CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les Points clés

  • L’Homme est la clé d’entrée du nouveau dispositif d’accompagnement des Chambres de Commerce et d’Industrie.
  • L’enjeu consiste à passer de la posture d’expert technique à celle de coach et de co-concepteur de business model.
  • Sans recours aux travaux académiques, les 26 CCI seraient trompé de registre dans leur mutation. Leur réseau rassemble 1 000 conseillers pour la création reprise-transmission.

1 Dominique Frugier : CCI Entreprendre a modifié le métier de l’accueil et de l’accompagnement ; quelle est la genèse du processus que vous avez engagé ?

2 Nathalie Carré : Interroger les conseillers en charge de l’accompagnement des créateurs d’entreprise sur leur métier, quand certains d’entre eux ont plus de vingt ans d’expérience, est une démarche normale. Une demande de réflexion sur le métier existait de leur côté, motivée, d’une part, par une modification du public accueilli avec de plus en plus de micro-entrepreneurs et, d’autre part, par l’arrivée de nouveaux acteurs (accélérateurs, start-up week-end, Apéro entrepreneur…). Les enquêtes menées montraient que les clients étaient pleinement satisfaits des prestations des CCI, dès lors qu’on répondait à leurs questions sur les modalités de la création. Les clients ne demandaient pas plus, mais ne fallait-il pas plutôt interroger les chefs d’entreprise ayant été accompagnés et ayant du recul sur l’apport de cet accompagnement pour mieux identifier non plus les attentes des clients mais les besoins des entrepreneurs ?

3 Un groupe de travail d’une cinquantaine de conseillers a travaillé. Il en est ressorti une liste de 140 propositions de prestations complémentaires de conseils techniques à délivrer. Effectivement, les études disponibles sur la création d’entreprises listaient un nombre conséquent de difficultés perçues. Un élargissement de l’offre de service pour traiter chaque problème point par point n’était pas tenable. Il manquait une vision d’ensemble de la problématique de l’accompagnement. Ne traitait-on pas finalement le détail sans se poser la question des principes fondamentaux du métier ? Il fallait prendre du recul afin de pouvoir explorer d’autres voies.

4 D.F. Vous qualifiez votre démarche vers le monde académique de « révélation », pourquoi ?

5 Les chercheurs en entrepreneuriat observent les réalités de l’accompagnement, les situent dans leurs contextes et tentent de les modéliser. Les conseillers sont sur le terrain et gèrent leur quotidien sans avoir vraiment le temps de resituer leurs pratiques dans un contexte plus général.

6 Alain Fayolle et Caroline Verzat furent nos contacts à ce stade. Grâce à Alain Fayolle, nous nous sommes plongés dans les travaux de Christian Bruyat mettant en valeur la dialogique porteur/projet, la configuration stratégique instantanée et nous rappelant qu’une partie importante de la création se joue dans la phase amont de l’idée. Le travail sur l’idée permet de l’adapter, et surtout de la mettre en cohérence avec les motivations du porteur de projet. Le projet doit être faisable et désirable. Ensuite, nous avons examiné les travaux d’Yvon Gasse, qui préconise de travailler sur les attitudes et les compétences entrepreneuriales.

La Tribune donne la parole alternativement à l’un des abonnés de soutien de la revue. Elle a pour objectif de mettre en avant la perception d’un ou plusieurs enjeux clé d’actualité de nos abonnés. À travers leur témoignage, la tribune vise aussi à mettre en évidence les différentes formes de relation possibles entre praticiens et chercheurs : Quelles questions ou problématiques nouvelles les praticiens adressent-ils aux chercheurs ? Quels éclairages théoriques ou méthodologiques issus de la recherche font sens dans la pratique ? Quelles collaborations sont possibles et à quelles conditions ?

7 Nous en retirons que la priorité dans la prise en charge d’un porteur de projet est de travailler sur l’Homme. Il s’agit de contribuer à son orientation entrepreneuriale vers le projet qui lui correspond et qu’il aura la capacité de mettre en œuvre.

8 D.F. Ces premiers apports académiques semblent vous conduire à personnaliser les accompagnements.

9 N.C. Nous savions que les processus de création ne sont pas identiques d’une personne à l’autre et qu’ils ne sont pas linéaires mais nous avions défini, pour des raisons de flux (nous recevons 250 000 porteurs de projet par an), une série d’étapes ou de passages obligés et ordonnés, thématiques ou techniques pour accompagner les créateurs : marché, concurrence, faisabilité technique, questions juridiques et fiscales sur l’activité, statuts, prévisionnels financiers. Même si, bien évidemment, les conseillers adaptaient leur accompagnement à la personnalité de l’individu, ils étaient malgré tout bloqués par ce cadre contraignant. Pour des raisons de temps, jusqu’ici, la prise en compte de l’homme se limitait bien souvent à la discussion sur la cohérence entre ses capacités professionnelles acquises et son projet.

10 Désormais, notre offre est sur mesure. Nous intégrons tous les concepts récents qui préconisent des expérimentations successives, donc un vécu du projet, avec ses phases de divergence et de convergence comme le montre le processus du design thinking, et à partir duquel le porteur de projet pourra s’orienter et se déterminer. Nous incitons à l’action par l’expérimentation comme par exemple, la recherche d’engagement de parties prenantes et de preuves de marché potentiel, process qui s’inspire du lean startup. La théorie de l’effectuation nous apporte aussi une vision réaliste du porteur de projet qui s’engage en fonction de ses moyens et des ressources qu’il peut mobiliser par son action et par ses réseaux. Désormais, chaque porteur de projet de création entre dans un parcours d’accompagnement qui lui est propre.

11 D.F. Vous définissez aussi la réflexion sur la posture d’accompagnement comme une « révélation ».

12 N.C. Oui, parce que nous nous sommes rendu compte que l’évolution de notre offre de service ne passerait pas par une augmentation du nombre de prestations mais par une modification de la façon de réaliser ces prestations, autrement dit, de la façon d’exercer le métier de conseiller.

13 La révélation est apportée par Caroline Verzat qui explique que le problème posé est celui du choix d’une posture d’accompagnement. On constate que le nombre de postures adéquates, certes variable en fonction du contexte du public à accompagner, peut être limité à trois. Les conseillers des CCI, le plus souvent, n’utilisaient qu’une seule posture, la posture fonctionnaliste. Caroline nous a donc aidés à comprendre les deux autres postures du métier de conseiller Création.

14 Nous avons tous réalisé que la focalisation sur la résolution de problèmes techniques devenait intenable pour les conseillers, car, d’une part, Internet apporte beaucoup de réponses (même si elles sont parfois erronées, l’internaute ne le sait pas nécessairement) et, d’autre part, cela les obligeait à devenir de plus en plus experts de plus en plus de sujets.

15 Elle a également travaillé avec un groupe de conseillers sur des situations-problèmes particulières pour les aider à envisager d’autres solutions permettant de sortir du problème.

16 D.F. Quels sont les freins et les leviers d’action pour faire évoluer le métier ?

17 N.C. Ils sont de plusieurs ordres, personnels et organisationnels.

18 Sur le plan personnel, le statut du conseiller vis-à-vis du porteur de projet se modifie. On doit passer de la posture du « je suis expert, donc je vous dis quoi faire et comment le faire, voire quelle décision prendre » (posture souvent appréciée par les créateurs qui se « reposent » ainsi sur les conseillers) à celle de l’accompagnant ou du coach qui chercher à autonomiser le créateur pour le préparer au métier d’entrepreneur qui est de fait, un décideur. Les conseillers des CCI passent donc de la posture d’experts en méthodologie de création d’entreprise à celle de co-concepteur de business model cohérents voire innovants. Ce changement notable dans le métier a été apprivoisé d’emblée par la plupart des conseillers, ravis d’avoir été aidés à révéler leur problématique professionnelle qui résidait dans un choix de posture jusque-là peu conscientisé mais interrogatifs quant à la mise en pratique ! Pour la mise en œuvre, cela impacte l’organisation, la formation et la mise à disposition de méthodologies adéquates, nous en reparlerons. En 2014, les trois quarts des CCI mettront en œuvre la nouvelle offre de service.

19 Le travail sur le choix d’une posture adaptée permet aussi de résoudre la question des compétences en psychologie des conseillers dès lors qu’on met l’homme au centre du dispositif d’accueil. Les conseillers craignaient de devoir intervenir dans un champ qui ne faisait pas partie de leurs références culturelles majeures. Ils craignaient aussi le risque de transformer les séances d’accompagnement en « psycho papouilles » alors que le projet de création doit aboutir dans toutes ses dimensions. Mais il est clair qu’il s’effectue un passage du « tout pour le projet » à « l’Homme surtout, le projet un peu ! ». La clé d’entrée du choix de la posture s’intègre bien dans une démarche très pluridisciplinaire et matérialise l’apport conceptuel de Bruyat sur la dialogique porteur/projet.

20 D.F. En somme, la nouvelle offre de service reposerait sur un travail d’ingénierie pédagogique.

21 N.C. Le chantier est très conséquent et il comporte plusieurs dimensions.

22 En premier lieu, la nouvelle segmentation des visiteurs est alignée sur la prise en compte de leur détermination vis-à-vis de la création d’entreprise. Nous distinguons trois segments d’entrepreneurs : aspirants, potentiels, naissants.

23 En second lieu, le dispositif prévoit plusieurs séquences :

  • L’entretien « découverte » consacré à la motivation, au volontarisme du porteur de projet et à l’état d’avancement du projet. Le visiteur renseigne d’abord un questionnaire axé sur la perception de son futur métier. L’entretien qui suit aboutit à une offre de service sur mesure. L’avantage du réseau des CCI est que les intervenants disposent de suffisamment de temps à consacrer aux visiteurs.
  • En fonction de la détermination du porteur de projet, un accompagnement individuel et/ou collectif sur le business model de son activité,
  • Puis, en collectif ou en individuel, un accompagnement spécifique sur les études qui permettent de donner corps au projet (étude de marché, communication, juridique…).

24 Le fil conducteur de la méthode d’accompagnement vise l’autonomie du porteur de projet par la pédagogie du learning by doing, le challenge, les flipped classrooms et la mise en posture réflexive et critique du porteur de projet. Les méthodes et outils du Business Model Canevas et le lean startup sont aussi mis en œuvre.

25 La réflexion sur cette nouvelle offre nous a permis de faire évoluer notre modèle économique. L’offre personnalisée de service ainsi conçue peut désormais être vendue.

26 D.F. Comment manager un tel projet dans son ampleur ?

27 N.C. Parlons de la mise en route et du suivi. Tout a commencé par une réflexion dans un groupe de travail légitime. Ce groupe s’est réuni une quinzaine de fois de façon à partager les diagnostics, envisager les solutions, écouter Alain et Caroline et décider des principes fondateurs de la nouvelle offre de service :

  • « L’Homme », clé d’entrée du dispositif
    Pas d’entrée sur la technique mais par l’Homme et sa détermination à entreprendre
  • Passer de l’assistanat régulier à l’autonomie systématique
    Pour préparer le porteur de projet à la vie de chef d’entreprise
  • Accompagner par le challenge
    En tenant compte des besoins des clients plutôt que de leurs attentes
  • Le tout, sur mesure
    Parce que les clients veulent ce dont ils ont besoin au bon moment

28 Ces principes ont été validés par les clients : focus groupes et enquêtes quantitatives. Puis, il a fallu construire les outils pour respecter ces principes au fil de chacune des prestations. C’est au niveau national, que cela a été conçu. Des livrables et des outils pratiques ont été proposés aux CCI, comme par exemple, des fiches méthodologiques par prestation, une boîte à outils pour faciliter la mise en œuvre. J’ai effectué de nombreux déplacements en régions. Chaque prestation, chaque outil a été testé avec des créateurs, par moi et par des conseillers. L’itération a donc été notre meilleure amie ! Une fois qu’on a atteint un livrable acceptable par tous, chacun a été expliqué en web-conférence diffusée sur l’intranet. Pour les prestations collectives, des tests en CCI ont été filmés et diffusés : nous sommes nous-mêmes devenus des adeptes de l’effectuation ! Des formations ont été mises en place sur la nouvelle posture des accompagnants, le Business Model Canevas et le « lean canevas ».

29 Il nous reste à mettre en place un système d’auto-évaluation de la posture et d’auto-formation des conseillers, ainsi qu’une évaluation du nouveau dispositif.

30 Pour conclure, l’apport de la recherche académique et de chercheurs réellement impliqués dans le progrès des méthodes de motivation et d’accompagnement à l’entrepreneuriat a été décisif. Sans cela, nous nous trompions de registre, en multipliant les prestations qui auraient répondu aux attentes des créateurs mais pas à leurs besoins : les aider à valider leur projet et à devenir chef d’entreprise. Cet apport continuera à être sollicité au vu du champ d’application prometteur de la théorie de l’effectuation. Ce qui est intéressant dans la recherche en entrepreneuriat est que les chercheurs sont en quête d’observation de terrain. Entreprendre & innover créée une réelle dialogique entre la recherche et le monde professionnel. Il faut poursuivre dans cette voie.

Un entretien avec 
Nathalie Carré
animatrice des réseaux Création – Transmission – Reprise d’entreprise des Chambres de Commerce et d’Industrie
Nathalie Carre a été sollicitée dès la sortie de ses études en entrepreneuriat pour co-fonder une chaîne de restauration rapide à base de produits bio. Après cette expérience, elle a poursuivi dans l’entrepreneuriat en devenant salariée d’entreprises en création ou en créant des concepts pour des tiers. En 2001, elle rejoint la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris au sein de laquelle elle sera en charge de l’animation de l’action Entreprendre de la CCI. En 2006, elle rejoint CCI France, la tête de réseau des CCI, toujours en charge de la thématique de l’entrepreneuriat.
Propos recueillis par 
Dominique Frugier
Dominique Frugier a été jusqu’à l’an dernier responsable des formations et de l’accompagnement en entrepreneuriat à l’Ecole Centrale de Lille. Il se consacre désormais au prosélytisme de l’entrepreneuriat et de l’innovation. Il est président d’Alice Lab’ et secrétaire général de l’Académie de l’Entrepreneuriat et de l’Innovation.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/08/2014
https://doi.org/10.3917/entin.021.0137
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