CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Les entrepreneurs atypiques sont réputés avoir plus de mal que les autres à trouver des financements en fonds propres.
  • Le fonds de capital-investissement Citizen Capital, qui cible les entrepreneurs atypiques, a développé une méthodologie qui lui permet de concilier performance économique et performance sociale.
  • Toutefois, la possibilité pour une telle démarche de se pérenniser et de se développer à grande échelle est encore un sujet d’interrogation.

1La question de la diversité irrigue bon nombre de discours politiques, sociaux et managériaux. Considéré comme un enjeu essentiel de la cohésion sociale [1], et de plus en plus comme un facteur de croissance économique et d’innovation, la mise en place de politiques publiques volontaristes a pourtant du mal à faire consensus, en particulier s’agissant de la dimension socio-ethnique. Plusieurs raisons à cela : les stéréotypes restent vivaces, un certain nombre de freins persistent au sein des organisations, la justesse morale et politique de favoriser la diversité en entreprise fait encore débat (le principe de la discrimination positive reste discuté), et les résultats des études menées par des chercheurs sur le lien performance / diversité [2] sont non convergents.

2Ces débats ont conduit des organisations établies - écoles, entreprises, associations, administrations – à mettre en œuvre à leur propre niveau des politiques volontaristes visant à leur recrutement. Parmi les initiatives marquantes, on peut citer la politique d’ouverture de Sciences-Po Paris aux bons élèves issus des lycées de ZEP ou la politique de diversité du Groupe Casino (recrutement de nombreux jeunes issus des Zones Urbaines Sensibles, mise en place pionnière d’une charte de la Diversité, sensibilisations, recrutement via simulation, etc.).

3La question de l’entrepreneur de la diversité prend toutefois une tournure différente. Car même si celui-ci a pu souffrir de stigmates plus ou moins profonds, l’acte d’entreprendre permet d’échapper pour bonne part aux attitudes et comportements discriminants, tout en valorisant les qualités issues de cette identité « d’étranger » et « d’entrepreneur atypique » (au sens du sociologue Norbert Alter [3] : « l’entrepreneur atypique » est un étranger, ni parfaitement dans l’organisation et les jeux de rôles sociaux, mais pas complètement en dehors).

4Plus largement, la réussite de certains d’entre eux – qu’ils soient issus de l’immigration, homosexuels, handicapés, femmes, autodidactes, etc. – fait figure d’exemples à suivre, de modèles, Car selon Norbert Alter, « pour être innovant, il faut penser différemment, prendre le risque d’être minoritaire, en marge. L’innovateur est toujours étranger » [4]. Leur capacité à casser les codes bouscule les habitudes et tend à impressionner. Ces entrepreneurs sont des « têtes de pont » pour faire évoluer le système.

5Aussi l’analyse de la diversité entrepreneuriale et le soutien des entrepreneurs issus de la diversité est devenue un sujet de recherche (nombreux articles académiques), de vocation associative (Moovjee pour les étudiants, Action’elles ou Cyber’Elles pour les femmes entrepreneurs, etc.) et même d’initiatives professionnelles (Paris Pionnières, Business Angels des Cités, Women Equity, et bien d’autres).

6En ce sens, le capital-investissement, de par sa vocation d’accompagnement financier des entrepreneurs, ne fait pas exception.

7Le présent travail a pour ambition de revenir sur un cas précis de capital-investisseur qui accompagne des entrepreneurs issus de la diversité : Citizen Capital. Ses fondateurs sont convaincus que les entrepreneurs « atypiques » réussissent moins à lever des fonds que leurs homologues « typiques », qu’une économie disposant de PDG sociologiquement plus représentatifs de la population serait plus efficace et plus agréable pour tous, et qu’un fonds d’investissement peut accompagner ces mutations.

8Le choix d’intégrer des critères d’investissement extra-financiers et d’opérer une sélection fondée sur les parcours et origines des entrepreneurs relève d’une analyse à la fois sociale et économique. De ce point de vue, elle rappelle l’analyse des grandes universités américaines au tournant des années 50, qui ont fait le choix de relativiser l’excellence scolaire au profit de la recherche de talents présents dans toutes les couches sociales de la nation, pour échapper au syndrome de l’aristocratie de l’éducation et « ne pas gâcher des talents utiles » pour l’économie américaine.

9L’initiative de Citizen Capital sera donc mise en perspective avec le cas des universités américaines du milieu du XXe siècle. Celles-ci furent en effet pionnières dans les politiques de diversité : elles mirent en place 20 ans avant les politiques d’affirmative action des actions pro-actives de diversification du recrutement des étudiants. Et furent ainsi de véritables pionnières, à la source de profonds changements législatifs et culturels.

Opportunité de marché et hypothèse

10Nous présenterons les hypothèses ayant mené à la création du fonds, son modèle économique, ses conditions de réussite supposées, les premiers résultats financiers et extra-financiers, ainsi que les premiers enseignements qui peuvent en être tirés.

Le cas des grandes universités américaines

11Connaissant un afflux considérable de candidats d’excellent niveau au sortir de la 2nde guerre mondiale, les universités américaines de l’Ivy League – dont notamment Harvard, Yale et Princeton – portèrent une attention accrue à leurs critères de sélection [5]. Elles réalisèrent que continuer à fonder uniquement le recrutement de leurs étudiants sur l’excellence scolaire reviendrait à favoriser une classe sociale particulièrement aisée et uniforme, sans que cela soit ni bénéfique à l’établissement ni à la société américaine.

12Leur mission n’était pas de produire une élite du savoir. Plutôt que de ne recruter que les candidats les plus brillants aux SAT [6], – ce qui ne leur apporterait aucun avantage par rapport aux autres bonnes universités qui ont toutes des candidats de qualité –, elles recherchèrent « certaines qualités dont la société américaine a besoin ». Ces qualités furent résumées par les boards d’admission de diverses façons : « une créativité supérieure » ; « formuler des questions avec acuité et originalité » ; « chercher des réponses avec une audace non conventionnelle ».

13Harvard, Yale et Princeton optèrent pour « des promotions constituées de jeunes gens représentant une variété d’intérêts, de talents et de milieux ». Ainsi s’exprima Wilbur J. Bender, doyen des admissions à Harvard en 1960 :

14

« Nous avons besoin de ces étudiants exceptionnellement capables (…) Nous avons besoin de ces lycéens meneurs, moins précoces (…) dont l’énergie et le dynamisme sont souvent associés à des qualités de sportifs inhabituelles (…) Nous avons besoin des jeunes gens prometteurs issus des régions rurales et des ghettos (…) Nous avons besoin d’écrivains, d’artistes et de musiciens de talent (…) »

15L’objectif fut d’inclure dans les promotions des étudiants représentatifs de la société américaine. Cette politique de relative ouverture ne se fit toutefois pas au détriment de l’excellence intellectuelle : ces étudiants issus de la diversité avaient tous reçu des scores au SAT parmi les 15 % les meilleurs de leur classe d’âge. Entre la mise en place des politiques de diversité et la fin des années 70, les effectifs noirs passent en moyenne de 1,9 % à 8,3 % dans chacun des trois établissements.

16Le Titre VI du Civil Rights Act de 1964 interdisait aux colleges et universités bénéficiant de fonds fédéraux de pratiquer toute discrimination. La politique américaine affichait alors encore le principe de color-blindness (neutralité raciale). Ce sont les pratiques des universités privées puis des employeurs pour obtenir des résultats concrets et visibles dans la lutte contre les discriminations qui firent évoluer la législation américaine vers l’affirmative action.

17Cet exemple historique est éclairant sur le rôle de l’initiative privée dans la formation des politiques publiques. Ces étapes d’expérimentation sur une base volontaire peuvent être décisives pour confirmer ou non l’opportunité de poursuivre une initiative réussie au niveau national.

18À cet égard, l’expérience de Citizen Capital permet de renouveler la pensée sur l’efficacité de l’action publique, voire de la dépense publique. L’assistance, sous forme de subventions ou avantages fiscaux, aux entrepreneurs implantés dans des zones défavorisées répond-elle aux attentes de ces entrepreneurs d’une part, et d’autre part, constitue-t-elle une dépense publique efficace en termes de retour sur investissement pour la collectivité en création d’emplois et mise en valeur de rôle-modèles ?

Le cas de Citizen Capital

19Le parti-pris de Citizen Capital est de considérer que la société française du XXIe siècle serait plus ouverte, plus dynamique et plus créative si son économie profitait mieux de la grande diversité d’une population française où le tiers des nouveaux entrants sur le marché du travail sont issus de l’immigration.

20Pour accompagner cette vision, les fondateurs du fonds utilisent les outils et le professionnalisme du capital-investissement au service d’enjeux de société.

21Le marché français du capital-investissement – ou private-equity – a connu ces 15 dernières années un essor considérable, passant de 1 551 entreprises accompagnées et 1,258 milliards d’euros investis en 1997 à 1 694 entreprises et 9,738 milliards d’euros investis en 2011, après un pic à 12,65 milliards d’euros en 2007 [7]. Ce développement permit l’accompagnement d’entreprises de croissance, de start-up, de PME et d’ETI en quête de fonds propres.

22De ce fait, de nombreuses entreprises connurent des trajectoires de marché remarquables, embauchant, produisant et vendant partout en France mais aussi souvent à l’international.

23Cette croissance ne fut pas la même pour toutes les catégories du capital-investissement. C’est ainsi que l’on put remarquer le sur-développement relatif de la pratique des LBO (Leverage Buy Out, financement en fonds propres par endettement bancaire en utilisant un effet de levier) par rapport aux autres segments du capital-investissement :

24Ce mode de financement, bien que présentant certaines utilités et répondant à des besoins de financement, n’en reste pas moins réservé à certains types de PME, dont les marchés sont généralement matures en France, et pour lesquels les relais de croissance sont surtout à l’international. Certains auteurs – académiques [8], financiers, journalistes, entrepreneurs [9], groupements divers – ont par ailleurs insisté sur les limites de ce modèle.

25À ce déséquilibre s’en ajoute un autre, bien moins connu des praticiens et bien moins traité par les chercheurs : celui du biais sociologique des entrepreneurs financés. En effet, la maxime « qui se ressemble s’assemble » pourrait résumer la situation. les investisseurs en capital, très majoritairement hommes, cumulant les meilleurs diplômes, vivant plutôt dans les beaux quartiers de Paris ou des Hauts-de-Seine et issus de milieux favorisés, financent des hommes, diplômés, issus de milieux sociaux proches et vivant dans les centres de grandes villes. Une étude menée par Citizen Capital en 2007 [10] sur le portefeuille de onze fonds d’investissement (soit 276 participations) a montré que ces derniers tendaient à investir dans des dirigeants qui leur ressemblent.

Figure 1[7]

Évolution du capital-investissement français par typologie d’investissement

Figure 17

Évolution du capital-investissement français par typologie d’investissement

Tableau 1

Profil des dirigeants financés par le capital-développement français [11]

Tableau 1
Implantation hors villes ayant 95 % des ZUS / zone rurale Diplôme de Grande École 82 % Entrepreneur de sexe masculin 97 %

Profil des dirigeants financés par le capital-développement français [11]

26Au regard de la sociologie des Français [12], de la sociologie des entrepreneurs français et des chiffres de l’entrepreneuriat dans les quartiers sensibles [13], ces résultats posent question. Le taux de création d’entreprises dans les ZUS est le double de la moyenne nationale, les entrepreneurs y sont relativement jeunes (moyenne d’âge de 40 ans versus 45 ans au niveau national, 50 % ont moins de 40 ans, versus 33 %) et connaissent un taux d’activité pré-création d’entreprise supérieur (75 % contre 54 %).

27La difficulté d’accès aux financements est la première difficulté rencontrée (34 % des cas). Issus de l’immigration extra-européenne, autodidactes, anciens sportifs, handicapés, femmes : ces profils qui pourtant réussissent à développer de belles entreprises ne sont presque pas accompagnés par le capital-investissement « classique ». Accompagner en haut de bilan des entrepreneurs issus de la diversité nécessite des fonds. Les acteurs du capital-investissement en récoltent traditionnellement auprès de deux catégories de souscripteurs : particuliers (notamment via FCPI [14] ou FIP [15]), ou institutionnels (via notamment les FCPR [16]). L’idée que la finance puisse être un vecteur de développement durable et de Responsabilité Sociale des Entreprises fait son chemin auprès des épargnants, poussant à l’émergence de quelques acteurs ou initiatives intéressantes [17]. De leur côté, les investisseurs institutionnels, principalement banques et assurances, sont de plus en plus sensibles à l’Investissement Socialement responsable et à la finance solidaire [18], en raison de multiples facteurs : réglementations, pression de leurs propres actionnaires, et besoin de diversification des actifs. Aussi il semble que la source financière amont du capital-investissement se tourne de plus en plus vers des investissements à « valeur sociale ajoutée ».

28Au regard de tous ces facteurs, l’élaboration d’un modèle rentable et à fort impact social et sociétal semble réaliste.

Impact sur le modèle économique et conditions de réussite

29La conviction que la finance – et notamment le capital-investissement – devrait contribuer davantage aux enjeux de société, le constat que peu d’entrepreneurs issus de la diversité accèdent aux fonds propres, l’expérience de la réussite américaine et le fait qu’un marché considérable reste encore peu adressé furent à la base de la fondation de Citizen Capital. Fin 2008, les statuts du FCPR furent déposés et les premiers engagements de versements furent reçus de la part des souscripteurs.

30Aujourd’hui Citizen Capital dispose de 22 millions d’euros sous gestion, confiés pour 95 % par des investisseurs institutionnels (CDC, La Banque Postale, AG2R, HSBC, groupe BPCE, Amundi, CNP Assurances, AGRICA, et Axa Private Equity) et 5 % d’investisseurs privés (équipe de gestion, entrepreneurs et investisseurs à titre privés).

31Sa politique d’investissement est double : il s’agit de répondre à la fois à des critères financiers, ET à des critères extra-financiers. Aucun investissement ne pourrait être réalisé sans cette double lecture.

Expérience américaine

Un segment de marché considérable mais non adressé
Aux États-Unis, des études menées dans les années 1970 ont permis de constater que certaines catégories d’entreprises étaient peu adressées par les services financiers en général et le capital-investissement en particulier. Les entreprises situées en zones défavorisées et celles détenues par des minorités et des femmes connaissent des barrières sociales dans l’accès aux fonds propres. Pourtant, ces travaux démontrèrent également que ces entreprises présentaient de forts potentiels de croissance sous réserve d’avoir accès à des fonds propres.
Des fonds spécialisés se sont donc constitués à partir du milieu des années 70. Ils poursuivent un double objectif de rentabilité financière et d’efficacité sociale, la « double bottom line ». Il existe aujourd’hui plus d’une centaine de ces fonds dédiés aux États-Unis. Leurs performances apparaissent satisfaisantes tant d’un point de vue financier que social, attirant l’intérêt de grands investisseurs institutionnels.
Ces social venture funds se sont particulièrement développés dans les années 1990. La National Association of Investment Companies en regroupe aujourd’hui une quarantaine, gérant plus de 14 milliards de dollars. La Community Development Venture Capital Alliance regroupait pour sa part 70 membres en 2006, avec 2 milliards de dollars sous gestion en 2009 (contre 1.6 en 2008).
Des performances en ligne avec les standards du secteur
D’après une étude réalisée pour la Kaufmann Foundation [19], le Taux de Rendement Interne brut réalisé mesuré sur onze fonds sur la période 1989-1995 fut de 23,3 %. Une performance supérieure à celle du capital-investissement dans son ensemble. D’autres informations, recueillies lors de la conférence de la CDVCA en mars 2008, permettent d’illustrer la réussite du modèle :
  • TRI brut de 15,5 % sur trois fonds matures sur la période 1992-1997 (pour 31 investissements) ;
  • MMG Ventures LP (spécialisés sur les territoires défavorisés) : TRI brut > 30 % (investissement total de 26,8M$ dans 19 sociétés) ;
  • Milestone Growth Fund I LP (spécialisés dans les minority-owned businesses) : TRI brut > 38% (investissement total de 50M$ dans 64 sociétés)
De plus en plus, ces fonds s’attachent à mesurer leur performance sociale et / ou environnementale. La mesure de l’impact social des fonds d’une part, et des entreprises en portefeuille d’autre part, est inséparable d’une démarche dite d’impact investing.
Tableau 2

Critères d’investissements de Citizen Capital

Tableau 2
CRITÈRES ÉCONOMIQUES CRITÈRES EXTRA-FINANCIERS – Chiffre d’affaires compris entre 1 et – Profil du dirigeant : dirigeant autodidcate et / 20M€ ou issu des migrations extra-européennes ou et DOM-TOM – Modèle économique prouvé (rentabilité et / ou atteinte ou presque) – Impact social de l’activité : stratégie de dévelop- et pement intégrant un objectif social ambitieux – Perspectives de croissance attractives et / ou – Implantation en zone défavorisée (ZUS, ZFU, ZRR, etc.)

Critères d’investissements de Citizen Capital

Modèle économique

32Citizen Capital veut être un acteur professionnel reconnu et efficace du métier. Son ambition de décupler son impact social et sociétal rencontre donc un impératif : celui de la viabilité économique et financière du modèle. Son organisation est relativement semblable à celle des autres fonds de capital-investissement : une petite équipe de gestion (quatre professionnels permanents, secondés par un ou plusieurs stagiaires), un conseil de surveillance rassemblant des représentants des principaux actionnaires, et un comité d’investissement consultatif destiné à donner un avis à l’équipe dans ses choix d’investissement.

33En qualité d’acteur du capital-développement, le fonds ambitionne donc de réaliser des investissements dans des entreprises en forte croissance, dont la taille et la valeur peuvent doubler en cinq ans. Pour ce faire, Citizen Capital a mis en place les process suivants :

  • Un niveau d’audits (due diligence) habituellement réservé aux investissements plus conséquents. Réalisant des investissements compris entre 1 et 3 millions d’euros, Citizen Capital passe pourtant un temps relativement plus important à analyser le marché, l’entreprise, son modèle, etc ;
  • Citizen Capital a conservé de la culture du LBO dont est issu un de ses associés une approche de l’accompagnement très active. L’équipe consacre environ 50 % de son temps à l’accompagnement ;
  • Pour toutes ces raisons, et à l’instar des autres fonds de capital-investissement, le fonds ne réalise que 1 et 3 investissements par an, pour 180 à 200 opportunités d’investissements reçues.

Environnement et autres acteurs à vocation sociale

34De précédents travaux [20] ont initié une présentation des principaux acteurs du capital-investissement à vocation sociale. Toutefois, l’entrepreneuriat dans la diversité prend une dimension plus précise : il ne concerne a priori que les entrepreneurs autodidactes, femmes, issus des minorités, handicapés, homosexuels, voire les seniors entrepreneurs et les étudiants entrepreneurs.

35Pour l’heure, le marché français ne dispose pas, au contraire du marché américain, d’acteurs pleinement orientés sur l’accompagnement d’entrepreneurs issus de la diversité.

36En effet, certains acteurs du capital-risque à vocation sociale s’intéressent à ce segment d’investissement – FinanCité, Business Angel des Cités, Garrigue, Phitrust Partenaires, etc. –, mais de manière non exclusive.

37À l’instar de Citizen Capital, ce critère fait partie d’une série d’autres permettant une vision et sélection extra-financière des investissements.

38En cas de succès de la démarche de Citizen Capital, et de ces autres acteurs du capital-investissement à orientation sociale, il semble envisageable qu’à l’instar du marché américain certains petits acteurs émergent ou se spécialisent sur les entrepreneurs issus de la diversité. Car l’accompagnement et la gestion de l’altérité étant relativement différents et nécessitant démarches et savoir-faire particuliers, détenir une spécialisation ferait sens et permettrait probablement d’augmenter l’impact social et la réussite économique et financière.

39La spécialisation du fonds ne serait alors pas sectorielle comme il est parfois d’usage dans le private-equity, mais d’ordre sociologique : la typologie des entrepreneurs. Women Equity Partners, fonds spécialement dédié aux PME de croissance dirigées par des femmes, en est un début d’illustration.

Premiers résultats et premiers enseignements

Investissements, ré-investissements et cessions

40Fondé en 2008, Citizen Capital a réalisé tous types d’opérations « classiques » pour un fonds de capital-développement. Lors de son année de création, le fonds a réalisé son premier investissement : 800 K€ ont ainsi été investis dans l’entreprise G2J, leader français dans les services BtoB de vidéoconférence. L’entrepreneur, autodidacte et originaire de Martinique, est très investi dans le développement des PME en Martinique.

41Le deuxième investissement de Citizen Capital a été réalisé en 2010 dans Rungis Nature, grossiste en fruits et légumes bios, pour un montant de 750K euros. Dirigée par un trio d’entrepreneurs « black-blanc-beur », cette entreprise fait figure de modèle de la diversité.

42Le troisième investissement a été effectué à hauteur de 2,8M€ dans l’entreprise Trace TV, groupe international de medias consacrés aux musiques urbaines et au sport. Dirigée par une équipe multiculturelle, Trace est avant tout l’aventure entrepreneuriale d’Olivier Laouchez, entrepreneur d’origine martiniquaise. Sensible aux problématiques d’égalité des chances, il a notamment initié et concrétisé la création de la fondation Trace.

43Le quatrième investissement a été réalisé dans At Sushi, troisième réseau français de restauration japonaise. Portée par deux frères autodidactes, marocains naturalisés français, l’entreprise nécessitait des capitaux pour accélérer encore l’importante croissance de son réseau. Installée à Saint-Denis (département de la Seine-Saint-Denis, 93), eat Sushi est aussi un exemple d’intégration de minorités ou personnes issues de la diversité.

442012 fut l’année de la cession par Citizen Capital de G2J au groupe IEC Media. Bien qu’étant intervenue relativement tôt dans la vie de la participation, cette cession fut positive pour l’ensemble des parties prenantes. Elle permit entre autres de conforter Citizen Capital comme un acteur professionnel du capital-investissement. Elle fut également l’occasion pour le fonds de mettre en place un mécanisme de rétrocession aux salariés de G2J, correspondant à 10 % de la plus-value du fonds.

45Le 5e investissement de Citizen Capital fut réalisé dans Bazile Telecom, opérateur de services mobiles dédié aux seniors. Le suivant fut réalisé dans l’entreprise de vente de meubles sur internet la Camif. Investissements répondant aux autres critères extra-financiers d’impact social du fonds, il ne s’agit pas d’opérations correspondant à la thématique de l’entrepreneuriat issu de la diversité.

Méthodologie d’accompagnement et impact social / sociétal

46Pionnier français sur son secteur – le capital-développement à fort impact social – et accompagnant des entrepreneurs parfois éloignés des techniques de gestion enseignées en grandes écoles et MBA, Citizen Capital s’engage depuis sa création dans un accompagnement très resserré.

47L’expérience des quatre premiers investissements tend à montrer qu’un accompagnement actif de la part de l’équipe de Citizen Capital est particulièrement créateur de valeur pour les entreprises en portefeuille. Ceux-ci ont été réalisés sur le critère du profil du dirigeant, et dans 3 cas sur 4, l’attente des entrepreneurs en termes d’accompagnement a été l’un des moteurs de leur levée de fonds.

48Ce savoir-faire en matière d’accompagnement, empirique, a été réalisé dans une logique de learning by doing. L’équipe cherche aujourd’hui à mieux évaluer l’impact de son accompagnement en termes de création de valeur économique et sociétale et à formaliser le savoir-faire acquis par l’équipe.

49Au-delà d’une participation formelle à la gouvernance des entreprises en portefeuille, au sein de comités stratégiques qui se tiennent au minimum tous les deux à trois mois, l’équipe déploie par ailleurs un appui spécifique en matière de développement commercial. L’équipe développe aussi sa méthodologie d’accompagnement sur les sujets sociaux, environnementaux et sociétaux (ESG) avec un reporting extra-financier annuel de la part de chaque participation.

Des méthodes à consolider et à améliorer

50Bien que le fonds ne soit pas encore au terme de sa durée de vie, et donc que sa performance financière finale ne soit pas encore établie, des enseignements peuvent être tirés des premières années de Citizen Capital :

  • l’initiative, bien que relativement iconoclaste, est assez appréciée par les milieux financiers et associatifs. Friande de success-stories, la presse économique est elle aussi plutôt positive ;
  • les investisseurs institutionnels présents dans Citizen Capital comprennent et soutiennent la démarche. Bien qu’innovante en soi, celle-ci fédère de par le potentiel marché qu’elle adresse (entre autres, entrepreneurs issus de la diversité très peu financés), le track record de son équipe de gestion, et l’utilité sociale et sociétale de cet engagement ;
  • Citizen Capital bénéficie d’un a priori très positif lors des réunions avec les entrepreneurs. Ce capital sympathie est lié à l’intérêt explicite de l’équipe pour les enjeux extra-financiers de l’entreprise ;
  • la première cession de participation a permis de renforcer la légitimité de Citizen Capital comme acteur du capital-investissement.

51Toutefois ce positif premier bilan ne doit pas masquer les interrogations, défis et sujets de réflexions :

  • La spécificité de Citizen Capital n’est pas toujours bien comprise. L’association d’objectifs économico-financiers et sociaux véhicule des perceptions opposées. La démarche de double bottom line est parfois rendue peu lisible dans un univers raisonnant de façon binaire, avec le monde des affaires d’un côté et celui de la philanthropie de l’autre ;
  • Au regard de l’augmentation du nombre de participations, le haut degré d’accompagnement des entrepreneurs ne semblerait pas pouvoir perdurer ;
  • la profondeur de marché n’est pas encore pleinement prouvée. En effet, bien que Citizen Capital ait été en mesure de réaliser en moyenne un investissement par an, cela se fit grâce à une intense action de génération de deal-flow : rencontres prospects, rencontre banques d’affaires, réseaux patronaux et associatifs et liés aux thématiques de la RSE, etc. Et rien ne garantit qu’aujourd’hui, au regard de la sélectivité du fonds, un marché suffisamment important permette de sensiblement augmenter les encours dévolus à ce type d’investissement.

52Les années à venir seront déterminantes dans la consolidation du modèle. Elles permettront de déterminer s’il est possible de doubler ou tripler l’investissement en capital destiné aux entrepreneurs issus de la diversité. Ceux-là même qui permettent au système de bouger, de se régénérer, en réactivant l’ascenseur social.

53Comme Yale et Harvard dans les années 60, Citizen Capital est convaincu que l’initiative privée permet d’initier des réponses innovantes à certains problèmes sociaux. Et que celle-ci peut même être une tête de ponts pour des politiques publiques pragmatiques et efficaces.

L’auteur tient à remercier très chaleureusement Laurence Méhaignerie, présidente de Citizen Capital, pour son aide déterminante.

Notes

  • [1]
    Méhaignerie, L., Sabeg, Y., (2004), Les oubliés de l’égalité des chances, Rapport de l’Institut Montaigne, réédité dans la Coll. Pluriel en 2006.
  • [2]
    Synthèse des résultats dans le Cahier de recherches n°2 de la Chaire Management & Diversité de la Fondation Dauphine (Guiseppina Bruna M. & Chauvet M. (2010), « La diversité, un levier de performance… sous condition de management ») et liste des bénéfices et pertes supposées de la diversité en entreprise dans Robert-Demontrond P. & Joyeau A. (2010), « La performance des politiques de diversité en question : une étude des représentations des acteurs », Management & Avenir, n°31, pages 71-91.
  • [3]
    Alter N., La force de la différence, Presse Universitaires de France, Paris, 2012.
  • [4]
    http://www.citizencapital.fr/newsletters/newsletter1/interview.html
  • [5]
    Sabbagh, D., (2004), Affirmative Action Policies : An international perspective, ONU.
  • [6]
    Examen que passent tous les jeunes américains à l’issue du lycée.
  • [7]
    Données : rapports de l’AFIC (Association Française des Investisseurs pour la Croissance).
  • [8]
    Par exemple Bancel F. (2009), « Efficacité et légitimité du modèle LBO », Revue française de Gestion, n°198/199.
  • [9]
    Le Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), organisation d’entrepreneurs, a même demandé l’interdiction pure et simple des LBO.
  • [10]
    Etude non publiée, réalisée par Citizen Capital en 2007 sur 276 entreprises financées par onze fonds de capital-développement.
  • [11]
    Ce résultat répond parfaitement au constat réalisé par plusieurs académiques américains : bien que représentants 40 % des CEO des PME américaines, les femmes ne représentent que 1 à 6 % des CEO financés par le capital-risque.
  • [12]
    6 millions de personnes habitant les zones défavorisées, environ 10 millions de Français issus de l’immigration, 25 % de la population française entrant sur le marché du travail d’origine étrangère, environ 50 % de femmes et 30 % des entrepreneurs de sexe féminin, etc.
  • [13]
    ADIVE / La Nouvelle PME, (17 novembre 2010), Etude nationale sur les entrepreneurs dans les quartiers sensibles, Paris.
  • [14]
    Fonds Commun de Placement dans l’Innovation, véhicule financier dévolu à l’investissement dans les PME innovantes non cotées.
  • [15]
    Fonds d’Investissement de Proximité, véhicule financier destiné au financement des PME non-côtées dans un périmètre géographique limité (quatre régions limitrophes).
  • [16]
    Fonds Commun de Placement à Risque, produit financier consacré au financement de PME non cotées.
  • [17]
    En France, deux chaires académiques soutenues par des organisations professionnelles et des entreprises se distinguent sur ce sujet : Finance Durable et Investissement Responsable gérée par l’École Polytechnique et l’IDEI-TSE (Toulouse), et Finance et Développement Durable, pilotée par Dauphine et l’École Polytechnique.
  • [18]
    Parmi les nombreux articles journalistiques et académiques, lire par exemple Porier J., (2012, le 13 novembre), « La finance solidaire prend son envol », Le Monde.
  • [19]
    Kauffman Foundation, Bates T.& Bradford W. (2003), Minorities and Venture Capital : A new wave in American Business, Kansas City
  • [20]
    Le Pendeven, B., (2013), « Le capital-investissement à vocation sociale existe-t-il ? », Entreprendre & Innover, n°17, pages 44-56.
Français

Le présent article se concentre sur Citizen Capital, fonds de capital-investissement fondé en 2008 et pionnier en France dans l’intégration d’enjeux de société. Finançant en fonds propres des entrepreneurs issus des minorités ou ayant une formation initiale limitée, il s’inscrit dans une démarche d’impact investing et vise au-delà des résultats financiers un haut niveau de performance sociale et sociétale. Cette démarche est mise en perspective au regard de l’exemple historique des grandes universités américaines qui au milieu du XXe siècle développèrent une politique d’ouverture sociale.

Benjamin Le Pendeven
Benjamin Le Pendeven est entrepreneur et chercheur indépendant sur les problématiques de financement des entreprises non cotées, d’innovation de service et dans les services, et d’entrepreneuriat.
Diplômé en Management de l’Innovation (Dauphine / Mines Paris Tech) et en finance (IAE Gustave Eiffel), il a auparavant travaillé dans le capital-investissement, le monde patronal et l’innovation de service (Citizen Capital, CroissancePlus et Webhelp).
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2014
https://doi.org/10.3917/entin.020.0039
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