CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Votre livre La Force de la Différence est d’une très grande richesse, il y a beaucoup d’idées, quels éléments principaux souhaitez-vous particulièrement mettre en avant ?

2C’est un livre auquel je me suis beaucoup attaché. Cela faisait longtemps que je voulais écrire un livre autour de la question de l’étranger, au sens le plus général de ce terme. La première chose que je voulais montrer, c’est que l’étranger n’est pas systématiquement un être exclu, bafoué, dominé…, mais quelqu’un qui est dans l’entre deux, qui occupe une position intermédiaire. Cette position est celle des passeurs et une société ne peut exister sans eux. Mais il n’existe pas vraiment aujourd’hui de sociologie de l’étranger. La question que je pose au fond, c’est ça : Qu’est-ce qui se passe et qu’est-ce qu’on dit sociologiquement à ce sujet, quand les gens n’occupent pas toujours une place ou ne sont pas toujours en train de s’acheminer vers une place prédéfinie ? Quand on est entre deux positions, comment vit-on ? La deuxième idée, concerne l’étranger au sens métaphorique : on a tous plus ou moins une part d’étrangeté mais par contre, on ne s’y intéresse pas toujours. Et puis la troisième idée, c’est que tous les entrepreneurs et tous les patrons sont plus ou moins étrangers, pas seulement parce qu’ils sont issus des diversités, mais parce qu’entreprendre suppose de rendre la caractéristique « étranger » plus visible.

3Parmi les patrons issus de la diversité que vous avez rencontrés, est-ce que vous observez une différence en terme de construction identitaire entre ceux qui prennent le chemin entrepreneurial et ceux qui embrassent des carrières plus conventionnelles au sein de l’entreprise ?

4C’est une vraie question. Un entrepreneur est nécessairement dans cette position d’étranger. Il est obligé de faire le va-et-vient entre ce qu’il est et le regard que les autres portent sur lui, de gérer son investissement en fonction de ce qu’il est subjectivement et non pas seulement en fonction de ce qu’il est objectivement. Les petits commerçants indépendants sont aussi dans cette position d’étrangers. Ce sont des indépendants, le terme est chargé dans ce sens-là… En revanche, pour les gens qui sont dans le management, il y a deux catégories en réalité. Il y a les managers qui sont véritablement issus de la diversité du fait de leur milieu familial ou de choses difficiles vécues dans leur enfance. Et il y en a d’autres pour qui ce sont des choses moins spectaculaires. Par exemple un polytechnicien qui se forme aux sciences sociales et qui veut activement les intégrer au management. On se rend compte pourtant que c’est un peu le même profil, c’est-à-dire qu’ils se sont construits de manière identitairement non linéaire. Ce sont alors des manageurs non conventionnels, innovateurs parce que c’est le moyen de survivre. Quand on est différent, quand on est étranger, comme les conventions ne correspondent pas vraiment à ce qu’on est, il faut les faire bouger et cela produit des comportements innovateurs.

5En vous lisant, on a l’impression que vous oscillez entre la sociologie et la psychologie, vous avez recours à de nombreuses théories issues des deux champs. Est-ce que vous situez des frontières entre ces deux approches ?

6Je ne pense pas qu’il y ait de frontières bien légitimes entre les différentes sciences humaines, sauf à être une personne qui représente des institutions étroites et qui défend un champ. Quand Durkheim a construit les premières théories sociologiques en les opposant aux théories psychologiques, ces distinctions avaient une véritable valeur épistémologique. Je crois qu’aujourd’hui, il faut être un peu sérieux et tenir compte de l’évolution des savoirs. Les sciences humaines nous donnent chacune à leur manière des outils pour comprendre les phénomènes. Ce serait dommage de ne considérer qu’une théorie qui concerne une discipline ou une sous-discipline. À un certain âge, on est un peu plus libre aussi. J’ai eu envie d’écrire les choses comme ça donc je l’ai fait en donnant aussi beaucoup la parole aux gens. Parce que je trouve qu’ils raisonnent très bien et souvent mieux que ce qu’on pourrait faire nous-mêmes. C’est un travail de sciences humaines, ce n’est pas un travail uniquement sociologique. À cet égard aussi, la dernière idée qui est importante, c’est qu’il est possible d’inverser son destin. La sociologie c’est souvent la détermination, la domination… Je ne dis pas que c’est faux, je l’explique bien dans le livre, mais ce n’est pas toujours vrai. Il y a ainsi des choses qui sont laissées dans l’ombre… Si tout est déterminé, alors la notion même d’effort n’a plus de raison d’exister. Il faut être conscient du message dont on est porteur en tant que sociologue. J’ai toujours été engagé pour défendre l’importance de certaines idées : la créativité collective, l’innovation, la transgression légitime, l’engagement, la mobilisation, etc.

7Donc vous prenez des risques au sein de votre communauté et vous êtes un peu étranger à la sociologie, si je comprends bien…

8Ce ne sont pas des choses très importantes au regard des gens qui sont issus de la diversité et qui ont vécu des choses très lourdes du fait de leur différence. Mais c’est vrai, j’ai passé treize ans chez France Telecom avant d’entrer à l’université. Ce n’est pas une carrière de sociologue tout à fait linéaire.

9Mais pour revenir à notre sujet, à partir du moment où ces personnes atypiques osent prendre la parole, elles expriment une grande lucidité. Mais ce n’est pas toujours facile… Être lucide et l’afficher amène à se heurter aux croyances dominantes, aux conventions. Parmi les personnes que j’ai interrogées, beaucoup n’avaient jamais parlé de leur façon de voir le monde, de leur différence. Elles n’avaient pas expliqué à une personne extérieure la relation entre leur mode de gestion des affaires et leur différence. Elles ne l’avaient pas travaillé explicitement comme ça. Je pense que cela leur a apporté quelque chose de le faire. Parce qu’il y a eu pas mal de remerciements. Vous savez, cette phrase qui touche beaucoup les sociologues quand un entretien se passe bien : Merci de m’avoir permis de comprendre tout ceci !

10Justement, comment le travail de reconstruction identitaire et d’inversion de son destin que vous mettez en évidence peut-il être facilité par d’autres ? C’est une question importante en particulier pour toutes les personnes qui accompagnent les entrepreneurs.

11Oui, un tiers ça aide. Mais le tiers, ce n’est pas nécessairement un psychothérapeute, un psychanalyste ou un coach, même si cela peut être le cas. Cela peut être une âme sœur, un amour, qui est extrêmement structurant. Le lien d’amour c’est un lien de confiance aussi… C’est rare et très précieux aujourd’hui. Pour ma part en tant que sociologue, j’essaye d’avoir une écoute attentive et soutenante. Mais ce n’est pas une oreille mécaniquement bienveillante. Lorsque j’ écoute, j’essaye de comprendre, au sens sociologique, de manière sympathique. Mais j’ écoute des personnes autonomes. Parfois, il y a des choses douloureuses qui peuvent être confiées ; les personnes révèlent leur fragilité du fait des traumatismes passés qui ne sont pas toujours résolus. Les blessures peuvent rester vives. Dans ce cas, bien évidemment, on est dans une posture qui consiste à manifester la compréhension. Il y a de la compassion au minimum. C’est très touchant. Les gens ont besoin d’exprimer cela, et moi j’en ai besoin pour comprendre leur trajectoire. Mais ce n’est pas nécessaire pour restituer l’explication. J’ai retiré ces passages du livre.

12À quoi peut-on attribuer le succès de ces personnes que vous avez rencontrées alors que la plupart échouent à inverser leur destin ? Est-ce à cause de caractéristiques psychologiques ? d’héritages transmis par les générations précédentes ? de soutiens extérieurs ?…

13Pour le livre, je n’ai interrogé que des personnes qui avaient réussi, donc c’est un peu la limite du point de vue de la méthode. Mais auparavant, j’avais rencontré des gens qui n’avaient pas réussi leur entreprise ou leur carrière… Et il y a deux choses qui me semblent caractéristiques dans cette population des personnes différentes du point de vue des moteurs. La première, c’est qu’ils ont abandonné leur communauté d’origine. Pour moi, c’était une découverte, je n’avais pas du tout fait cette hypothèse. Mais pratiquement, quelle que soit leur origine, qu’ils soient homosexuels, handicapés, d’origine immigrée ou que ce soit des femmes, tous parlent de façon positive des mouvements qui défendent leur cause. Mais n’y sont pas impliqués, voire ils sont assez rapidement critiques. Donc ce sont des gens qui ont quitté leur communauté mais ils n’ont pas complètement intégré la société des normaux. Ils sont clairement dans l’entre-deux. C’est important, parce que cela veut dire que pour bouger, il faut larguer les amarres… Sinon on ne bouge pas ! Mais cela suppose également de se souvenir d’où on vient, de valoriser le voyage en quelque sorte. La deuxième caractéristique, c’est l’histoire des fées : toutes ces personnes-là ont rencontré une fée. Ça peut être des parents (mais pas systématiquement), l’âme sœur mais aussi, et c’est important pour nous, les enseignants de le savoir, des représentants de l’institution. Souvent ces derniers sont des professeurs du secondaire, mais parfois aussi un policier… Il est vrai que ces personnes-là ont, elles, une capacité à repérer les fées. Mais mon enquête s’arrête là… Pourquoi certains plutôt que d’autres, ont-ils une capacité à tirer parti des liens qui s’offrent à eux ? Je ne l’ai pas traité.

14À propos des représentants de l’institution, vous soulignez me semble-t-il quelque chose d’important : eux aussi on fait un travail de distance à la norme…

15Oui bien sûr, les fées ne sont pas des gens comme les autres… Leur posture a certainement quelque chose à voir avec la recherche d’un rapport personnel empathique à autrui. Ce sont toujours des personnes qui ont abandonné le respect mécanique d’un certain nombre de conventions.

16Alors qu’est-ce que cela impliquerait pour les personnes qui ont à accompagner des personnes issues de la diversité ?

17Ce qui serait dans mon esprit extrêmement important, ce serait de bien les choisir. Par exemple en prenant des gens qui soient issus de la différence, ou du moins qui savent se positionner de manière relativement extérieure à ce que racontent les conventions. Cela peut être aussi du compagnonnage, qui d’ailleurs marche très bien avec les entrepreneurs.

18Dans votre livre, le travail de reconstruction identitaire des personnes issues de la différence semble toujours à bâtir dans les interactions du quotidien. Or en entrepreneuriat, on constate qu’il y a des phases de vie plus propices que d’autres à l’émergence de projets de création d’entreprise. Est-ce que vous observez des moments particuliers, peut-être plus intenses de reconstruction, en particulier autour des crises de « transition identitaire » décrites par les psychologues du développement ?

19C’est un peu compliqué, parce qu’il y a la crise identitaire et son rapport avec l’engagement professionnel. Il me semble qu’il y a quelque chose d’important qui se joue pendant la période de jeunesse. À un moment donné, ils se disent et ils disent aux autres « je ne saurais pas faire comme on m’a demandé de faire ». Cela se passe surtout au début de leur vie professionnelle. On en parle longuement dans les entretiens. Parce que c’est le moment où ils se disent qu’ils vont essayer de construire leur destin. L’autre chose frappante, c’est qu’ils ne peuvent plus s’arrêter. C’est-à-dire que même riches et après 65 ans, ils ne peuvent plus s’arrêter de s’investir dans des trucs, à monter des combines… Ils sont comme addictifs à leur engagement, parce que c’est cette valeur-là qui les construit fondamentalement. Et du point de vue identitaire, il y a aussi l’aventure. C’est touchant. Je reprends ici l’expression de Simmel, qui parle de la rationalité voilée du joueur. Ce qu’il veut dire par là, c’est que ce qui intéresse le joueur, ce n’est pas de gagner de l’argent vite. C’est de faire en sorte que le destin lui sourie. Cela caractérise vraiment les patrons atypiques. Une fois qu’ils y ont pris goût, c’est comme les joueurs, ils veulent sans arrêt montrer que le destin peut leur sourire à nouveau.

20Mais si ils ont, comme vous dites, largué les amarres en quittant leur communauté d’origine, ils n’ont plus d’autre solution en fait…

21Oui ils sont seuls par rapport à leur destin, où se sentent seuls, mais ils souhaitent contribuer à « faire société ».

22Vous développez cette dimension missionnaire en les rapprochant des premiers entrepreneurs capitalistes décrits par Weber…

23Oui et c’est d’ailleurs une hypothèse que je n’avais absolument pas faite initialement. Elle m’est venue en interviewant un entrepreneur maghrébin autodidacte. Au bout d’une demi-heure, je me disais ; c’est comme s’il avait lu l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme et qu’il s’y référait. Ce qui évidemment, n’était pas du tout le cas. Mais il me parlait de Dieu et de la mission qu’il avait reçue sur terre exactement de la même manière. Cette idée de mission se retrouve dans leur souci de rendre à d’autres ce qu’ils ont reçu une fois qu’ils ont réussi.

Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2014
https://doi.org/10.3917/entin.020.0066
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