années sont pourtant difficiles, il faut faire des investissements … Il est difficile de faire du profit. C’est une stratégie de point mort. Notre travail d’accompagnement oriente vers l’indicateur du résultat au-delà du chiffre d’affaires.

20CY : Nos entrepreneurs, très souvent, ne savent pas sur quel type de produits ils gagnent de l’argent et sur quel autre ils en perdent ! Quand ils augmentent le chiffre d’affaires, ils ont l’impression que tout va mieux alors que ce n’est pas toujours le cas. C’est également vrai dans la croissance externe. La question est dans ce cas essentielle. Le développement immédiat du CA engendre des problèmes de structures et de compétences qui peut entraîner une des deux entreprises (l’acquéreur ou la cible) vers des difficultés de rentabilité. Le développement du CA et de la rentabilité n’est pas automatique. Pour ce type de problématique, l’offre du Réseau Entreprendre se développe vers l’accompagnement de la croissance. Au-delà de prêts (jusqu’à 300 000 euros) et d’études stratégiques, entre autres, l’accompagnement se concentre sur la gouvernance. À partir du moment où une petite entreprise double de taille, apparaissent des difficultés de gouvernance. Notre accompagnement devient alors plus large (groupe des trois chefs d’entreprise). Nous nous concentrons sur des entreprises ayant des projets de doublement du chiffre d’affaires à moyen terme.

21E&I : Nous assistons à un fort développement des préoccupations liées à la RSE. Cette dimension est-elle intégrée dans votre entreprise et dans son développement ?

22FB : Évidemment, c’est une préoccupation quotidienne. De par notre activité, nous avons même une responsabilité sociétale forte. Je reste persuadé que cette dimension doit être conjuguée à la notion de valeur ajoutée, notamment dans un pays industriel et moderne comme le nôtre. Cette dimension est trop souvent négligée dans nos préoccupations et dans les discours. Si nous perdons notre industrie, c’est l’avenir de notre pays qui est compromis. La valeur ajoutée globale est l’addition de différentes valeurs ajoutées. Et quand nous devenons dépendants de pays extérieurs pour une part importante de notre valeur ajoutée, nous nous affaiblissons considérablement.

23CY : Cette question est fréquemment évoquée par nos créateurs et nos jeunes entreprises, presque trop. C’est un peu tarte à la crème … En revanche, après nous en entendons moins parler. Il me semble que cela vient de l’éthique du chef d’entreprise. Soit il le vit sans le dire, soit c’est plus un discours, moins pratiqué mais plus un objet de positionnement différenciant.

24E&I : Pourrions-nous aborder maintenant la croissance de l’entreprise Gibaud. Dans un premier temps, pouvez-vous nous retracer l’historique de l’entreprise avec les grandes étapes ?

25FB : Gibaud est née en 1890. Elle a donc 125 ans cette année. Au départ, comme beaucoup d’entreprises stéphanoises, c’était une manufacture de ruban élastique. Au début du XXe siècle, il existait 150 fabricants et Saint-Etienne était la capitale mondiale du ruban élastique. À partir de 1935, C’est la création de la fameuse ceinture Gibaud (autour d’un concept bien-être, laine, naturel) puis, à partir de 1986, c’est la médicalisation de la gamme avec chaque année des sorties de nouveaux produits dans le domaine du dispositif médical, avec deux orientations : orthopédie et compression médicale. Gibaud est restée une PME familiale jusqu’en 2001. En 2001 le dernier propriétaire a vendu sous forme de LBO à son équipe de cadre (que je dirigeais) et à un partenaire financier. Nous sommes sortis du LBO début 2007 avec la reprise par un groupe islandais (deuxième leader mondial de la prothèse du membre inférieur – presque 2 000 salariés aujourd’hui). Aujourd’hui nous battons pavillon islandais mais restons une entreprise très indépendante sur ses propres marchés et qui a tout loisir de se développer au sein du groupe.

26E&I : Ces étapes sont-elles en lien avec des décisions précises ayant conduit l’entreprise à croître ou plutôt à des évolutions du marché ?

27FB : La croissance est essentiellement due à l’élargissement de la gamme. Nous sommes partis d’une gamme spécifique en élargissant à d’autres pathologies (Rhumatologie, traumatologie et phlébologie). Aujourd’hui nous avons pratiquement 2 500 références avec trois sites de fabrication. Notre offre est aujourd’hui très complète et nous sommes plus dans le renouvellement de gamme et dans l’innovation incrémentale de produit. Le marché progresse également car le dispositif médical peut prendre en compte de plus en plus de pathologies et se substituer, au moins en partie, aux médicaments. C’est un plus pour l’économie de la santé et c’est facilitant pour le patient.

28E&I : Les innovations sont plutôt technologiques ou bien sont-elles accompagnées d’autres types d’innovation ?

29FB : Notre métier étant l’orthèse, nous avons tendance à dire que « la meilleure orthèse est celle qui est portée ! ». À partir de cela, l’innovation peut résider dans les matériaux (notamment dans le textile, le thermoformage, les plastiques haute température). Au-delà, l’innovation réside dans l’ergonomie du produit (le plus agréable possible à porter, toléré et accepté par le patient). Un axe de recherche concerne donc la facilité de mise en place, la tolérance au produit et son efficacité. La recherche est interne en grande partie et sous-traitée vers des spécialistes pour des problématiques ponctuelles (coloris etc.).

30E&I : Pour vous la croissance est-elle une opportunité ou une nécessité ?

31FB : C’est une nécessité absolue, par rapport à notre marché et à son évolution. Il y a trente ans, il y avait une centaine d’acteurs (producteurs locaux). Nous sommes aujourd’hui une quinzaine et demain nous serons sans doute quatre ou cinq au niveau mondial. Nous allons vers la concentration. Aujourd’hui les budgets nécessaires pour développer de nouveaux produits sont importants, le temps nécessaire à l’étude médicale est long et coûte très cher. Il faut de plus avoir une distribution numérique y compris dans de nombreux pays… Donc la croissance n’est même pas une réflexion mais une obligation. Le groupe Ossur en est une belle illustration. Le chiffre d’affaires était de trois millions de dollars il y a quinze ans et a été de 800 millions de dollars l’an passé. Cette progression est portée par de la croissance interne (presque à deux chiffres chaque année) et de la croissance externe.

32E&I : Nous avons parlé d’innovation. Comment se met-elle en place chez Gibaud ?

33FB : Nous pouvons toujours innover, sur tout. Cela ne se limite pas au produit : on peut innover dans la méthode de management, dans son packaging, dans ses couleurs, dans sa manière de communiquer … Maintenant la créativité, c’est compliqué ! Il ne faut pas vouloir faire différent à chaque fois. Nous nous refusons à faire des ‘me too product’. En d’autres termes, pourquoi tel produit marche-t’il ? Qu’est-ce que l’on pourrait faire pour l’améliorer ? Voici les questions que nous nous posons. Par exemple, nous travaillons sur des projets très différenciant de Publicité sur le Lieu de Vente.

34E&I : Comment organisez-vous ces réflexions ?

35FB : Tout d’abord je pense que c’est un état d’esprit, une culture. Cette image est reconnue sur nos marchés. En interne, nous travaillons sur des compétences diversifiées en respectant nos moyens : designer, infographistes, médecins, ergothérapeutes, orthopédistes… L’ensemble du personnel, à tous les niveaux hiérarchiques, est impliqué dans la formation d’idées. On a même des objectifs d’idées : nous souhaitons que chaque personne propose quatre idées par an qui soient mises en place ! Nos résultats sont à 2,5 idées en moyenne par an et par salarié mises en place. Nous avons un intranet et un poste de responsable de l’amélioration continue. Cela fait plus de 500 idées mises en place chaque année. Les domaines sont divers : sécurité du travail, produits, conditions de vente… Les meilleures idées sont récompensées.

Français

Frédéric Baudouin et Christian You sont deux figures majeures de l’accompagnement de la croissance des entreprises dans le département de la Loire. Ils nous ont aidés à aborder sous deux angles complémentaires les thématiques de l’accompagnement de la dynamique des jeunes entreprises et du processus de croissance d‘une entreprise innovante, de la PME à l’ETI.

Mis en ligne sur Cairn.info le 17/03/2015
https://doi.org/10.3917/entin.024.0045
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