Les points forts
- L’entrepreneuriat de nécessité, encouragé par les politiques publiques, se développe, avec un impact économique et social globalement négatif.
- La situation paradoxale des entrepreneurs par nécessité, contraints de créer une entreprise alors que la motivation est un facteur-clef de succès, requiert une évolution des politiques publiques et des mentalités.
- Les processus entrepreneuriaux les mieux adaptés à l’entrepreneuriat de nécessité sont encore à concevoir, alors que ces derniers ne sont pas une entité homogène, mais incluent une diversité de profils.
1Quel rapport existe-t-il entre une mère de famille divorcée vivant des minima sociaux, qui crée son entreprise de nettoyage ; un intermittent du spectacle ; un cadre commercial, quinquagénaire licencié, ouvrant une librairie ; un jeune non diplômé installant sa boutique de piercing ; une docteure en lettres classiques vendant des livres sur les marchés ; un militaire au contrat non renouvelé qui gère un commerce de téléphonie mobile ; les pilotes de Ryan air, les journalistes pigistes ou les « dames pipi » des toilettes du Sénat, forcés par leurs employeurs respectifs d’adopter le statut d’auto-entrepreneur ; un ingénieur immigré qui crée sa micro entreprise de taxi car il ne trouve pas de poste correspondant à son profil en France ? Tous sont des « entrepreneurs par nécessité, c’est-à-dire des « individus poussés à l’entrepreneuriat parce qu’ils n’ont pas de meilleure alternative d’emploi » [1].
2Certes, l’entrepreneuriat se porte bien en France comme en témoignent les chiffres publiés par l’INSEE : le nombre de créations d’entreprises a quasiment triplé entre 2002 et 2010, dont une première croissance de 54 % entre 2002 et 2008 et une seconde de 88 % entre 2008 et 2010. Les chiffres marquent le pas en 2011 et 2012, mais restent élevés. Cet « élan entrepreneurial » peut être partiellement imputé aux nombreuses mesures mises en place au niveau national (Loi de Modernisation de l’Économie, Loi pour l’initiative économique, mesures de Pôle Emploi à destination des porteurs de projets, Aide aux Chômeurs Créateurs ou Repreneurs d’Entreprise, SARL « à un euro », régime de l’auto-entrepreneur…). Dans tous les pays européens, d’ailleurs, les politiques publiques d’encouragement à la création d’entreprise, pour endiguer le chômage, se développent : ich-AG en Allemagne, Portaria 58/2011 au Portugal, mesures similaires en Belgique, Grèce, Grande-Bretagne, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège, Suède, mais aussi Canada, Australie et Etats-Unis (OCDE). En effet, l’entrepreneuriat est considéré comme un élément clef de la vitalité d’une économie. Les entrepreneurs sont porteurs d’innovation et contribuent activement au développement économique : ils stimulent la concurrence, donc l’efficacité productive, créent des emplois et diffusent les technologies. Ils sont devenus une priorité pour les gouvernements de la planète [2]. Les chercheurs le constatent [3], les praticiens s’en félicitent [4].
3Mais, en réalité, parmi tous ces créateurs d’entreprises dont font l’éloge journaux et hommes politiques, plus de la moitié sont des auto-entrepreneurs, dont les revenus mensuels moyens sont inférieurs à 700 euros. 95 % des créations d’entreprises se font sans salariés (INSEE 2012) et 40 % l’ont été par des chômeurs (INSEE 2006). Nous sommes donc loin du mythe de l’entrepreneur à succès, façon Xavier Niel et autre Marc Simoncini. Il semble en fait que se développe une forme d’entrepreneuriat de nécessité parce que ceux qui se lancent ont épuisé toutes les possibilités de trouver un emploi et d’acquérir des revenus.
4Le Centre d’Analyse Stratégique, travaillant pour le Premier Ministre, confirme la dichotomie entre entrepreneuriat de nécessité et entrepreneuriat par opportunité, et évalue à 3 % seulement la proportion d’entrepreneurs créant par nécessité, contre environ 18 % dans les rapports du consortium GEM pour la France, en augmentation de 3 % par rapport à 2011 [5]. Le taux d’entrepreneuriat par nécessité est même passé de 16 % en 2007 à 28 % en 2010 aux États-Unis, en raison de la crise systémique.
5En France, 1.9 millions de jeunes français entre 16 et 25 ans sont sans qualification ni emploi, soit 17 % de cette classe d’âge. Mr Lamy, ministre de la ville, admet qu’ils sont alors souvent contraints à vivre chez leurs parents et à créer une activité s’ils ne veulent pas sombrer dans la dépression ou la délinquance [6]. Par ailleurs, 40 % des auto-entrepreneurs en France disent l’être afin « d’assurer leur propre emploi », soit 360 000 personnes, dont moins de la moitié dégage un chiffre d’affaires. Enfin, en France, l’Insee comptabilise près de 485 000 seniors-chômeurs, pour lesquels la création d’entreprise est une nouvelle aventure ou un pis-aller.
6Les réformes successives qui réduisent le niveau des retraites, le fort taux de chômage des jeunes (dont le capital social et humain est réputé faible), l’augmentation constante du nombre de chômeurs de longue durée, la baisse des barrières à l’entrée de la création d’entreprise par les politiques publiques, sont des facteurs de développement avérés de l’entrepreneuriat par nécessité. Mais chacun peut-il se transformer en entrepreneur ? Dans les pays en développement (Chine, Amérique du Sud, Afrique) ou les pays de l’ex-bloc de l’Est (modifications structurelles de fond), on mesure bien la nécessité primaire, alimentaire, de survie. Mais dans nos pays développés, où les structures d’aide et d’assistance sont très développées, où le chômage est indemnisé, où des formations de reconversion sont proposées, quelles contraintes imposeraient à un individu de se lancer dans l’aventure hasardeuse de l’entrepreneuriat contre son libre-arbitre, plutôt que de travailler dans un fast-food, comme auxiliaire de vie, serveur ou agent de sécurité [7] ?
7Dans le cadre de nos recherches sur le thème de l’entrepreneuriat de nécessité, 160 articles spécialisés ont été analysés. Un des premiers écueils des travaux et analyses existant réside dans la définition même de la notion.
Définir l’entrepreneuriat de nécessité : une tâche difficile
8La plupart des définitions s’articulent autour de la notion d’une création d’entreprise contraint, sans projet préalable, pour répondre à une nécessité purement économique, d’obtenir un revenu, faute d’alternative professionnelle. C’est un choix par défaut, auquel les individus se sentent acculés par des facteurs extérieurs : suite à des faillites, des licenciements, des plans sociaux, des restructurations, du chômage de longue durée. Les personnes se retrouvant sans emploi préféreraient toujours retrouver un poste salarié, mais n’ont d’autre choix que de créer leur propre moyen de subvenir à leurs besoins. Elles n’avaient jamais songé au préalable à créer leur entreprise, et n’ont aucune motivation à poursuivre cet objectif, imposé par des contraintes extérieures. En termes de profil, les travaux s’intéressent particulièrement aux jeunes, minorités, pauvres, seniors ou femmes. Certaines définitions sont élargies ou précisées, pour inclure des contraintes familiales, ou la contrainte externe imposée par un employeur à son employé, afin qu’il devienne sous-traitant, mais aussi plus largement l’absence de promotion, la détérioration des conditions de travail, le stress, un salaire insuffisant, des horaires contraignants, l’absence d’équilibre entre vie privée et professionnelle, la précarité du contrat de travail, la nécessité de reprendre une entreprise familiale. Uniquement pour les pays en développement, au faible filet sécuritaire et à la forte corruption, les définitions décrivent une nécessité de survie, afin de répondre aux besoins primaires, physiologiques et de sécurité [8].
9Cependant, les critiques sont nombreuses. En particulier, la plupart des travaux s’appuient sur l’auto-déclaration des entrepreneurs, ce qui implique de nombreux biais (mémoire, incompréhension, image donnée). Smallbone, Shane [9] et Vorley [10] introduisent une intéressante perspective situationnelle : ce n’est pas l’entrepreneur qui est « par nécessité », mais son projet, à un moment donné et dans un contexte précis. Williams et Williams [11] et Mui [12] montrent ainsi que les motivations changent au cours du temps. Les entrepreneurs sont fréquemment mus par des motivations relevant à la fois de la nécessité et de l’opportunité, les premières pouvant devenir positives, en particulier si l’entreprise se développe avec succès.
Des projets sous fortes contraintes et à impact socio-économique négatif
10Quelles que soient les imperfections des définitions, il n’en reste pas moins que ces projets de création d’entreprise par nécessité se font sous contraintes, et ont un bilan généralement négatif.
- Du point de vue de l’environnement d’abord, les indicateurs sont au rouge : chômage élevé, faible culture entrepreneuriale, politiques publiques à destination des populations défavorisées, nombreuses, coûteuses mais inefficaces, dérégulation du marché du travail, corruption, faible filet sécuritaire. Tous ces éléments contribuent à créer autour des entrepreneurs un environnement déstabilisant, peu propice à une réelle poursuite d’opportunités.
- Concernant les caractéristiques intrinsèques des individus, ensuite. Là encore, le tableau est morose. Yanniv [13] synthétise le point de vue général sur l’entrepreneur par nécessité, « anti-entrepreneur », au sens où il ne présente aucune des caractéristiques normalement attachées à ce statut : son besoin d’autonomie, son contrôle interne, son besoin de réalisation, sa propension à prendre des risques et son auto-efficacité sont à des niveaux très faibles. De plus, comparé aux entrepreneurs qui poursuivent des opportunités, son âge est plus élevé, il a le plus souvent un niveau d’études inférieur, une expérience de travail moins grande, une moindre capacité à identifier et exploiter les opportunités entrepreneuriales, des capacités managériales moindres, un réseau entrepreneurial limité voire inexistant (pas ou peu d’entrepreneurs au sein de la famille ou dans le réseau personnel). Celui qui crée par nécessité plus que par défi, a plus de doute et donc plus besoin d’un accompagnateur. Il est souvent difficile pour lui de jouer son rôle de décideur, car il regrette son intégration salariée dans une équipe.
11Hechavaria [14] indique que les entrepreneurs par nécessité perçoivent l’environnement social, politique et économique comme négatif, ce qui a un impact sur leur comportement. Il s’agit de la motivation contextuelle, qui influence notablement et négativement le devenir de l’entreprise. Hernandez et al. [15] affirment que la dimension « décision » est le plus souvent absente du processus entrepreneurial. « L’individu devient entrepreneur mais sans véritablement l’avoir décidé. Il apparaît plus souvent comme un agent pris dans un contexte qui le pousse vers l’entrepreneuriat que réellement comme un acteur décidant en toute connaissance de cause de créer sa propre organisation ».
12Les populations les plus fragiles sont également les plus concernées par ce type de démarche : chômeurs de longue durée, seniors, femmes, immigrés, ruraux [16]. La pauvreté, la mauvaise santé, la marginalisation, la discrimination, poussent certaines populations à l’entrepreneuriat de survie. Mandják et al. [17] décrivent ainsi les entrepreneurs par nécessité comme des héros tragiques : mus par des « déplacements » (échec scolaire, divorce, licenciement), ils sont forcés de faire quelque chose pour quoi ils ne sont ni préparés ni motivés. Et malgré tout, ils mettent toute leur énergie à accomplir cette tâche, sachant qu’ils sont, en raison des circonstances, quasiment voués à l’échec. Leur posture réduit l’efficacité de leur réseau tout entier.
13Le bilan concernant les entreprises créées par nécessité est de fait alarmant : l’investissement de départ est moindre, l’entreprise reste moins longtemps en activité, elle crée moins d’emplois, les porteurs du projet éprouvent moins de satisfaction au travail, et leur organisation est moins rémunératrice, en moyenne, que dans le cas des entrepreneurs par opportunité. Ainsi, les jeunes gens peu qualifiés poussés par les institutions à créer leurs entreprises créent des emplois précaires et risqués dans des secteurs où les barrières à l’entrée sont faibles, les revenus bas et la concurrence exacerbée. Il n’y a pas développement de ces firmes dans le long terme : restent des dettes et des désillusions, ce qui accentue la dépendance aux systèmes sociaux au final. Harbi et Anderson [18] vont plus loin : l’entrepreneuriat de nécessité est représenté par de l’auto-emploi, souvent dans un contexte de corruption. Une politique libérale, dans le cadre d’une économie possédant de bonnes infrastructures et des capacités d’innovation, peut permettre de passer de l’entrepreneuriat de nécessité à celui d’opportunité. Dans le cas contraire, ces politiques favoriseront le chômage.
14La résultante individuelle est aussi négative en termes de qualité de vie globale, de santé et de bien-être. Les entrepreneurs par nécessité sont significativement moins satisfaits par leur choix occupationnel que les entrepreneurs par opportunité. Les chômeurs et inactifs qui créent leur entreprise changent généralement de statut pour retrouver le chômage et l’inactivité, plutôt que pour partir vers des emplois salariés, ce qui est un marqueur d’échec valable.
15Les entrepreneurs par nécessité ne constituent cependant pas une entité homogène, et l’élaboration d’une typologie s’avère nécessaire. L’introduction de critères sociodémographiques et de la notion de trajectoires, dans une vision dynamique, est indispensable. L’enjeu est de s’éloigner de cette nécessité putative, qui fait glisser de la nécessité d’entreprendre pour tous à l’entreprise par nécessité, pour éclairer une réalité plus complexe. Ce terme d’entreprendre par nécessité est un oxymore qui mérite éclaircissement.
16Compte tenu de la diversité des facteurs, internes ou externes, modifiables ou non, qui pèsent sur l’emploi de nécessité, il est nécessaire de clarifier le concept et de délimiter une typologie des différentes sous-catégories de ces entrepreneurs, selon les contraintes subies.
Cadre méthodologique de construction de la typologie
Une typologie à construire pour adresser efficacement les besoins
17La contribution propose une typologie en six types d’entrepreneurs en présentant des cas d’entrepreneurs par nécessité proches de chacun de ces types. Rappelons qu’une typologie n’est pas une taxonomie. Elle s’appuie sur les critères relevés dans la littérature, est forgée à partir d’observations, et constitue un classement en fonction d’une variable ou d’un problème-clé, ici la notion d’entrepreneuriat de nécessité.
18La littérature nous a fourni les critères principaux à partir desquels nous proposons une typologie. Ils peuvent être cumulatifs, et se regroupent selon quatre axes :
- Les facteurs externes, « durs », situationnels, fortement contraignants que sont : le chômage (fin de droit ou de longues durées, licenciement brutal suite à un plan social ou une restructuration), l’intérim à répétition et la précarité salariale, le travail au noir, le bénéfice de minima sociaux, un nouveau lieu de vie sans opportunité professionnelle, une préretraite ou retraite proche/en deçà du seuil de pauvreté, la sous-traitance imposée par l’employeur, l’obligation de reprendre l’entreprise familiale ou de l’associé, l’interdiction bancaire.
- Les facteurs internes « durs », discriminants, à savoir appartenir à une ou plusieurs des catégories suivantes : femme, minorité ethnique ou immigré, parent isolé, senior, jeune, handicapé, sans diplôme ou qualification.
- Les facteurs internes « mous », modifiables : absence de motivation positive à créer, locus of control externe, aversion forte au risque, absence de culture entrepreneuriale et de référent (réseau, tuteur, famille, accompagnement), faible estime de soi, peu de confiance en ses capacités propres. Ces facteurs sont communs à la plupart des entrepreneurs par nécessité, de façon plus ou moins exacerbée. Ils peuvent être réduits par des formations et un accompagnement adapté.
- L’environnement politique, économique, social et légal, influant sur le degré de contrainte : maillage du filet sécuritaire (maladie, chômage, retraite, formation continue), niveau de corruption dans le pays, ampleur de l’économie informelle, structure du marché du travail (précariat, discrimination, « zone grise »), politique de l’emploi, conditions économiques (chômage, PIB par habitant, intégration dans la mondialisation), culture entrepreneuriale du pays, niveau de ruralité et d’industrialisation. Chaque pays pourrait ainsi être « noté », pour entrer dans une catégorie, par exemple vert/jaune/rouge. On notera « vert », les pays à faible corruption, filet sécuritaire solide, peu d’économie souterraine, marché du travail très réglementé, taux de chômage faible, économie dynamique, forte culture entrepreneuriale, forte industrialisation, comme l’Allemagne par exemple. En orange seront les pays « mixtes », selon les paramètres, comme la France, les États-Unis, et en rouge les pays où le contexte très défavorable peut pousser à l’entrepreneuriat de survie, comme la plupart des pays d’Afrique par exemple. À noter qu’il faudrait pondérer ces différents critères pour opérer un classement non discutable, qui resterait cependant susceptible d’évoluer dans le temps.
19Ces caractéristiques peuvent être cumulatives, indiquant un « degré de criticité ». En effet, on note généralement une accumulation de ces modèles de rupture sociale sur une seule et même personne. Il est indispensable d’étudier ces différents cas, afin de comprendre les interactions entre individu, environnement, processus entrepreneurial et organisation créée.
20La proposition de typologie faite ici pourrait être qualifiée de sociale et regrouper les individus de façon schématique mais dans un souci de clarté, en six types, selon les facteurs « durs » internes ou externes évoqués ci-dessus : les entrepreneurs par nécessité qu’on nommera « déclassés » (seniors « préretraités » ou licenciés, chômeurs de longue durée, intérim à répétition, cadres expérimentés mis à pied brutalement suite à la restructuration de leur entreprise, précaires, etc.), « discriminés » (minorités ethniques, immigrés, jeunes sans diplôme, jeunes mères célibataires, femmes 40-45 ans divorcées avec enfants à charge, etc.), « détachés » (sous-traitants contraints de différents secteurs d’activités tels le BTP, la création artistique, le journalisme, l’expertise comptable, etc.), « démunis » (retraités au minimum vieillesse, minima sociaux – Revenu de Solidarité Active, Allocation de Solidarité Spécifique-, soit plus de 3.5 millions de personnes en France, ainsi que 5 à 6 millions d’exclus bancaires – souvent chômeurs et minima sociaux –, Sans Domicile Fixe, etc.), « de lieu » (ceux qui ont dû déménager et qui ne retrouvent plus de poste dans leur nouveau lieu de vie, ou ceux qui, à l’inverse, veulent rester dans un cadre spécifique, rural par exemple, et n’y trouvent pas un poste à leur mesure), « d’héritage », contraints à reprendre l’entreprise familiale.
21Soulignons que la condition sine qua non est que ces entrepreneurs, en amont, se sont auto-déclarés « par nécessité », car ces critères sociodémographiques n’empêchent nullement un entrepreneur de se sentir tiré par des opportunités qu’il poursuit. Ainsi le rappelle Paul Couteret [19] : « Tout chômeur-créateur ne peut (donc) pas être qualifié d’entrepreneur contraint. Il existe des entrepreneurs dont les motivations relèvent à la fois de l’envie et de la nécessité. »
22Pour chaque type, nous sommes allés sur le terrain, à la rencontre d’une quinzaine d’entrepreneurs par nécessité et d’experts, et avons recherché dans la littérature, des exemples illustrant la pertinence de cette typologie. Il est à noter que les études qualitatives, récits de vie et études de cas sont fort rares, ne contribuant pas à éclaircir les spécificités de ces entrepreneurs par nécessité.
Les « déclassés »
23CAS 1 : Laura a 25 ans, un master2 et touche le RSA. Elle projette de créer une petite entreprise de vente de livres d’occasion sur les marchés, car aucun stage n‘a débouché sur un emploi dans les librairies de sa région.
24CAS 2 : Amine a 45 ans quand il est licencié de son poste de responsable de zone commerciale, pour ne pas avoir atteint ses objectifs de vente, malgré son salaire de cadre expérimenté. Compte tenu de son âge et de ses exigences salariales, Amine ne retrouve pas d’emploi. Arrivé en fin de droit, il refuse de baisser les bras et considère la création d’entreprise comme sa dernière option. Il reprend donc une librairie papeterie au cœur de Grenoble, qui lui permet, après plusieurs années de « galère », de subvenir aux besoins de sa famille. Mais l’expérience est si douloureuse qu’Amine accepterait « tout travail salarié justement rémunéré ».
25CAS 3 : Laurent a 35 ans et d’importantes responsabilités de commando Marine quand son contrat avec la Marine Nationale n’est pas renouvelé. Après 10 ans de bons et loyaux services, et avec un seul BEP en poche, le retour à la vie civile est compliqué. De petits boulots en périodes de chômage, Laurent finit au RSA, voit partir sa femme avec ses deux enfants, et considère finalement l’ouverture d’un magasin de téléphonie mobile comme son unique planche de salut.
26CAS AC [20] : Après avoir occupé des postes de responsabilité dans le domaine de la recherche &développement, AC qui se trouvait au chômage depuis un certain temps et sans perspective d’emploi, avait créé une petite entreprise dans un domaine de haute technologie. Il avait su, pendant les presque deux ans qui lui avaient été nécessaires pour monter son projet, bénéficier de soutiens financiers. Près de deux ans après son lancement, l’entreprise fut liquidée avec un passif peu important (le marché n’était sans doute pas encore prêt). Bien sûr, l’échec de l’entreprise fut ressenti comme un échec personnel par AC, mais ces quatre ans lui avaient aussi permis de conserver un statut social valorisant (créateur d’entreprise high-tech), une rémunération et une activité professionnelle intéressante. Ayant pris les précautions nécessaires d’un point de vue financier et relationnel (peu d’investissements personnels et sagesse d’arrêter l’expérience à temps), cette aventure ne fut pas une réussite, mais aussi pas tout à fait un échec pour AC qui avait alors 62 ans (quelle était l’alternative ?).
27CAS SB : Issu d’une famille modeste, SB avait gravi peu à peu les échelons de la hiérarchie, pour devenir, à 45 ans, technicien dans une entreprise industrielle de taille moyenne fabriquant des équipements pour l’automobile. La famille (deux enfants et une épouse enseignante dans un lycée technique) avait fait construire une villa dans un village proche d’une petite ville ayant une activité économique chaotique. En 1986, son entreprise ayant rencontré des difficultés importantes, SB avait été victime d’un licenciement après plus de 20 ans de bons et loyaux services. Pendant près de trois ans, il chercha activement un emploi équivalent. Durant ce laps de temps, se sont succédé des périodes de chômage et des périodes où il occupa divers emplois salariés, certains à caractère temporaire proches du domicile de la famille mais qu’il considérait comme une déqualification, et d’autres auxquels il avait renoncé du fait de la longueur des déplacements journaliers nécessaires et, donc, des coûts et de la fatigue engendrés. En 1989, un ami attira son attention sur la possibilité de créer sa propre entreprise et sur le fait qu’un programme d’appui à la création d’entreprise existait sur place, programme lui permettant de se former et d’étudier la possibilité de se mettre à son compte, tout en lui assurant une rémunération. Successivement plusieurs projets de création ou de reprise d’entreprise furent envisagés sans succès. Finalement, après 18 mois de recherche active et une alternance d’enthousiasmes et de découragements, SB créa une entreprise de service de nettoyage qui se développa de manière satisfaisante. Elle emploie aujourd’hui une vingtaine de salariés et assure à son propriétaire-dirigeant des revenus confortables.
28On le voit, ces entrepreneurs par nécessité, expérimentés ou tout au moins diplômés, se sentent mis « hors-jeu », par une désinsertion brutale du monde du travail, ou une impossible insertion. Ils ne parviennent pas à entrer ou ré-entrer dans la vie active. Le projet de création d’entreprise, même initié par nécessité, peut avoir de bonnes chances de réussite, grâce au profil de ces créateurs. Par ailleurs, le phénomène de résilience peut leur permettre de rebondir, de se réinsérer, ou de faire fructifier leur création d’entreprise par de vraies recherches d’opportunité. Il forme une grande partie de la cohorte des entrepreneurs par nécessité, surtout en temps de crise, et offre une perspective plutôt positive de ce phénomène.
Les « discriminés »
29CAS 4 [21] : « Moi je viens de parents immigrés… je suis arrivé en France à l’âge de 15 ans… j’ai enchaîné les petits boulots mais je n’ai jamais réussi à vraiment m’intégrer ici… je me suis trouvé entrepreneur malgré moi… j’en avais marre de vivre dans la précarité, je n’avais pas le choix de toute façon… Je n’avais pas forcément de réseaux familiaux et sociaux pour m’aider à se développer donc je me suis retrouvé dans une situation délicate financièrement mais moralement aussi… des fois quand je racontais ça à la personne qui suivait mon dossier je sentais qu’elle était gênée… alors par la suite j’ai arrêté de parler de mes difficultés… ce n’était pas du tout facile pour ma famille et moi. »
30CAS 5 : Nora, 36 ans, divorcée, 3 enfants à charge, d’origine algérienne, décide de créer une entreprise pour subvenir aux besoins de sa famille, dans la vente de lingerie à domicile. Munie d’un CAP « vêtements sur mesure », elle travaille depuis dix ans comme employée, mais a perdu son emploi suite à la rupture de son couple. Elle a des difficultés relationnelles, supporte mal d’être dirigée, se sent peu qualifiée pour la création d’entreprise, mais ne voit pas d’autre issue et se lance.
31Ces entrepreneurs par nécessité représentent également une proportion importante des cas rencontrés et évoqués dans la littérature. Jeunes sans qualification, retraités aux revenus très faibles, exclus, handicapés, immigrés, ils ont en commun de subir des discriminations à l’emploi et d’avoir un capital humain réputé faible. Ils sont souvent fragilisés et cumulent les facteurs contraignants. Néanmoins, correctement accompagnés, ils peuvent utiliser ce parcours de création comme une opportunité pour rebondir et se réinsérer dans le monde du travail. Dans leur cas, l’adaptation des politiques publiques et l’accompagnement sont particulièrement importants, la phase de création ne devant le plus souvent rester que transitoire pour être fructueuse : il s’agit de lutter contre les discriminations, de donner une expérience ré-exploitable et de la confiance en soi à ces personnes.
Les « démunis »
32CAS 6 : Selon Mr Nogaya, la plupart de ceux venant au centre d’affaires deviennent entrepreneurs par un processus qu’on leur impose. Parce qu’ils ne parviennent pas à trouver un emploi, la seule solution qui s’offre à eux pour survivre est de démarrer leur propre affaire (Afrique du Sud).
33CAS 7 : Nene, Philippine indépendante, rejoint la famille de son nouvel époux à Manille. Là, la tradition veut qu’elle perde toute autonomie financière et ne possède plus de moyen de transport en particulier. Elle se considère donc forcer de créer son emploi, afin de subvenir à ce besoin primaire de déplacement.
34CAS 8 : Les biffins, personnes défavorisées qui revendent les objets récupérés dans les poubelles, sont dans une nette majorité des retraités ou des personnes âgées de plus de 50 ans, et qui souffrent d’un handicap les empêchant de trouver un emploi. Il y a également des sans-papiers et quelques salariés. À 90 %, les biffins ne sont pas dans une situation leur permettant l’accès au marché du travail, pas même via des filières de réinsertion par l’activité économique, ni dans la situation de créer une entreprise. Ils sont 400 dans le XVIIIe arrondissement de Paris, totalement marginalisés, avec pour tout revenu 10 à 15 euros par jour.
35Nous rencontrons ici les véritables entrepreneurs par nécessité « vitale », de survie. Sauf exception, ils se retrouvent plutôt dans les pays pauvres, au fort niveau de corruption et au filet sécuritaire faible. Néanmoins, quand le chômage augmente, que les plus pauvres se paupérisent encore, en tant de crise, certaines personnes peuvent se retrouver dans ces situations, en France également. Leur imposer la création d’entreprise est un pari risqué, pour eux comme pour la société, même si les partisans du microcrédit ont des arguments en faveur de ces trajectoires.
Les « d’héritage »
36CAS 9 : Michel reprend, à la demande de ce dernier, le garage de son père, lorsque celui-ci décide de prendre sa retraite. Il a été formé depuis son plus jeune âge pour succéder à son père, et, malgré son manque de goût pour la mécanique et la gestion, il dirigera jusqu’à sa propre retraite cet atelier de réparation et de ventes de pièces détachées, cherchant à le revendre à un groupe du secteur pour devenir enfin salarié.
37CAS AB : AB avait eu un parcours professionnel un peu chaotique. Issu d’une famille possédant une petite entreprise du secteur agro-alimentaire, AB, après avoir obtenu son agrégation de philosophie, avait commencé par enseigner durant une dizaine d’années. La mort soudaine de son père l’avait contraint à prendre la direction de l’entreprise, afin de sauvegarder le patrimoine familial. Peu habitué au monde des affaires, il lui avait fallu plusieurs années pour apprendre son métier de chef d’entreprise et découvrir qu’il pouvait se révéler intéressant.
38Ce type d’entrepreneurs par nécessité bénéficie généralement de conditions favorables, par la reprise de l’entreprise familiale. Néanmoins, les motivations et les compétences peuvent faire défaut : ce parcours peut donc mener à de l’entrepreneuriat d’opportunité et au développement d’innovation, ou au contraire représenter un fardeau de longues années durant.
Les « de lieu »
39CAS 10 : Thomas a 28 ans et un diplôme d’ingénieur optique et vision industrielle. Il pourrait trouver un emploi correctement rémunéré en région parisienne, mais refuse de quitter la ville où vit sa famille, et sa future femme. De fait, il est en recherche d’emploi depuis un an et demi, en fin de droit. Son ambition est de trouver un poste d’ingénieur correspondant à ses qualifications, dans sa région, et avec un niveau de revenu correct (1 500 à 2 000 euros par mois). En attendant, sa seule alternative au chômage lui semble être la création d’entreprise, une micro-brasserie, sur les conseils d’un ami, domaine pour lequel il ne possède aucune expérience, mais qui l’enthousiasme.
40CAS 11 : Laurence a 35 ans et trois enfants lorsqu’elle déménage avec son mari de Lyon pour un village isolé d’Ardèche, suite à une promotion de son époux dans une usine du groupe qui l’emploie. Elle quitte donc son poste de chargée de communication d’une multinationale de l’agro-alimentaire… et se demande rapidement comment conserver un revenu et une existence sociale dans son nouveau cadre de vie. Après quelque mois, elle envisage, pour ne pas « sombrer » d’installer une chèvrerie et de commercialiser ses fromages.
41Ces créations d’entreprise sont souvent des étapes transitoires, assouplies par les possibilités technologiques et organisationnelles de télétravail, mais demeurent des parcours souvent difficiles pour celles et ceux qui les empruntent.
Les « détachés » :
42CAS JIR [22] : Dans le BTP, à La Réunion, la précarisation des salariés est devenue courante avec le statut d’auto-entrepreneur. Certains maîtres d’ouvrage abusent de la situation, et certains salariés deviennent auto-entrepreneurs sans l’avoir décidé.
43Cas MV : MV était, jusqu’à ce qu’il se mette à son compte, chauffeur routier salarié pour une entreprise du secteur agro-alimentaire, située dans une zone rurale éloignée des grands centres urbains. D’origine rurale, marié et père de trois enfants, il exerçait son activité salariée durant la matinée, tout en ayant conservé, avec son épouse, une activité agricole d’élevage. Son employeur ayant rencontré des difficultés économiques importantes, décida d’impartir son activité de transport (collecte et distribution) et proposa à ses chauffeurs le choix entre se mettre à leur compte ou être licencié. MV accepta, faute d’autre chose, la première proposition. Il racheta à son ancien employeur le camion qu’il conduisait auparavant et signa avec lui un contrat le liant annuellement à son client unique. Dans la pratique, une seule chose avait changé pour lui, le revenu de son activité de transport était devenu incertain !
44Les exemples sont nombreux dans la littérature et dans le monde réel, de ces entrepreneurs contraints, dans le monde de l’édition, dans les compagnies aériennes low-cost, le journalisme, la formation ou encore le BTP. Il s’agit d’une « zone grise » d’emploi, utilisant les interstices du droit du travail. Ce problème doit être abordé sous cet angle pour ne pas favoriser une précarité nuisible aux salariés, qui n’ont rien de créateurs d’entreprise poursuivant des opportunités en vue de se développer.
Des perspectives positives pour les entrepreneurs et la société
45Le principal bénéfice mis en lumière par les chercheurs et les praticiens concernant l’entrepreneuriat de nécessité relève du concept de résilience, qui est la capacité à rebondir dans l’adversité. Ce qui alimente les résistances défensives de l’individu, c’est de les définir à partir d’un manque (emploi, logement, papiers). Cette identification des exclus par le manque est accentuée par les politiques d’aide à l’insertion. Elle concourt à la continuité d’une perte de l’image positive de soi, déjà compromise par les échecs successifs et le sentiment d’exclusion. Avec le projet de création d’entreprise, la personne devient sujet de son parcours de vie. Il convient alors d’aider ces personnes fragilisées à « développer un mode de pensée projectif pour se préparer à l’action ». Chacun devrait se trouver un projet et agir par lui-même pour ne pas être exclu du lien social, quelle que soit la faiblesse des ressources culturelles, économiques et sociales dont il dispose : cela alimente estime de soi et confiance en soi. Glée [23] et Rebzani [24] confirment que la création d’entreprise peut représenter un processus de reconstruction pour des chômeurs fragilisés dans leur parcours de vie : les individus plus acteurs que spectateurs peuvent rebondir. Se lancer dans un projet est une façon de redonner à sa vie, à partir de soi, une vraie cohérence.
46Par ailleurs, ces créations d’entreprise résorbent en partie le chômage, même temporairement, et donnent de l’expérience professionnelle et managériale à l’entrepreneur, ce qui facilitera au besoin sa réinsertion. Ces processus développent également la culture entrepreneuriale. Enfin, de nombreux travaux montrent que la distinction entrepreneuriat de nécessité versus par opportunité est trop limitative : des individus peuvent créer des entreprises à fort développement et très créatrices d’emplois, même si leur motivation initiale était la nécessité. Il est donc particulièrement important de travailler au bon accompagnement de ces entrepreneurs par nécessité, afin que leur aventure ait un bilan sociétal et personnel positif. Il s’agit de sécuriser les processus entrepreneuriaux pour que cette expérience devienne positive et valorisable, même en cas de retour à l’emploi salarié.
47On le voit, les profils et les problématiques sont donc variés, et doivent donc être traités différemment.
Des implications économiques, politiques, managériales et sociales fortes pour rendre ces processus fructueux
48De nombreux axes de progrès se dégagent de la revue de la littérature existante. Les principaux concernent les dimensions stratégiques et organisationnelles de ce processus de création d’entreprise particulier, mais aussi la dimension psychologique, avec en particulier les modes d’accompagnement des entrepreneurs par nécessité, et la dimension politique, s’intéressant aux politiques publiques en place et aux vides institutionnels.
49Du point de vue des pratiques d’accompagnement, il faut se concentrer sur l’aspect psychologique et le développement ou le maintien de l’engagement des entrepreneurs par nécessité dans le processus entrepreneurial, et l’acquisition de compétences actionnables en autonomie. Le mentorat ou le coaching paraissent particulièrement adaptés. L’accompagnant doit également permettre de transformer positivement les doutes exprimés par ces créateurs, de les canaliser, et les analyser. Une piste est de travailler sur la psychologie des individus, par exemple en proposant des formations améliorant l’auto-efficacité. Lucas, Cooper et MacFarlane [25] confirment : les accompagnants doivent veiller au développement de la perception positive de soi et de ses capacités par l’entrepreneur, et concevoir des programmes de formation adéquats. Il faut les aider à développer leur motivation entrepreneuriale, l’apprentissage réflexif et à acquérir des compétences entrepreneuriales solides.
50Par ailleurs, concernant les politiques publiques, les chantiers sont vastes et prioritaires. Des études impartiales doivent permettre de disposer d’outils fiables de mesure financière des politiques publiques d’emploi par l’entrepreneuriat. Des recherches sont aussi nécessaires sur les autres facteurs institutionnels : prélèvements, impôts et taxes, rôle de l’épargne, des subventions et aides de l’État, code du Travail, système éducatif.
51Il est effectivement nécessaire d’adapter les politiques existantes et d’en créer de nouvelles pour les rendre plus pertinentes et efficaces. Quelles sont les meilleures institutions, les meilleures politiques de soutien à la création d’entreprise, les mécanismes (par exemple la micro finance) et les processus ? D’autres institutions doivent être définies ou mobilisées, comme les établissements consulaires, les universités et grandes écoles afin de combler les « vides institutionnels » (Fayolle, 2011), et de nouveaux acteurs doivent émerger (Mair et Marti, 2009), tel l’entrepreneur social (ces entrepreneurs pour lesquels la valeur ajoutée sociale est le premier objectif, le gain financier étant un levier simplement nécessaire). Les individus créent d’ailleurs parfois eux-mêmes leurs structures, associations solidaires, comme dans les marchés émergents. N’y aurait-il pas, ici comme là-bas, un intérêt pour les firmes à se préoccuper de ces « marchés », de proposer des tutorats, des partenariats, au-delà des dizaines d’associations publiques ou privées (ADIE, EGEE, Forces Femmes, ACEISP, France initiative Réseau, etc.) qui occupent déjà le terrain ?
52De fait, l’enjeu majeur nous paraît résider dans la création d’un réel réseau d’affiliation et de soutien répondant aux besoins spécifiques des entrepreneurs par nécessité. Une proposition réside dans la reconnaissance, le renforcement et la structuration de l’économie solidaire. Les Coopératives d’Activités et d’Emploi (CAE) sont une bonne illustration de cette démarche : elles ont pour principal objectif de sécuriser la démarche entrepreneuriale de personnes créant leur propre emploi, éventuellement par nécessité. Il s’agit de permettre le développement d’une activité économique sans constituer une entreprise juridiquement autonome ni perte des droits sociaux. Au sein de la coopérative d’entrepreneurs, le porteur de projet apprend ainsi son métier d’entrepreneur, en bénéficiant d’un accompagnement pragmatique, adapté à ses besoins, et en se libérant des questions administratives, fiscales ou comptables qui sont mutualisées. Ainsi sont créés collectivement, de la sécurité (économique, humaine, sociale, financière…) et des droits (représentation du personnel, couverture sociale…). D’autres expériences concernent les projets de mini-entreprises fictives, du moins au départ, créées dans des structures de réinsertion et coordonnées par des associations compétentes [26], permettant de développer les compétences entrepreneuriales des individus, leur confiance en soi et leur autonomie.
53L’entrepreneuriat de nécessité représente donc un enjeu politique, économique, légal et social majeur pour nos sociétés en crise. Il est indispensable que les chercheurs proposent des pistes actionnables d’amélioration de ces processus entrepreneuriaux, que les praticiens coordonnent leur action de façon spécifique à destination de ce public particulier, que les institutions évaluent avec intransigeance leurs politiques, pour les remodeler avec pertinence, afin de soutenir les modes d’accompagnement les plus efficaces. Entreprendre doit rester une chance et un droit pour chacun, non une hasardeuse obligation.
Notes
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[1]
Cowling, M. and Bygrave, W. [2003], « Entrepreneurship and Unemployment : Relationship Between Unemployment and Entrepreneurship in 37 Nations Participating in the Global Entrepreneurship Monitor (GEM) 2002 », Babson College, Wellesley, USA.
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[2]
Rapport de mission ministérielle de P. Mathot (octobre 2010) : « Accompagner l’entrepreneuriat, un impératif pour la croissance » ; le président des Etats-Unis, B.Obama (31/01/2011) : « Entrepreneurs embody the promise of America : the idea that if you have a good idea and are willing to work hard and see it through, you can succeed in this country. And in fulfilling this promise, entrepreneurs also play a critical role in expanding our economy and creating jobs.” (Les entrepreneurs incarnent la promesse de l’Amérique : l’idée que si vous avez une bonne idée et que vous êtes prêts à travailler dur pour la réaliser, vous pouvez réussir dans ce pays. Et en tenant cette promesse, les entrepreneurs jouent également un rôle crucial dans l’expansion économique et dans la création d’emplois dans ce pays) ; le président F. Hollande (29/04/2013) : « Il nous revient de faire tomber les barrières sociales, culturelles, géographiques, psychologiques, financières, pour que la création d’entreprise soit démocratisée. Une création d’entreprise, c’est aussi avoir une chance de plus d’accéder à la promotion sociale ».
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[3]
Les articles concernant l’entrepreneuriat de nécessité se sont multipliés, d’une quarantaine d’articles entre 1975 et 2004, à près de dix chaque année, de 2005 à 2008, puis vingt par an de 2009 à 2012. Pour une liste exhaustive, consulter ma thèse en cours, « Les entrepreneurs par nécessité : essai de typologie et étude de cas ».
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[4]
Maria Novak, fondatrice de l’ADIE, Association pour le Droit à l’Initiative Economique, premier organisme de micro-crédit en France, explique : « Le microcrédit est un sillon pas assez exploité de retour à l’emploi. […] Même quand ils échouent, les bénéficiaires retrouvent du travail pour 80 % d’entre eux. Le microcrédit sert donc de marchepied ».
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[5]
www.gemcomnsortium.org. Le « Global Entrepreneurship Monitor » (GEM) est un consortium de recherche académique à but non lucratif dont l’objectif est de fournir des données rigoureuses sur l’activité entrepreneuriale mondiale. Il s’agit du plus important projet de ce type : initiées en 1999 avec 10 pays, les recherches sont conduites en 2012 sur 54 pays ; 180000 entrepreneurs et experts ont été interrogés.
-
[6]
Colloque de l’Association Nationale des Groupements de Créateurs (10/10/2013).
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[7]
Smallbone, D. and Welter, F. (2003), “Entrepreneurship in transition economies : necessity or opportunity driven ?”, paper presented at the BCERC 2003, Babson College ; Rosa. P, Kodithuwakku, S. & W. Balunywa, (2009), « Entrepreneurial Motivation in Developing Countries : What Does ‘Necessity’ and ‘Opportunity’ Entrepreneurship Really Mean ? », Babson College, Pino Global Entrepreneurship Center.
-
[8]
Carlsrud A., Brännback M., [2011], « Entrepreneurial motivations : what do we still need to know ? », Journal of Small Business Management, vol.49 n°1, p. 9-26.
-
[9]
Shane, S. [2009], « Why encouraging more people to become entrepreneurs is bad public policy », Small Business Economics, vol. 33, p.141-149.
-
[10]
Vorley T., Rodgers P., (2012), « Home is where the business is : Incidents in everyday life and the formation of home-based businesses », International Small Business Journal, published online before print December 20, 2012.
-
[11]
Williams N., Williams C., [2011], “Beyond necessity versus opportunity entrepreneurship : some lessons from English deprived urban neighbourhoods “, International Entrepreneurship and Management Journal, DOI 10.1007/s11365-011-0190-3.
-
[12]
Mui A., [2011] « Entrepreneurship : The Act of Enhancing One’s Reality », European Regional Science Association, papier de recherche.
-
[13]
Yaniv E., Brock D., [2012], « Reluctant entrepreneurs : why they do it and how they do it’, Ivey Business Journal Online.
-
[14]
Hechavarria, D. M. et Reynolds, P. D. [2009], « Cultural norms and business start-ups : The impact of national values on opportunity and necessity entrepreneurs », The International Entrepreneurship and Management Journal, vol. 5, n°4, p.417-437.
-
[15]
Hernandez L., Nunn N., Warnecke T., (2012), « Female entrepreneurship in China : opportunity- or necessity-based ? », International Journal of Entrepreneurship and Small Business, Vol. 15, No. 4.
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[16]
Figueroa-Armijos M., Dabson B, Johnson T., [2012] « Rural Entrepreneurship in a Time of Recession, »Entrepreneurship Research Journal : Vol. 2 : Iss. 1, Article 3. L’article analyse comment la récession marque un tournant dans les motivations des ruraux pour créer leur propre emploi. On note un net déclin de l’entrepreneuriat d’opportunité au profit de l’entrepreneuriat de nécessité. En milieu rural, le niveau d’éducation impacte l’entrepreneuriat d’opportunité, tandis que les individus avec des revenus annuels inférieurs à 50.000$ ou travaillant à temps partiel sont plus des créateurs par nécessité.
-
[17]
Mandják T., Bárdos C., Neuman-Bódi E., Németh S., Simon J., [2011], « To solve the impossible : From necessity to success with the help of business network », IMP Journal, vol.5, n°3.
-
[18]
Harbi, S. E. and A. R. Anderson [2010], « Institutions and the shaping of different forms of entrepreneurship », Journal of Socio-Economics, Vol.39 issue 3, p.436-444.
-
[19]
Couteret, P. [2010], « Peut-on aider les entrepreneurs contraints ? Une étude exploratoire », Revue de l’Entrepreneuriat, vol.9, n° 2, p. 6-33.
-
[20]
Bruyat, C. [1993], « Création d’entreprise : contributions épistémologiques et modélisation », Thèse de doctorat en sciences de gestion, Université Pierre Mendés France de Grenoble, p. 431.
-
[21]
Fayollle A., Nakara W., (2012), « Faut-il repenser les pratiques d’accompagnement ? Le cas des entrepreneurs par nécessité », États généraux du management, nov 2012.
-
[22]
Journal de l’Ile de la Réunion, interview d’un patron de PME (16/05/2001).
-
[23]
Glée, C. [2010], « La création d’entreprise comme réponse au destin », In M. Brasseur (Eds), Entrepreneuriat et insertion, Bruylant, Bruxelles, p. 179-196.
-
[24]
Rebzani M., [2000], « Discrimination ethnique à l’embauche des jeunes : une analyse psychosociale », Revue européenne de migrations internationales. Vol. 16 N°3. pp. 29-52.
-
[25]
Lucas W., Cooper S., MacFarlane S., [2008], « Necessity-driven intention at Dounreay and the Shapero displacement model », Frontiers of Entrepreneurship Research, vol.28, issue 6, art.17.
-
[26]
Exemple : Entreprendre Pour Apprendre (http://france.ja-ye.org).