1Entretiens croisés de Henry Monceau, conseiller auprès du Ministre de l’Économie Wallonne, concepteur du programme Creative Wallonia et Vincent Lepage, directeur de la politique économique de la Région Wallonne en charge du suivi de ce programme
2En Janvier 2013, la Wallonie a été, avec la Toscane, l’un des deux territoires européens sélectionnés par la Commission Européenne pour leur stratégie exemplaire de soutien à l’économie créative, comme moteur de transformation économique. Les projets de la Wallonie et de la Toscane ont été choisis parmi ceux de quarante-quatre territoires européens. Au travers de cette initiative, la Commission entend mettre en évidence le rôle que les ICCs (Industries Créatives et Culturelles) peuvent jouer dans la transformation d’une région en transition industrielle en ajoutant de la valeur à son économie par le design, la créativité et l’apport de collaborations trans-sectorielles, de manière à lui permettre d’aboutir à un positionnement fort dans les chaînes de valeurs globalisées.
3Cette reconnaissance repose en grande partie sur la mise en œuvre du programme-cadre Creative Wallonia (www.creativewallonia.be) initié en novembre 2010 pour placer la créativité et l’innovation au cœur de l’économie et de la société en Wallonie.
4Nous étions dès lors curieux de comprendre les ressorts de ce succès au travers d’une vaste question : comment faciliter la mise en place d’un écosystème de soutien à la créativité au niveau d’une région ? Pour y répondre, nous avons rencontré Henry Monceau, conseiller auprès du Ministre de l’Économie Wallonne et concepteur du programme Creative Wallonia et Vincent Lepage, directeur de la politique économique de la Région Wallonne en charge du suivi de ce programme.
5Bernard Surlemont. Quelle est l’origine du programme Creative Wallonia ?
6En Novembre 2009, le rapport Zenobe, un groupe composé de représentants de la société civile (entrepreneurs, académiques, syndicalistes, représentants du monde culturel…), avait posé la mobilisation de la créativité comme une des clés pour soutenir la croissance en Wallonie. Parallèlement, l’Union Européenne lançait son initiative « Innovation-Union » dans laquelle le concept d’innovation ouverte fut présenté comme une réponse à certains défis sociétaux auxquels l’Europe est confrontée. Ce fut un peu l’élément déclencheur d’un programme ayant pour objectif de mettre la créativité et l’innovation au cœur du développement économique. Nous voulions également faire sortir la notion d’innovation de l’image technologique dans laquelle elle reste trop souvent confinée. Une sorte de désacralisation qui puisse faire prendre conscience que l’innovation peut, potentiellement, se loger partout : les produits, le marketing, le business modèle, l’organisation, les processus, la gestion des ressources humaines, …
7B.S. Tout un programme, effectivement ! Mais par où commencer ?
8C’était loin d’être évident ! La créativité est un concept fourre-tout et polysémique. Pour beaucoup cela reste une notion peu sérieuse, réservée aux artistes. Pour d’autres, innovation et créativité c’est un peu chou-vert et vert-chou ! Enfin, l’image de la créativité reste encore fortement associée à celle de l’individu créatif. L’on serait créatif ou l’on ne le serait pas ! Dans un tel contexte, lancer un « grand plan » pour soutenir la créativité aurait relevé de l’oxymore.
9Nous avons donc expérimenté une dynamique de programmation politique tout à fait innovante au niveau de la Wallonie, qui nous a fait sortir de nos zones de confort. L’approche fut un peu de sortir un cadre vide ! Un cadre à l’intérieur duquel toutes les initiatives, idées, velléités de promouvoir la créativité pouvaient s’exprimer. Nous avons, à l’intérieur de ce cadre qui définissait les objectifs poursuivis et les modes de soutien, fait des appels à propositions. Mais les règles précises ont été déterminées a posteriori ! En tout cas, au début. C’est donc dans une dynamique résolument orientée « bottom-up » que le programme s’est progressivement construit. Nous avons, quelque part, laissé s’exprimer la créativité des opérateurs souhaitant développer tantôt des programmes de formation, des « fablabs », « makerslabs », accélérateurs, organisations de rencontres improbables et autres projets susceptibles de promouvoir la créativité au sein des territoires de notre région.
10B.S. Êtes-vous en train de nous dire que vous avez co-construit le programme avec les opérateurs ?
11Exactement, le programme devait avoir une réelle plasticité. Ses contours ont été véritablement façonnés avec les opérateurs. Nous nous sommes, en quelque sorte, appliqué les grands principes de l’open innovation que nous prônions par ailleurs. Une politique de promotion de la créativité passe, en effet, par le décloisonnement des silos disciplinaires traditionnels et la valorisation des approches collaboratives afin de favoriser l’émergence d’écosystèmes innovants et d’initiatives originales.
12B.S. Cela s’est-il fait sans difficultés ?
13Évidemment que non ! Nous étions dans l’inconfort permanent. Cela aurait été tellement plus simple pour nous de procéder comme d’habitude : arrêter des objectifs, définir un plan d’actions précises pour ensuite l’exécuter soit directement soit au travers d’appels d’offres. Ici, nous sommes partis de la feuille blanche et avons dû ajuster en permanence la démarche, le programme. Bien sûr nous avions quelques experts pour nous conseiller. Bien sûr nous étions conscients de bonnes pratiques développées à l’étranger. Mais nous étions également intimement convaincus que la créativité ne se décrétant pas, il fallait que les acteurs de terrain se l’approprient. Une des premières difficultés fut sans doute de faire comprendre la démarche auprès des opérateurs territoriaux habituels. Leur faire entendre que cette fois les jeux étaient totalement ouverts. Que nous attendions que les forces de proposition s’expriment de manière créative et proactive plutôt que de manière réactive sur base de cahiers des charges que l’administration aurait conçu. Résultats ? De nombreux projets intéressants nous sont parvenus d’acteurs nouveaux, hors du sérail habituel des opérateurs d’animation économique wallon. Par ailleurs, certains projets proposés sortaient radicalement du cadre et des canons habituels des programmes d’animation économique.
14B.S. Comment avez-vous alors sélectionné les projets ?
15Nous avons dû mettre en place une gouvernance particulièrement pointue. Elle devait nous permettre d’assurer une totale transparence sur l’évolution du programme et la gestion des décisions clés. C’est ainsi qu’un comité de pilotage a été institué, composé des acteurs du middle ground de la gestion de l’innovation sur le territoire wallon (au sens où l’entend MOSAIC d’HEC Montréal), à savoir les structures intermédiaires qui servent de relais entre l’administration centrale et les acteurs de terrain. Ce comité se réunit à intervalles réguliers pour faire le point sur les avancées du programme et sur les impulsions nouvelles à donner. Dans le cadre des appels à projets, la sélection est opérée par des jurys indépendants selon des critères objectifs et prédéfinis. Enfin, l’administration de la Région Wallonne a pour mission de tenir à jour un tableau de bord et de piloter un dispositif de suivi et d’évaluation du programme. Nous pouvons donc parler d’un « laisser-faire » mais pas d’un « laisser-aller ».
16B.S. Et comment s’assurer de la cohérence d’ensemble ?
17C’est une des autres grandes difficultés de la méthodologie « bottom-up » que nous avions voulue. Faire en sorte qu’une cohérence d’ensemble puisse émerger et qu’un véritable écosystème se mette progressivement en place est une vraie gageure. Pour favoriser ce processus nous avons, dans un second temps, en parallèle au processus « bottom-up », pris quelques (rares) initiatives qui relèvent davantage d’une démarche « top-dow ». Par exemple, nous avons organisé un « sommet des influenceurs créatifs ». Il regroupe l’ensemble des opérateurs actifs sur le terrain de la promotion de la créativité au service de l’enseignement et de l’économie. Ce type d’initiative favorise le maillage, les ajustements mutuels et les collaborations entre opérateurs de terrain. La « semaine de la créativité » relève aussi, quelque part, de cette démarche. Il s’agit d’un grand événement annuel, avec un programme organisé sur tout le territoire wallon, ciblé sur le grand public pour servir de vitrine à toutes les initiatives qui promeuvent la créativité. Ce type d’initiative contribue immanquablement à rapprocher les acteurs. Enfin, nous avons récemment lancé un appel à projets pour la mise sur pied de « hubs créatifs » au niveau des bassins d’emplois. L’objectif est clairement affirmé. Il s’agit de financer les projets qui contribuent à renforcer la coordination et le maillage entre les opérateurs de la créativité au niveau territorial. Initiative impensable quatre ans plus tôt, au moment où la créativité restait un concept quelque peu éthéré.
18B.S. Parlez-nous un peu du public-cible de ce programme…
19Il n’y en a pas ! Au travers de cette boutade, c’est l’idée que l’ambition du programme est de toucher l’ensemble de la société wallonne : jeunes, étudiants, PME, grandes entreprises, administrations… Notre vision est qu’une politique de créativité doit s’appuyer sur la société entière. Il s’agit de faire évoluer les mentalités. Si l’innovation désigne la capacité à transformer le réel, alors la créativité est la capacité de transformer notre perception du réel. Il nous faut donc avancer sur tous les fronts. Il est toutefois évident que cette transformation des mentalités ne se réalise pas du jour au lendemain. Il y a les convaincus et les réticents ; les optimistes et les sceptiques. Avec le recul, nous pensons être parvenus à mettre « la petite graine » en de nombreux endroits et que les vrais changements, par exemple au niveau des entreprises, vont se mettre en œuvre petit à petit. Ainsi par exemple, de nombreux afficionados de la créativité, consultants, jeunes entrepreneurs, généralement associés à certains secteurs réputés plus ouverts à la créativité (ex. ICT ou métiers de l’image), convaincus de l’importance de promouvoir la créativité, ont très vite embrayé sur les actions. Ces acteurs sont stratégiques pour faire percoler la créativité au sein des entreprises et des organisations, par capillarité progressive, par la valeur de l’exemple. Nous avons également mis un accent important sur les jeunes et leur formation. Ils sont généralement plus réceptifs, voire demandeurs d’être mieux formés en matière de techniques et gestion de la créativité. L’intention est qu’une fois qu’ils auront un emploi, ils constitueront autant d’ambassadeurs au sein des entreprises et organisations des approches créatives qui transcendent les silos disciplinaires, promeuvent les processus d’hybridation et de co-création en vue d’être de véritables acteurs de changement.
20B.S. Quatre ans à peine après le lancement de Creative Wallonia, voilà la Région Wallonne reconnue comme district créatif européen, une consécration ?
21Restons modestes et réalistes ! Il s’agit certes d’une magnifique reconnaissance du travail mené jusqu’à ce jour. Ce que l’Europe a voulu récompenser c’est avant tout une démarche originale et cohérente qui porte haut et fort la créativité comme moteur de changement sociétal. Plutôt qu’une consécration, c’est donc un encouragement à poursuivre le chemin entrepris, qui reste très long. Rappelons qu’intégrer la créativité dans les processus d’innovation c’est d’abord et, avant tout, changer les mentalités ! Notre horizon est donc au minimum celui d’une génération. Il faut transformer l’essai et pouvoir installer la démarche entreprise dans la durée. Or, nous savons à quel point les initiatives politiques peuvent être fragiles.
22B.S. Avec le recul, quels furent les plus grands obstacles à surmonter ?
23Sans conteste surmonter les résistances d’un certain establishment ! Qu’il s’agisse de certains milieux de l’entreprise, de l’enseignement ou des acteurs territoriaux d’animation économique, de nombreux sceptiques étaient au balcon. Les premières initiatives de Creative Wallonia ont parfois été perçues comme de véritables OVNIs. Il a donc fallu convaincre du bien-fondé de notre démarche. Cela était d’autant plus délicat qu’évidemment, une approche expérimentale « bottom-up » comme nous l’avons menée ne se fait pas sans déchet ! Les projets sur papiers n’étaient pas nécessairement les plus porteurs sur le terrain. Les écarts s’expliquent tantôt par une mise en œuvre inappropriée de certains acteurs, tantôt par une réaction du public très différente de ce que nous attendions. À l’arrivée, c’est sans doute cette confiance et cette liberté d’expression que nous avons données aux opérateurs, qui ont permis de voir naître des initiatives remarquables qui ont progressivement fini par convaincre notre environnement et permis de voir s’allier à la démarche ceux qui aiment courir derrière la victoire.