CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’écosystème est « un système écologique borné constitué de tous les organismes (biocénose) qui se trouvent à l’intérieur des bornes et de l’environnement physique avec lequel ceux-ci interagissent » [1]. Cette définition de l’écosystème s’inscrit dans le sillon des travaux fondateurs d’Arthur Tansley. Dans son ouvrage devenu une référence scientifique chez les biologistes [2], ce botaniste britannique porte son attention au-delà de la traditionnelle cartographie descriptive des écosystèmes incarnée par les premiers travaux récemment réédités du biologiste allemand Von Humbolt [3]. Les recherches de Tansley visent ainsi à mieux comprendre les processus de fonctionnement des écosystèmes basés sur les échanges entre les organismes vivants et l’environnement (les caractéristiques de l’habitat considérées dans un sens élargi). Elles contribueront largement au développement de la science de l’écologie dans lequel le chercheur américain Lindeman, qui comptera parmi les pionniers, considère l’écosystème comme une organisation fonctionnelle qui s’ordonne, se développe et évolue dans le temps grâce au flux énergétique qui la traverse.

2La richesse de la production sur les écosystèmes dans le champ de la biologie et de l’écologie ouvre alors des voies nouvelles de raisonnement visant à mieux appréhender la complexité de l’activité humaine contextualisée. L’écosystème influencera très tôt les réflexions de l’intellectuel Edgard Morin [4] pour qui « l’ensemble des êtres vivants dans une ‘niche’constitue un système qui s’organise de lui-même ». Toujours selon l’auteur, « il y a une combinaison des relations entre espèces différentes : rapports d’association (symbioses, parasitismes) et de complémentarité (entre le mangeur et le mangé, le prédateur et la proie), hiérarchies qui se constituent, et régulations qui s’établissent. Un ensemble combinatoire se crée, avec ses déterminismes, ses cycles, ses probabilités, ses aléas. C’est cela l’écosystème, qu’on l’envisage à l’échelle d’une petite niche ou de la planète. Autrement dit, il y a un phénomène d’intégration naturelle entre végétaux, animaux, y compris humains, d’où résulte une sorte d’être vivant qui est l’écosystème. »

3La notion d’écosystème est aujourd’hui reprise dans de nombreux milieux professionnels, académiques et scientifiques. Pourtant, bien que cette notion soit très utilisée, sa définition est souvent considérée comme « allant de soi ». L’écosystème apparaît en effet bien souvent comme une « fonction support » permettant d’aborder dans un sens plus élargi ce qui relie un phénomène social observé avec son environnement. En d’autres termes, on l’utilise aisément sans vraiment s’attarder sur sa richesse peu exploitée.

4Dans le champ de l’entrepreneuriat, le concept d’écosystème entrepreneurial semble retenir toute l’attention tant des praticiens que des académiques. « Entrepreneurial Ecosystems » a été le thème de l’édition 2012 du World Entrepreneurship Forum. Aux États-Unis, un programme de Babson Executive Education est dédié à l’étude de ce sujet. En octobre 2013, l’Académie de l’Entrepreneuriat et d’Innovation (AEI) a retenu cette thématique pour son Congrès de Fribourg. Les 28 et 29 octobre 2014, l’Union des Couveuses d’Entreprises, qui a collaboré à l’élaboration du présent numéro, organisera ses 4e Universités, autour de la question des écosystèmes entrepreneuriaux.

5L’intérêt pour l’écosystème entrepreneurial rend compte d’une double volonté : dégager des axes d’excellence et miser sur la capacité des acteurs privés et publics de se mettre en réseau. Cet engouement s’explique notamment par le fait que cette thématique est en pleine évolution. En effet, si un écosystème peut s’envisager à partir des principes hérités de l’analyse déjà ancienne du district industriel et du système régional d’innovation, il convient aujourd’hui de dépasser l’inscription spatiale pour s’engager sur de la voie de l’innovation ouverte entre acteurs aux statuts hétérogènes. L’objectif ? Remettre l’entrepreneur au cœur du système ! L’on évoque généralement six dimensions ou domaines en interaction pour décrire le concept d’écosystème entrepreneurial [5] : politique, finance, marchés, culture, capital humain et soutiens, chacun incluant des sous-éléments qui ont une influence sur la formation et la trajectoire des entrepreneurs et des entreprises.

6Comprendre l’entrepreneuriat et l’innovation en s’intéressant aux écosystèmes auxquels ils se rattachent offre ainsi une double opportunité : croiser les regards éclairants des professionnels et des chercheurs qui œuvrent dans le champ de l’entrepreneuriat et de l’innovation (raison d’être de notre revue) et proposer une manière originale de raisonner en braquant les projecteurs sur les éléments vivants (biotiques) et non vivants (abiotiques) qui composent ces écosystèmes formels ou informels dans lesquels se produisent des processus entreprenants et innovants.

7Dans ce numéro, l’écosystème entrepreneurial est abordé avec deux échelles d’observation différentes : les processus d’émergence des entrepreneurs (via l’accompagnement et l’enseignement) et le territoire.

8Trois contributions soulignent le lien étroit entre les processus d’émergence des entrepreneurs et la singularité de l’écosystème dans lequel ils évoluent.

9Christina Theodoraki et Karim Messeghem commencent par montrer comment le fort développement des structures d’accompagnement au cours des trente dernières années a déclenché l’apparition d’un nouvel écosystème d’acteurs dont les relations relèvent de la coopération et de la compétition. Les auteurs proposent ainsi le néologisme de coopétition comme cadre d’analyse pour étudier ces relations. L’article propose de déterminer les relations coopétitives durant le processus d’incubation.

10Xavier Pierre et Antoine Burret nous conduisent ensuite au sein de la Muse, un espace de coworking. Cet article montre qu’au-delà de la colocation d’espace de bureau qui permet à l’entrepreneur de sortir de l’isolement et offre un lieu de travail à bas coûts, le coworking « accompagne » les entrepreneurs par le biais d’une communauté de pairs constituant un écosystème d’un genre nouveau pour les porteurs de projet. Le métier de gestionnaire d’espace de coworking s’apparente à celui d’un animateur de communautés s’appuyant sur des formats d’animation, soignant l’intégration des nouveaux usagers et agissant subtilement pour créer des relations de qualité constructives entre les entrepreneurs usagers du lieu, appelés aussi coworkers.

11L’émergence des entrepreneurs naît d’écosystèmes d’un genre nouveau qui font leur apparition également dans le milieu éducatif. Olivier Toutain, Chrystelle Gaujard, Sabine Mueller et Fabienne Bornard s’intéressent, d’une part, au milieu de vie dans lequel se produit l’éducation, ainsi qu’aux « espèces » présentes, leur rôle, leurs interactions et leurs mutations qui dessinent le fonctionnement d’une communauté apprenante vivante, complexe, en mouvement perpétuel. D’autre part, ils s’interrogent sur l’apparition et le développement de ces écosystèmes éducatifs entrepreneuriaux. Ils présentent ainsi, à partir de leur travail d’enquête réalisé en partie aux Pays-Bas, une première modélisation de l’écosystème éducatif entrepreneurial. Leur objectif est d’aider le montage, le développement et/ou l’analyse d’un dispositif de formation à l’entrepreneuriat en tenant compte du contexte de son environnement académique, professionnel et institutionnel.

12Le territoire, qui constitue la seconde échelle d’observation de l’écosystème entrepreneurial, fait référence à un espace vécu, un lieu d’identité et d’échanges [6]. Ce sujet est d’abord observé par Franck Bares et Thomas Froehlicher qui soulignent, à partir d’une recherche qualitative réalisée dans deux agglomérations (Grand Lyon et Grand Toulouse) et deux régions (Alsace et Bretagne), que les réseaux informels formés par les acteurs de terrain sont source de créativité et capables de générer une dynamique entrepreneuriale. Cette dynamique, qui va de l’informel à la mise en œuvre d’un cluster reconnu d’intérêt public régional, détermine le taux de conversion de la créativité du territoire en projets créateurs de richesse. L’innovation est ainsi produite par un réseau interconnecté, situé dans un territoire proche, engagé dans un secteur d’activité donné et lié par un partage ou une complémentarité de compétences et/ou de ressources. L’évocation de trois grands enjeux que sont l’anticipation de l’avenir, la capacité à « projeter » et à inventer le futur, montre l’importance des dynamiques territoriales et du processus stratégique qui l’accompagne.

13Alexandre Asselineau, Anne Albert-Cromarias et Jean-Guillaume Ditter poursuivent la réflexion engagée précédemment en montrant, par la métaphore du « jeu de go », que la prise en compte du tissu relationnel local et des ressources d’un territoire en apparence vide et défavorisé peuvent constituer les bases d’un véritable écosystème entrepreneurial, pérenne et constructif. L’analyse affinée de la formation de trois écosystèmes d’affaires en Auvergne et en Wallonie montre ainsi que les entreprises ne sont pas des entités isolées, mais développent leurs stratégies propres en s’appuyant sur des réseaux de relations de natures diverses – complémentarité, coopération et concurrence – impliquant des acteurs variés. Ces interactions favorisent à leur tour la création et le développement de compétences et ressources communes, sources d’un avantage concurrentiel durable.

14La région Wallonne étudiée dans l’article précédent est de nouveau mise sous les projecteurs, mais sous un angle différent, par Bernard Surlemont, qui demande à Henry Monceau (conseiller auprès du Ministre de l’Économie Wallonne) et Vincent Lepage (directeur de la politique économique de la Région Wallonne en charge du suivi de ce programme) comment faciliter la mise en place d’un écosystème de soutien à la créativité au niveau d’une région ? Les interviewés nous racontent l’histoire passionnante du programme Creative Wallonia conçu pour permettre aux acteurs de terrain de la région d’exprimer leur potentiel créatif en proposant librement des projets de formation, des « fablabs », « makerslabs », accélérateurs, l’organisation de rencontres improbables, visant tous à promouvoir la créativité au sein des territoires wallons. L’histoire particulièrement originale de cet écosystème repose sur la vision d’une politique de créativité qui doit d’abord s’appuyer sur la société entière. Sur le même constat véhiculé dans l’article précédent, le succès du programme « Creative Wallonia » repose sur la mobilisation et la transformation des ressources existantes pour la création d’un nouvel écosystème, porteur d’une valeur ajoutée en rupture avec la fin d’une histoire économique devenue friche industrielle.

15Nous quittons ensuite la Belgique pour rejoindre la région française de Tarbes, autre territoire en difficulté, touché par la disparition des activités de l’arsenal tarbais. Emmanuel Dubié et Aline Mariane Ribeiro nous exposent le cas de la couveuse d’entreprises CRESCENDO qui, au côté des institutions et des entrepreneurs, contribue au fonctionnement d’un nouvel écosystème entrepreneurial. Pour cela, la couveuse, la pépinière et l’hôtel d’entreprises proposent des services complémentaires visant à répondre aux besoins des entrepreneurs durant leur parcours entrepreneurial. Ces trois supports sont prolongés par un espace coworking qui impulse les rencontres et les échanges, réduisant ainsi l’isolement des entrepreneurs. L’expérience montre ainsi comment des initiatives locales qui participent activement au développement d’un écosystème entrepreneurial local encouragent de fait une création de valeur nouvelle et durable dans un territoire économiquement sinistré.

16Ce tour d’horizon sur les écosystèmes entrepreneuriaux s’achève par un changement d’échelle d’observation du territoire. Trois Ministres français (le Ministre du redressement productif, la Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche et la Ministre déléguée aux PME, à l’innovation et à l’économie numérique) ont missionné Messieurs Beylat et Tambourin afin d’analyser les enjeux d’innovation en France et proposer des pistes pour les actions futures. La note de synthèse de leur rapport que nous présentons ici dresse un état des lieux sévère du système d’innovation en France et formule 19 recommandations pour accentuer et améliorer le transfert technologique de la recherche publique et privée vers les opportunités de création de valeur. Les notions d’écosystème et de gouvernance sont des concepts centraux aux recommandations du rapport. Les auteurs militent pour une conception de l’innovation systémique et décloisonnée.

17Nous terminons ce numéro par une revue de l’ouvrage intitulé « Les sociétés entrepreneuriales et les mondes anglophones ». L’auteur Jacques Henri Coste met en lumière les dialogiques entre démarches entrepreneuriales et les contextes dans lesquels elles s’inscrivent. Les contributions qui le composent illustrent, à leur manière, les interactions multiples entre entrepreneuriat et écosystème. Elles rétablissent ainsi un certain équilibre face aux approches dominantes de la littérature existante qui considèrent comme univoque la relation entre l’écosystème et le processus entrepreneurial. L’ouvrage de Jacques-Henri Coste clôt les contributions de ce numéro en montrant l’enjeu sociétal de la démarche entrepreneuriale dans la formation d’écosystèmes innovants et créateurs d’avenir.

18Ce numéro illustre l’extraordinaire variété d’approches susceptibles d’éclairer les dynamiques actives au sein des écosystèmes entrepreneuriaux. Il démontre également les champs infinis d’investigation pour les chercheurs qui souhaitent améliorer notre compréhension des interrelations susceptibles de favoriser le développement de sociétés au sein desquelles les entrepreneurs peuvent naître, croître et se développer.

Notes

Bernard Surlemont
Olivier Toutain
Franck Barès
Aline Mariane Ribeiro
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/10/2014
https://doi.org/10.3917/entin.023.0005
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