CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Points clés

  • La dialogique porteur/projet et l’effectuation se traduisent par de nouvelles méthodologies d’accompagnement.
  • Les sciences de l’éducation apportent désormais les ressources de base et un nouveau regard sur les postures d’accompagnement.
  • On peut former les futurs entrepreneurs à l’expérimentation et à la décision.

1 Chystelle Gaujard. Quelles ont été vos premières missions liées à l’entrepreneuriat ?

2 Dominique Frugier. Après quelques années de tutorat et de mentorat sporadique dans les années 90 et une création à titre personnel, ma fonction s’est située dans une école d’ingénieurs, l’École Centrale de Lille, en formation et en accompagnement de deux publics : les jeunes ingénieurs de l’école, sélectionnés sur leur engagement d’explorer la voie entrepreneuriale en travaillant sur des projets de création, et un public plus âgé en formation continue et en accompagnement, constitué de porteurs de projets. Mon sujet a été de construire une pédagogie adaptée et attractive, notamment pour les jeunes futurs ingénieurs, où l’entrepreneuriat était un débouché professionnel très exotique lors deux décennies précédentes. Pédagogie et accompagnement à l’entrepreneuriat sont les bases de mon expérience, tout en ayant moi-même créé une entreprise.

3 Quels sont les éléments de la littérature dans le champ entrepreneurial qui ont eu un impact sur votre approche de l’accompagnement au quotidien ?

4 D.F. J’ai réalisé cette représentation chronologique qui met en lumière les apports académiques qui ont influencé mon accompagnement et mon enseignement.

5 Au départ, dans les années 90, la littérature que je consulte essaie surtout de décrire l’entrepreneur et sa grande utilité économique et sociale, dans la la tradition « schumpétérienne ». Le premier apport marquant pour moi est celui de Gartner : « look at the dance, not at the dancer » (1988) [1], soit le conseil de s’intéresser plutôt au processus qu’aux traits de l’entrepreneur. Mais, j’étais alors comme un Soviétique devant apprendre le marché car il me semblait que les règles du bon management s’appliquaient mal à l’entrepreneuriat et à l’innovation. La révélation vient de la thèse de Bruyat [2] sur la dialogique porteur/projet. Chaque individu est un cas auquel il faut rapporter le projet. Les travaux de Bruyat ont été finalement diffusés, mais aussi développés par Alain Fayolle qui a été, à mon sens, à l’origine d’une école française de l’entrepreneuriat qui a travaillé sur l’intention et sur les pédagogies, permettant de traiter le couple désirabilité/faisabilité. J’ai pu dialoguer avec Alain Fayolle en adhérant à l’Académie de l’Entrepreneuriat. En même temps, soit au début de ce siècle, j’ai eu la chance de travailler avec Caroline Verzat, l’autre pilier de cette école française. Ensuite est venue la vague « submersive » de l’effectuation, et les apports méthodologiques du design thinking et du lean startup. Les travaux de Sarasvathy [3] sur l’effectuation n’ont été diffusés largement en France qu’en 2010, notamment grâce à Alain Fayolle, à Olivier Toutain [4] et à Philippe Silberzahn [5]?

6 Entre temps, comme le montre ma frise historique, j’ai bénéficié d’apports cruciaux en gestion de projet d’entrepreneuriat et d’innovation. On ne peut pas tous les détailler, mais je mets ici en exergue Paul Millier qui a travaillé sur les marchés qui n’existent pas, notre quotidien pour les cas d’innovation ou de nécessaire différenciation. En management de projet, il y a bien entendu toute la littérature sur le modèle économique, qui va encore se développer, et qui va très bien aux partisans de l’effectuation.

figure im1

7 Et puis, il y a la mise en valeur de la nécessaire pluridisciplinarité en entrepreneuriat, et notamment l’énorme apport que nous pouvons retirer des sciences de l’éducation. Alain Fayolle et Caroline Verzat [6], ainsi que Bernard Surlemont [7], en francophonie, démontrent qu’on peut former des entrepreneurs. Ceci marque, à mon sens, une nouvelle étape de la recherche en entrepreneuriat.

8 En quoi ces nombreux liens tissés entre la théorie et les pratiques ont-ils modifié votre approche de l’accompagnement ?

9 D.F. Au départ, l’entrepreneuriat était traité en formation comme un programme comprenant tous les items du management classique, d’autant que les ingénieurs nécessitaient logiquement un apport de connaissances et de compétences en la matière. En accompagnement, nous étions tous rivés sur la construction méthodique des business plans. Je synthétise quatre de mes évolutions majeures, toutes intervenues assez rapidement, au début des années 2000 :

  1. La création, au sein du programme de formation, d’un authentique module d’entrepreneuriat axé sur la gestion de projet, dans un mode que l’on qualifierait maintenant de purement effectual éveillant la créativité, la curiosité, la motivation, intégrant notablement le marketing expérimental, mais aussi la gestion du risque et de l’incertitude. Le tout basé sur des pédagogies actives, l’understanding by doing.
  2. La prise en compte permanente et la mesure de l’intention en accompagnement, dont l’instabilité dans le temps est une préoccupation. La thématique de l’intention est un champ de recherche amorcé par Alain Fayolle et Narjisse Clerc [8]. À partir de là, j’ai élaboré une grille d’évaluation de l’intention tenant à la faisabilité et à la désirabilité et permettant d’engager le dialogue avec l’accompagné.
  3. Un temps suffisant accordé à la phase de l’idée et de la recherche de l’opportunité, et en définitive la recherche d’un modèle économique en adéquation avec le projet personnel. La phase initiale d’exploration est fondamentale ; trop de projets restent au stade de l’invention, alors que le problème n’est pas de valider une construction intellectuelle mais de coller aux besoins d’utilisateurs potentiels. J’ai élaboré des outils de diagnostic à cet effet.
  4. La systématisation de l’utilisation d’une taxonomie d’objectifs pédagogiques comme celle de Bloom (révisée par Anderson) [9], y compris en accompagnement. Utiliser une taxonomie est simplement le fait de se donner des objectifs pédagogiques clairs afin de leur mettre en correspondance l’évaluation et les moyens, pour simplifier. Parmi les objectifs moins conventionnels en accompagnement du montage de projet, il me semble que le premier est d’apprendre à prendre des décisions : le porteur de projet prend-il plaisir à prendre des décisions ? Démontre-t-il des aptitudes quant à la fréquence et au contenu de la décision de type entrepreneurial, qui sera son quotidien d’entrepreneur, et qui caractérise déjà la phase de construction du projet ?

10 Il me reste à finir de construire un outil d’évaluation pour capter à la fois les apprentissages, l’intention et la faisabilité et qui soit adapté au phasage des projets.

11 Aujourd’hui on parle beaucoup d’effectuation, de bricolage… Qu’est-ce qui relève de ces notions dans nos formations en entrepreneuriat ? Quelles en sont les conséquences en termes d’accompagne- ment d’entrepreneurs ?

12 D.F. Tous ces concepts méritent encore de nouveaux apports. L’effectuation représente pour moi, en ce moment, la méthodologie de test de l’individu dans sa capacité de décision face à l’incertitude. Il s’agit d’une théorie de l’action qui explique bien pourquoi on a raison de tâtonner pour trouver son modèle économique, et comment on peut, avec des moyens limités, qui sont ceux du créateur, faire face à l’incertitude. Tout processus effectual se traduit par une multitude décisions prises lors du projet, et cela constitue en définitive un apprentissage de la décision entrepreneuriale, que l’accompagnant et l’accompagné doivent évaluer à chaque stade. Pour le porteur de projet, il s’agit de tout mettre en œuvre pour qu’il réponde à cette question : « ce métier de décideur, est-ce le mien ? Est-ce que j’aspire à cela ? ».

13 La causation s’impose dès que l’incertitude est maîtrisée, quand on devient sûr des conditions d’accès au marché : on agit alors de manière linéaire pour creuser son avantage. Causation et effectuation fonctionnent comme un vieux couple qui se chamaille. Le processus de construction du projet doit être géré, probablement de manière finalement causale, mais aussi de manière suffisamment ouverte, en autorisant tâtonnements et rétroactions, sans doute cette fois de manière effectuale.

14 Bricolage et effectuation vont bien ensemble. Les deux démarches admettent l’expérimentation. Le bricolage convient bien au démarrage d’un projet, lors des phases de validation de la créativité (de l’idée), de validation de l’opportunité et de construction d’un modèle économique. Mais il a ses limites au-delà. Tout au long du processus, l’effectuation apporte une méthodologie de projet créative et motivante qui favorise la chance d’engager des parties prenantes par une expérimentation mieux organisée. En tout cas, je dis un grand « non » à l’accompagnement intégralement bricolé, où l’accompagnant, mains dans les poches, sans préparation de son entrevue demanderait au porteur de projet : « Que s’est-il passé pour vous cette semaine ? Quelles influences de l’environnement ont un impact sur votre projet ? Eh bien dites donc… ». Attention donc à l’utilisation du terme « bricolage ». Intégrer la logique effectuale pour un accompagnant, c’est aider le porteur à évoluer et à identifier les paramètres dont il a besoin pour décider de l’action, et aider à évaluer en permanence le processus entrepreneurial en cours.

15 Quels impacts observes-tu sur les étudiants lorsque l’on utilise de telles approches (bricolage, effectuation, causation) ?

16 D.F. Les pédagogies actives et l’encouragement à l’expérimentation, en formation et en accompagnement, qui donnent aux porteurs de projets le droit à la créativité et à l’erreur, modifient déjà leur comportement. Le fait de les faire travailler sur leur propre idée renforce les changements intervenus. Les évaluations faites auprès d’eux de ces pédagogies sont favorables à une écrasante majorité. Les étudiants découvrent en définitive par l’effectuation les possibilités de devenir plus facilement maîtres de leur destin : une vraie découverte marquante pour eux.

17 Quels conseils donner aux accompagnants de porteurs de projet ?

18 D.F. Tout d’abord, il faut, comme le répète inlassablement Alain Fayolle, bien replacer son action dans un contexte. Si votre taxonomie pédagogique a pour objectif de former des jeunes à l’initiative (de les décoincer de ce point de vue) sur la base d’exercices du type de la création d’entreprise et de l’innovation, alors vous pouvez les faire bricoler, miser sur la pédagogie de l’erreur ; utilisez des « méthodes Freinet », c’est adapté.

19 Si vous accompagnez en vue d’une création, si votre performance est le nombre d’entreprises créées, pondéré par leur pérennité, ou si l’enjeu est un projet réel d’innovation à enjeu stratégique pour l’entreprise, alors limitez le bricolage à la période initiale de créativité. Adoptez néanmoins dès le départ l’approche effectuale qui a le mérite d’organiser l’expérimentation dans les cas de projets innovants.

20 Mais si le projet est de s’introduire sans différenciation sur un marché organisé, préférez l’approche causale et l’enseignement des règles du « bon management ».

21 Quel est l’avenir de l’approche effectuale dans l’accompagnement du porteur de projet ?

22 D.F. L’effectuation demeure au stade expérimental actuellement. Une question est désormais de savoir si une méthode de management effectuale doit désormais s’imposer comme une des méthodes de management de l’innovation, comme l’outil ISMA360 de Dominique Vian par exemple. Il y aura sans doute de la résistance au changement chez les formateurs, face aux méthodes traditionnelles.

23 Je suis optimiste sur le développement de l’approche effectuale en formation de manière plus générale, car la demande sociale est forte pour produire plus de personnes autonomes, capables d’initiative, et donc plus d’innovateurs et de créateurs d’entreprises. Les modèles « de start up » imposent d’ailleurs, d’emblée, une approche nouvelle de type effectual.

24 Il se trouve que la création d’entreprise et l’innovation sont actuellement des cas faciles (!) à imaginer pour faire évoluer de manière générale l’enseignement vers une approche constructiviste qui répond mieux, (heureusement et malheureusement aussi, c’est un joli débat) à l’individualisme dans nos sociétés (enfin s’occuper de l’individu et lui faire confiance ?). Mais à quoi ressembleraient donc dans trente ans des communautés qui se formeraient et fonctionneraient sur une base effectuale ?

Notes

  • [1]
    Gartner, W. B. (1988). “Who is an entrepreneur?” is the wrong question. American Journal of Small Business, 12(4): 11-32.
  • [2]
    Bruyat C, (1993), Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation, thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Pierre Mendès France, Grenoble, 1993.
  • [3]
    Sarasvathy, S, (2001), Causation and effectuation: toward a theoretical shift from economic inevitability to entrepreneurial contingency, Academy of management Review.
  • [4]
    Fayolle A, Toutain O, (2009), Le créateur d’entreprise est un bricoleur, L’Expansion Entrepreneuriat, n° 1, janvier 2009.
  • [5]
    Silberzahn P., 2013, Effectuation, Les principes de l’action entrepreneuriale, disponible : www.effectuation.org.
  • [6]
    Fayolle A, Verzat C, (2009), Pédagogies actives et entrepreneuriat, quelle place active dans nos enseignements, Revue de l’Entrepreneuriat, volume 8 n° 2, 2009. En ligne
  • [7]
    Surlemont B., Kearney P. pédagogie et esprit d’entreprendre, Bruxelles, De Boeck, 2009.
  • [8]
    Fayolle A, Gailly B, Lassas-Clerc N, (2006) Mesure de l’effet à court et à long terme d’un programme d’enseignement de l’entrepreneuriat (PEE) sur l’intention entrepreneuriale des participants : importance des conditions initiales, 8e congrès du CIFPME, HEG Fribourg.
  • [9]
    Anderson, L.W. et Krathwohl, D. R. (Ed.) (2001). A Taxonomy for Learning, Teaching and Assessing: A Revision of Bloom’s Taxonomy of Educational Objectives. New York: Longman, 302 p.
Français

Les chercheurs observent et interprètent la réalité. Les praticiens de l’accompagnement recherchent des sources académiques pour mieux comprendre leur métier. Les apports académiques disponibles et captés par Dominique Frugier cours de 25 années d’expérience de l’accompagnement ne s’entrechoquent pas mais se complètent. L’histoire de l’entrepreneuriat les enrichit et les oriente vers la confirmation du rôle de la pédagogie dans l’accompagnement.

Un entretien avec 
Dominique Frugier
Dominique Frugier a été jusqu’à l’an dernier responsable des formations et de l’accompagnement en entrepreneuriat à l’École Centrale de Lille. Il se consacre désormais au prosélytisme de l’entrepreneuriat et de l’innovation. Il est président d’Alice Lab’ et secrétaire général de l’Académie de l’Entrepreneuriat et de l’Innovation.
Propos recueillis par 
Chrystelle Gaujard
Chrystelle Gaujard est enseignant chercheur au LEM et responsable du domaine entrepreneuriat de l’école d’ingénieurs HEI à Lille ;
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/08/2014
https://doi.org/10.3917/entin.021.0143
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...