
1L’ouvrage proposé par Jacques-Henri Coste est structuré autour de douze contributions remarquées à l’occasion d’un colloque international qui s’est tenu à la Sorbonne en septembre 2010. Il est l’aboutissement d’un projet de recherche mené sur l’entrepreneuriat et ses contextes d’occurrence par le Centre de recherche sur la vie économique des pays anglo-saxons (CERVEPAS). L’objectif de l’auteur est de mettre en lumière les dialogiques entre démarches entrepreneuriales et les contextes dans lesquels elles s’inscrivent. Les contributions illustrent, à leur manière, les interactions multiples entre entrepreneuriat et écosystème. Elles mettent en lumière ce lien ambigu, cette relation bipolaire entre le contexte socio-économique dans lequel s’inscrit la démarche entrepreneuriale et la démarche elle-même. Les écosystèmes influencent certes les démarches dans une logique plutôt « top-down » où ils constituent un cadre de référence fait d’incitants et de contraintes à l’intérieur duquel s’exprime l’entrepreneuriat. Mais la démarche entrepreneuriale, par des effets davantage « bottom-up » constitue, en elle-même, un facteur de changement, potentiellement fort, des contextes et écosystèmes dans lesquels elle s’inscrit. À cet égard, l’ouvrage rétablit un certain équilibre par rapport aux approches dominantes de la littérature existante, plus « économiques » de l’entrepreneuriat, qui considèrent la relation « écosystème ? processus entrepreneurial » comme univoque. Son intérêt est d’attirer l’attention sur l’impact que peut avoir la démarche entrepreneuriale sur l’environnement, le contexte, la société,…
2La thèse centrale de l’ouvrage est que les entrepreneurs anglo-saxons jouent un rôle moteur dans la reconfiguration des sociétés anglo-saxonnes autour des valeurs entrepreneuriales de liberté, d’autonomie et d’innovation et participent au rayonnement mondial d’une idéologie, plutôt libérale, axée autour de ces valeurs. Ces valeurs ont, par exemple, fait le lit des réformes néo-libérales des années Reagan et Thatcher portant haut et fort les discours de changement, de restructuration et de flexibilisation au nom des « dieux » liberté, responsabilisation et autonomie, chers à la culture entrepreneuriale.
3Cette diversité de regards apportés par des auteurs qui ont une sensibilité essentiellement sociologique ou anthropologique revisite l’idée schumpétérienne de la destruction créatrice dans une optique élargie. Les entrepreneurs contribuent également à transformer nos sociétés et institutions. En effet, l’image d’Epinal de l’entrepreneur autonome porté par le seul intérêt économique occulte parfois le caractère essentiellement social du processus entrepreneurial. L’identification et l’exploitation d’opportunités requièrent des partenariats, des coopérations sociales, des réseaux, du lobbying et la capacité de susciter l’adhésion. À cet égard, l’auteur souligne le processus d’inter-structuration entre les actions individuelles et les institutions. « Il faut en effet comprendre comment les institutions « permettent » un certain type d’action humaine et adopter une perspective sociologique plus large que la seule explication économique. L’action économique est toujours « encastrée » dans le social ».
4Pour alimenter cette vision, l’ouvrage est articulé autour de trois parties. La première partie fait émerger les notions croisées d’entrepreneuriat et de civilisation économique au sein des sociétés anglo-saxonnes. Elle met en évidence une forte ambiguïté entre les discours de l’entrepreneuriat comme moteur de progrès social et certaines dérives générées par la recherche du profit et de l’enrichissement personnel. Il se base tout d’abord sur un texte de Michel Péron qui établit, dans une perspective historique, un lien entre l’émergence d’un nouvel esprit entrepreneurial et l’essor international du capitalisme marchand. Il souligne l’impérieuse nécessité de rééquilibrer, en permanence, les excès du capitalisme marchand en faveur de l’intérêt général et de ré-encastrer l’économie dans le social.
5Ensuite, une étude de cas de Nathalie Champroux sur l’entrepreneur Richard Branson met en lumière le paradoxe des politiques publiques qui encouragent l’entrepreneuriat à des fins de compétitivité locales, tandis que l’action entrepreneuriale de Richard Branson vise plutôt la création d’une société entrepreneuriale mondiale. Il démontre la fonction créatrice et transformatrice qu’un entrepreneur de cette trempe exerce sur la refonte profonde d’un écosystème inspiré par l’Etat-providence des années 60 vers une société de type entrepreneurial issue des années Thatcher. Dans la foulée, Jacques-Henri Coste se penche sur l’entrepreneur financier Georges Soros, pour éclairer l’effacement des frontières entre la sphère publique et la sphère privée. Il démontre comment certains oligarques financiers accroissent leur légitimité sociale en suppléant certains manquements des Services Publics, tout en continuant d’accumuler du capital. « Ce ré-encastrement de l’action économique au sein de pratiques sociales et politiques » favorise l’émergence d’une société dans laquelle le capitalisme financier se passe du système démocratique et de la société entrepreneuriale qui lui a permis d’émerger.
6L’article de Marie Christine Pauwels clôt cette première partie par une analyse critique des nouveaux systèmes de crédit entre particuliers, le « P2P lending ». Elle constate que ce système de crédit n’est pas une alternative sociale permettant aux exclus du système bancaire de trouver une source alternative de financement. Elle s’apparente plutôt à un nouveau business model qui surfe sur la vague de l’entrepreneuriat porteur d’innovation sociale tout en restant, résolument, générateur de profit.
7La deuxième partie de l’ouvrage aborde les processus de croissance entrepreneuriale ainsi que les stratégies et les dynamiques économiques mises en place au sein de communautés immigrantes et autochtones. L’article de Régine Hollander étudie d’abord les entreprises familiales dites « ethniques » pour s’intéresser à l’importance des liens forts (« bonding » culturels) par rapport aux liens faibles (« bridging » de réseaux). Elle conclut que l’encastrement de la famille entrepreneuriale dans le contexte américain se fait de manière différente et selon la culture d’origine et l’âge des membres de la famille.
8Ensuite, Marie-Claude Strigler se penche sur l’entrepreneuriat amérindien afin de mettre en évidence les mythes et réalités de cette société entrepreneuriale autochtone. Elle démontre que la pauvreté et le faible niveau d’éducation de cette minorité ont influencé l’émergence de stratégies entrepreneuriales orientées vers l’innovation et la création d’entreprise afin de développer de la croissance économique, garante d’autonomie et de conservation du patrimoine culturel. Par son étude, l’auteur fait ressortir l’émergence d’un nouvel esprit entrepreneurial basé sur l’économie de marché et le renforcement des liens communautaires. Dans l’article suivant, Eve Batman-Masum fait ressortir les conflits entre les populations autochtones du Mexique Maya et des entrepreneurs-archéologues et anthropologues américains. Elle démontre le rôle de ces derniers comme « passeurs » d’un modèle de promotion du tourisme lié au patrimoine Maya du Mexique. Anne Groutel a étudié la diaspora irlandaise dans l’optique d’une mise en évidence des liens forts (bonding) qui traversent cette communauté et favorise un entrepreneuriat de croissance, notamment sur le plan international.
9La troisième partie aborde l’impact des changements sociaux, environnementaux et culturels sur la dynamique entrepreneuriale. Valérie Peyronel aborde la nouvelle dynamique entrepreneuriale et la reconstruction sociale en Irlande du Nord post-conflit. Elle souligne que la signature du processus de paix en 1998 entre Protestants et Catholiques a permis de remédier à certaines tensions et de contribuer au retour d’une dynamique entrepreneuriale. Cette reconstruction sociale axée sur une politique d’emplois pour tous a permis de diminuer une partie des tensions communautaires et de renforcer les liens sociaux. Certes, la transformation de l’Irlande en « Zone entrepreneuriale » est loin d’être achevée, mais les bases sont amorcées pour les années à venir. Dans sa contribution, Catherine Coron étudie la formation à l’entrepreneuriat dans l’enseignement supérieur en Angleterre, aux États-Unis et en France afin de définir si cette offre de formation a été influencée par la crise économique et la hausse du chômage. De ses conclusions, il apparaît que cette filière est encore rarement considérée comme une spécialisation à part entière, mais plutôt comme une option. Elle souligne toutefois que la crise économique tend à insuffler aux formations à l’entrepreneuriat une mission de stimulation d’initiatives entrepreneuriales. Au travers de témoignages d’artistes, Elen Riot se penche sur les liens entre esprit entrepreneurial et esprit artistique. Les effets de mode autour du concept de créativité alliés à l’idée de plus en plus répandue que l’artiste doit aussi être un entrepreneur pour vendre ses œuvres contribuent à générer un brouillage des frontières entre les univers artistiques et entrepreneuriaux. L’auteur souligne toutefois les propos souvent ironiques des artistes qui feignent s’approprier les oripeaux de l’entrepreneur. Cela laisse supposer que cette porosité des frontières semblerait plus illusoire que réelle.
10Dans le chapitre de conclusion, Siu-Lun Wong évoque l’évolution de la société entrepreneuriale en Chine. Il explique comment un pays réputé communiste est devenu le terreau d’une certaine révolution entrepreneuriale. Cette dynamique fut, assez largement, induite par l’intégration de Hong-Kong dans la grande Chine et l’influence induite par la nécessaire assimilation d’une culture entrepreneuriale très anglo-saxonne. Cette dynamique fut alimentée, notamment, par une révolution culturelle symbolisée par l’affaiblissement du contrôle étatique, la mise en route d’un processus de décentralisation ainsi que d’un phénomène de migration interne au pays. Il en conclut que la société entrepreneuriale se construirait sur base de liens émanant de la culture d’appartenance ou de références des entrepreneurs, que l’on devrait la conceptualiser comme une dynamique complexe de création de capital social et de valeur économique.
11En définitive, Jacques-Henri Costes nous fournit un regard original sur l’entrepreneuriat au travers de l’angle particulier de la sociologie et de l’anthropologie. Les contributions illustrent les influences réciproques entre démarche entrepreneuriale et écosystème entrepreneurial. Si l’ouvrage souffre de son côté un peu « patchwork », inévitable dès lors qu’il repose sur des contributions individuelles, les articles présentés sont autant de fenêtres sur des thématiques originales qui pourront intéresser et inspirer plus d’un chercheur en entrepreneuriat. La question brûlante qui vient à l’esprit lorsque l’on referme ce livre est : en quoi les dynamiques évoquées sont-elles propres au monde anglophone ? Outre le fait que les contributions sont élaborées à partir d’un terrain issu du monde anglo-saxon, il reste à démontrer en quoi les différentes dimensions abordées sont spécifiques à cet univers socio-culturel.