CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Geneviève Le Normand. En quoi consiste votre fonction ?

2 Philippe Méré. Je suis associé fondateur d’une structure de capital risque. Nous sommes un spin off de la Banexi (filiale de BNP). Nous sommes maintenant une société de gestion indépendante, dont le capital est détenu par les associés. Notre métier consiste à lever des fonds auprès d’institutions comme les banques, les compagnies d’assurances, pour ensuite les investir dans des entreprises de technologie. Pour être très précis, nous exerçons un métier de capitaliste, au sens originel du terme. Nous entrons au capital de sociétés dont nous pensons qu’elles auront de la croissance et seront profitables, les accompagnons quelque temps, avec l’objectif d’en sortir le plus rapidement possible en faisant une plus-value. Nous avons actuellement une trentaine de participations en portefeuille, dans des activités technologiques qui sont situées en France. Nous ne nous voyons pas faire du capital-risque à l’autre bout de la planète !

3 À quel moment de la vie de l’entreprise intervenez-vous ?

4 P.M. Nous ne faisons pas d’amorçage. Nous intervenons en général dans des entreprises qui ont plus de trois ans et qui réalisent entre cinq cent mille et un million d’Euros de chiffre d’affaires.

5 Quel est votre critère numéro un pour sélectionner les entreprises ?

6 P.M. La marge !!! Je me pose tout de suite la question : qu’est-ce que l’entreprise vend et avec quelle marge ! Tout le reste, c’est …du discours ! La vraie question est la proposition de valeur. J’ai décidé de ne pas intervenir au-dessous d’une marge de 60 % (je parle de marge brute, bien sûr). Je constate une vraie difficulté chez les entrepreneurs à prendre en compte cet élément clé qu’est le « pricing ». « À combien je vends ? » Seule la réponse à cette question permet de savoir s’il y a une opportunité d’entreprise, même s’il s’agit d’une niche. Rappelons-nous aussi qu’en France, la marge en moyenne est de 28 %.

7 Y a-t-il un autre critère que la marge ? L’équipe porteuse du projet par exemple ?

8 P.M. Au risque de choquer ou de paraître iconoclaste, je dirais que j’essaie de savoir s’ils peuvent être mauvais ! Soyons clairs : nous finançons des rebelles, littéralement des révolutionnaires de l’économie de marché, pas des gens qui veulent faire carrière dans un grand groupe ou dans un ministère. Nous finançons de forts caractères, des personnes pas faciles…

9 Alors comment faites-vous pour les choisir puis travailler avec eux ?

10 P.M. Pour ma part j’utilise « l’intuition rationnelle » ! Aux USA, pendant longtemps, les porteurs de projets étaient envoyés chez des psychologues, analysés. Moi, je les reçois, prends le temps, leur pose des questions très personnelles sur leur relation à l’argent, aux honneurs, sur leur situation familiale. J’arrive à « sentir » la personne. Ensuite commence l’aventure. En effet, une fois que le deal est signé, inévitablement il y a conflit entre l’entrepreneur qui est un visionnaire et le capitaliste qui est rationnel. Ce conflit est normal.

11 Je n’interviens que dans des niches, à condition que cette niche existe aussi à l’international, tout en gardant en tête le problème actuel dollar / euro. Et la réalité actuelle de notre métier est que, lorsque l’on fait deux fois la mise, on est content ! Le deal est simple : nous sommes là pour aider un projet et sortir le plus rapidement possible.

12 Qu’entendez-vous par rapidement ?

13 P.M. Nous souhaitons sortir au bout de trois et sept ans, soit par une introduction en bourse, soit par la vente à une autre société. Rester dix ans serait un échec. Cela dépend bien sûr beaucoup de la conjoncture. Dans les années 2000, c’était beaucoup plus facile : on pouvait sortir en dix-huit mois et parfois avec vingt fois la mise ! C’étaient un peu les années folles. Après cette époque, ce fut catastrophique ; puis laborieux ; puis catastrophique de nouveau !

14 Il faut remettre tout cela dans le contexte. Après les années 2000, nous avons vu arriver une nouvelle race de compétiteurs (si je peux m’exprimer ainsi) : la Chine, les pays de l’Est. Les coûts de manufacturing se sont effondrés et les entreprises françaises n’ont pas pu suivre.

15 Je me suis retiré de certains secteurs comme les semi-conducteurs. Nos dirigeants politiques n’ont rien compris. Ils n’ont pas eu le courage d’adapter le modèle français à la nouvelle donne de la mondialisation. À terme, je crains fort que ce métier d’investisseur n’ait plus de sens et d’attrait pour les jeunes en France, en Europe. Il leur faudra aller dans d’autres pays, là où existe une vraie flexibilité, où les régimes sociaux ne sont pas aussi rigides.

16 Comment concevez-vous l’accompagnement des entrepreneurs ?

17 P.M. L’expérience m’a montré qu’il existe en gros, parmi les porteurs de projet, 5 % de bons, 90 % de moyens et 5 % de fous. À nous de trouver les bons ! Mais dans tous les cas, ce que nous voulons absolument, c’est la transparence, la vérité. Je ne supporte pas que le type nous cache des choses. Nous nous méfions de celui qui sait tout, celui que j’appelle (je mets des guillemets) « con / prétentieux / orgueilleux … nul quoi ! » Une fois que je suis au capital, j’essaie d’agir comme un miroir. N’oublions pas que le chef d’entreprise est seul ; il supporte la tension, le stress. Sans partager. Nous lui offrons de « décharger » sur nous ; il peut tout nous dire, pour que nous puissions trouver une solution ensemble. Nous sommes donc des alliés objectifs. Mais il ne doit pas nous raconter des bobards. Très souvent, l’entrepreneur n’est pas un manager ; il n’est pas à l’aise avec les chiffres. Il manque de formation, ne sait pas lire un bilan. Les niveaux de connaissances sont très hétérogènes parmi les porteurs de projets. Souvent je dois me transformer en formateur ; c’est révélateur de la sous-culture économique, anticapitaliste qui a été distillé par notre système éducatif.

18 J’essaie aussi de bien leur faire comprendre les contraintes lourdes de la condition d’entrepreneur : être capable de bien expliquer leur choix à leur famille, à leur conjoint ; savoir qu’ils devront se lever tôt, aller à la recherche de clients, les convaincre. C’est un métier de combattants, de guerriers, pas de gens gentils. Et au-delà, c’est presque une philosophie de vie. Les entrepreneurs sont des gens qui s’épanouissent dans le challenge permanent.

19 Tout le contraire de personnes assistées ! Terme que l’on entend souvent pour qualifier certains de nos concitoyens !

20 P.M. Effectivement ! Je partage ce constat qu’il y a de plus en plus de personnes qui veulent être prises en charge. Regardez actuellement avec les élections municipales ; certaines communes ne trouvent plus de maires. Peu de personnes veulent prendre des responsabilités locales. La France est un pays qui veut vivre tranquille, avec l’aide de l’argent public. L’après guerre et ses nationalisations massives ainsi que les lois sociales qui ont été votées ont tué l’esprit entrepreneur et pour ainsi dire ont fait de la France le NPA : « Nouveau Pays Anticapitaliste ». On a tué l’essence même du capitalisme qui consiste à gagner de l’argent avec ses idées et son travail. On se méfie des gens qui gagnent de l’argent. On préfère vivoter. Et l’on ne voit pas que ce système, entretenu par tous les gouvernements, conduit à la paupérisation de la France. De compromis en compromis, le système français est en survie…

21 Quelle conclusion tirez-vous de vos analyses, et comment pouvons-nous agir ?

22 P.M. Je pense qu’il y a un vrai problème en France : la formation des élites. J’ai conscience de ne rien dire de nouveau, mais le problème est toujours là. On forme nos futures élites d’abord dans le même moule, dans des écoles d’État, avec de l’argent public, fondamentalement dans une vision anticapitaliste, au sens que j’évoquais tout à l’heure. Ces choix faits depuis des décennies ont mené à la désindustrialisation de notre pays. Or, c’est la bonne santé de l’industrie qui génère la prospérité et crée les conditions d’une industrie compétitive. Autre point, l’industrie emploie tout le monde (ingénieurs, cadre, technicien, ouvrier). Les services s’adressent aux deux extrémités de l’échelle : soit des gens très bien formés, typiques des cabinets de conseils soit à l’autre extrémité des gens sans qualification. Si l’on rajoute le taux des différents impôts, taxes, cotisations, etc. et un code du Travail qui est un véritable « petit livre rouge », il est évident que la création d’entreprises dans cet environnement est sinon vouée à l’échec, tout au moins un sacerdoce, et peut même apparaître un acte de résistance au système ! Autre remarque : les Français ne veulent pas être riches ; ils veulent être « égaux ». Ils ne veulent pas que l’autre ait plus qu’eux. Le Français veut l’égalité plus que la liberté, comme le disait déjà Tocqueville !

23 Vous êtes donc pessimiste ?

24 P.M. Oui et non. Je pense qu’il va se passer quelque chose. Nous sommes arrivés tout au bout d’un système qui va imploser, un peu comme l’Union soviétique à la fin des années 90. Je pense, j’espère que l’on va trouver une autre voie, une autre façon de construire le pays, l’économie. Regardez la jeune génération, la fameuse génération Y. Elle a d’autres objectifs, d’autres priorités, elle est en train d’inventer une autre façon de vivre. S’il ne se passe rien, cette jeunesse continuera le mouvement actuel : elle partira ailleurs et déploiera son énergie et son talent dans d’autres pays.

Une interview iconoclaste de 
Philippe Méré
associé fondateur de Banexi Ventures Partners
Propos recueillis par 
Geneviève Le Normand
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/08/2014
https://doi.org/10.3917/entin.021.0108
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...