Les points forts
- La multiplication des formations, la promotion de l’entrepreneuriat vers toutes les franges de la société laissent penser qu’il y a une « démocratisation » du phénomène.
- Pourtant, l’analyse de profils de lauréats de Réseau Entreprendre et de Fédération Pionnières, deux des plus gros réseaux d’entrepreneuriat en France, montre que des profils sociologiques peu diversifiés.
- Le succès entrepreneurial resterait réservé à une élite issue de familles d’entrepreneurs et professions libérales et aux parcours typés (grandes écoles, universités réputées).
- Les entrepreneurs issus d’autres milieux sociaux resteraient défavorisés dans la démarche avec des chances de succès plus aléatoires.
1Depuis le début du millénaire, face à une montée du chômage en France qui dépasse les 10 % de la population active, les pouvoirs publics ont développé une politique d’incitation à la création d’entreprises, qu’il s’agisse du ministère de la Recherche qui propose des mesures incitatives pour stimuler l’entrepreneuriat dans le monde des chercheurs, du ministère du Travail qui promeut le statut d’auto-entrepreneur ou encore du ministère de l’Économie qui crée des zones franches et incite les populations de quartiers dits défavorisés à créer leur propre activité ou à attirer de jeunes créateurs. Ces mesures sont relayées par de multiples formations à l’entrepreneuriat, tant dans les écoles de management ou d’ingénieurs que dans les universités, qui créent des incubateurs et incitent les jeunes diplômés à entrer dans le monde du travail en créant leur propre emploi.
2Toutes ces mesures sembleraient pousser à une démocratisation de la démarche entrepreneuriale, invitant toutes les tranches d’âges, toutes les classes sociales à créer une entreprise et, par là même, leur propre emploi et celui d’autres… Ces initiatives se soldent par des résultats modestes puisque, selon l’INSEE, elles ne s’accompagnent pas d’une augmentation du nombre d’entreprises créées par an et surtout d’un effet de multiplication d’emplois. Dès lors, notre propos est de nous appuyer sur ces chiffres pour envisager une explication fondée sur une analyse sociologique de l’entrepreneur français. La thèse que nous soutenons dans cet article, au regard d’une étude menée avec Réseau Entreprendre France et Fédération Pionnières, est que les entrepreneurs qui sont sélectionnés et identifiés pour leur capacité à développer une entreprise, c’est-à-dire à créer des emplois et générer des revenus pérennes, sont issus d’une famille d’entrepreneurs… et, dès lors, se forment à l’entrepreneuriat en famille. Le phénomène serait d’autant plus flagrants chez les jeunes générations d’entrepreneurs qui, en plus de bénéficier de cet héritage, ont reçu une formation à l’entrepreneuriat dans les meilleures écoles et universités de France ou d’ailleurs.
L’entrepreneuriat français diversifié ?
3L’INSEE dénombre la création de quelque 550 000 entreprises par an depuis 2011. Ce chiffre serait plus ou moins stable depuis 2010 mais il cache surtout la création d’entreprises unipersonnelles (95 % d’entre elles) [1]. Comme l’INSEE le souligne, « La majorité des entreprises créées (95 %) n’ont aucun salarié, ce qui fait écho à la part élevée des nouveaux auto-entrepreneurs (56 %). Toutefois, même hors auto-entrepreneurs, la part des entreprises employeuses reste faible (12 %) [2] ». Sans surprise, la très grande majorité des entreprises créées se concentrent sur des activités de B to C [3] et dans des activités de services comme l’aide à la personne, le coaching… Si, selon une étude menée par l’ACPE, les deux-tiers des entreprises restent encore pérennes au bout de trois ans, le tiers des entreprises qui disparaît est issu de ces entreprises unipersonnelles [4].
4Sans pouvoir établir de corrélation directe entre les deux faits, force est de constater que la multiplication d’entreprises unipersonnelle semble aller dans le sens de certaines politiques publiques menées par les différents gouvernements durant ces dix dernières années : transformation de l’indemnité chômage en indemnité d’aide à la création d’entreprise, multiplication des formations courtes à l’entrepreneuriat,…
5Ces mesures semblent néanmoins plaider en faveur d’une diversité entrepreneuriale, ou, du moins, à défaut de diversité dans la nature des activités créées, d’une plus grande diversité des créateurs. En effet, toujours selon la même étude publiée par l’ACPE et précédemment mentionnée, les femmes créatrices d’entreprises seraient beaucoup plus nombreuses depuis l’apparition de ces mesures incitatives (+ 54%), la part d’immigrés entrepreneurs serait en augmentation (une autre étude menée par l’INSEE en région Rhônes-Alpes estime que les entrepreneurs représentent 7 % des immigrés actifs tandis qu’ils ne sont que 5 % de la population active non issue de l’immigration [5]). Néanmoins, cette population immigrée, tout comme les femmes, créerait surtout une activité mono-salariée et de service.
6Au-delà de ces quelques chiffres, notre questionnement vise à décrire le profil sociologique de l’entrepreneur qui génère des emplois et dont l’activité est en croissance. Qui est-il et comment a-t-il acquis les compétences pour piloter la croissance d’une activité et générer une croissance qui permet la création d’emplois ?
L’entrepreneur qui crée de la richesse : un individu digne d’intérêt !
7Le mot « entrepreneur » n’est pas nouveau, certains identifient sa date de naissance dès le 16e siècle [6]. Les dimensions que ce terme recouvre ne font pas l’unanimité et font l’objet d’un sujet de recherche, du moins un outil de questionnement des résultats de la recherche sur l’entrepreneuriat. En particulier, la distinction a été clairement établie entre l’entrepreneur, créateur de l’activité et d’une entreprise, chargée de développer l’activité, et le directeur d’une petite – moyenne entreprise, dont les missions reposent sur la direction d’une entreprise avec les enjeux administratifs associés [7]. L’activité de l’entrepreneur, dans son sens théorique mais aussi étymologique, renvoie à une notion d’action qui revêt un double sens : un sens premier relatif à l’innovation – l’action de créer une nouvelle activité – et un sens second relatif à une création de richesse. Cette richesse est utilisable certes pour l’entrepreneur lui-même mais également pour les autres : elle sert une communauté d’entreprises qui exploitent les mêmes grappes d’innovation, elle crée des emplois…
8Au fil des années, les politiques et médias qui promeuvent l’entrepreneuriat en France développent une ambiguïté et contribuent à modifier les caractéristiques de l’entrepreneur qui peu à peu est assimilé à un individu qui crée son entreprise, qui peut être destinée à exploiter une activité plus ou moins innovante mais pas nécessairement associée à la création de richesse. L’auto-entrepreneur en est la figure emblématique [8] : situation temporaire destinée à compléter les revenus du salariés ou à créer une entreprise, ce statut destiné à créer un entrepreneur hybride peut difficilement générer une création de richesse non seulement pour l’entrepreneur – les revenus générés par l’activité sont plafonnés par le statut – ou pour les autres – le statut n’intègre pas la création d’une entreprise avec employés [9]
9Pour autant, dans les périodes de disette économique, l’entrepreneur créateur de richesse, capable non seulement, à l’instar de l’auto-entrepreneur, de créer une activité mais surtout d’en gérer sa croissance et de générer de la richesse et des emplois, mérite toute l’attention et fait d’ailleurs l’objet de débats en recherche [10].
Enquête sur les entrepreneurs de croissance
10Pour répondre au double questionnement que nous avons précédemment évoqué et justifié, nous nous sommes penchés sur les entrepreneurs dont les projets sont identifiés par leur capacité à créer des emplois et à générer de l’activité pérenne.
11Le Réseau Entreprendre et Fédération Pionnières sont deux organismes, parmi d’autres, qui ont pour objectif d’accompagner les entrepreneurs « les plus prometteurs ». Le réseau Entreprendre, créé par la famille Mulliez, repose sur la volonté de créer de la richesse économique. Aussi, les membres du réseau sélectionnent tous les ans des lauréats en fonction de leur capacité à atteindre ces deux objectifs de création d’une entreprise pérenne et de richesse économique par la création d’emplois pérennes. La plupart du temps – 92 % des cas – cette pré-disposition se concrétise. Dans la même veine, Fédération Pionnières est un réseau d’accompagnement à la création d’entreprises par des femmes. Le réseau cherche à se différencier des autres réseaux d’accompagnement des femmes entrepreneurs en mettant l’accent sur la création d’emploi et d’une activité avec une croissance significative. Ces deux réseaux sont donc deux terrains d’investigation pertinents pour analyser les profils des entrepreneurs susceptibles de créer de la richesse économique.
12Nous avons procédé à un échantillonnage de 40 lauréats issus de ces deux réseaux reposant, a priori, sur des principes de diversités :
- Diversité hommes – femmes : 50 % hommes et 50 % femmes
- Diversité géographique : entrepreneurs implantés en région parisienne, Rhône-Alpes, Tarn, Picardie, Normandie et Nord
- Diversité d’activités : dans les services (gardes d’enfants, coaching, distribution, etc.) mais également dans l’industrie (biotechnologies, agriculture, cosmétique…)
- Diversité des générations : 1/3 de « juniors » (moins de 30 ans), 1/3 de seniors (entre 50 et 70 ans ou plus) et 1/3 d’entre deux âges (entre 30 et 50 ans).
13Ces entrepreneurs ont été sélectionnés au hasard selon ces critères et désignés par les deux réseaux.
Des origines entrepreneuriales ancrées dans la famille
14Le premier point commun à l’ensemble de ces entrepreneurs est la filiation entrepreneuriale. Interrogés sur « qui est entrepreneur dans votre famille », 82 % des personnes interrogées, soit 33 personnes, répondent par ordre d’importance, « mes deux parents », ou « mon père », « ma mère » ou « mon oncle que je voyais souvent ». Le terme d’entrepreneur ne désigne pas la même chose pour toutes ces personnes : chef d’entreprise pour certains, commerçant ou profession libérale pour d’autres. Néanmoins, le grand dénominateur commun entre ces personnes est qu’ils sont fils ou filles de parents qui ne sont pas salariés et qui exercent une activité économique dont ils ont pleinement la charge.
15Si ce phénomène est marquant chez la génération des plus de 50 ans, il l’est encore plus pour la jeune génération où l’intégralité des personnes interrogées de cette classe d’âge semble avoir été élevée dès l’enfance dans un monde d’entrepreneuriat, comme l’illustre le témoignage d’A., 29 ans, créateur d’une entreprise dans le domaine de l’énergie au Lithium après avoir soutenu une thèse de doctorat en sciences physiques : « oui, mon père (est entrepreneur). Pas ma mère. Ma mère elle était… mon père, émigrant français, est arrivé au Québec, a trouvé dix mille petits boulots pour vivre et finalement a réussi à créer son entreprise dans le bois. Transformer du bois. Menuisier… ébéniste. Il s’est associé à son beau-frère, le frère de ma mère. Du côté de ma mère, ils sont presque tous entrepreneurs : coiffeurs, bouchers, menuisiers. Mais souvent type artisan. Donc mon père est devenu artisan et ma mère avait beaucoup d’initiative mais n’a jamais franchi le pas de créer son entreprise. Elle a été représentante Tupperware, tu vois, un petit aspect d’entrepreneuriat ».
16A contrario, certaines personnes issues de générations plus âgées font part de filiations entrepreneuriales mais surtout d’esprit d’initiative, comme l’explique M., 72 ans, directeur d’un groupe de construction de parc immobilier : « Pas du tout ! Mes parents étaient instituteurs. Avec une variante quand même, c’est que mon père n’a pas été vraiment instituteur, mais a été le responsable UCOVAL à l’époque, « Union des colonies de vacances laïques », et à ce titre-là, au sortir de la guerre, il a été plus entrepreneur qu’instituteur, puisqu’il a acheté des terrains, construit des colonies de vacances, etc., donc il a développé, il a été… ça a été un développeur, à la fois d’une structure capable d’accueillir, je crois, jusqu’à 2000 gosses l’été, mais en achetant des locaux, des terrains et en construisant des bâtiments dessus. C’était plutôt une mentalité d’entrepreneur chez un instituteur, parce que… ».
Un choix qui s’impose naturellement
17Cette filiation entrepreneuriale, même si, encore une fois, ce terme désigne des figures entrepreneuriales très diverses, semble avoir eu un impact sur la décision de créer une entreprise. L’exercice entrepreneurial relève certes d’un choix personnel entre plusieurs parcours de carrière mais ce choix est présenté comme un phénomène naturel, logique.
18Dans plus de 80 % des cas rencontrés, la décision de créer une entreprise relève d’un choix de carrière et non d’une contrainte pour trouver un emploi. A posteriori, les entrepreneurs déclarent avoir choisi leur voie par « besoin de liberté », « envie d’être son propre patron ». Pourtant, ils avaient également le choix et les moyens de ne pas être entrepreneur et de poursuivre une autre carrière : J., jeune diplômé d’HEC, avait une proposition d’embauche avant de créer son entreprise de sous-traitance de paies ; A., dont les propos ont été mentionnés précédemment, avait toutes les compétences pour rejoindre l’industrie et exercer un poste de chercheur ; E., jeune entrepreneur lilloise, décide de créer son entreprise à 26 ans mais, forte de ses stages en Chine, s’était également vu proposer un poste à Hong Kong…
19Ce choix semble également plus volontaire qu’opportuniste. Dans la très grande majorité des cas rencontrés, l’entreprise ou l’activité ne s’imposent pas d’elles-mêmes : l’entrepreneur va la chercher. Ainsi, F., 42 ans, directrice d’une entreprise de formation à Lille, explique : « Moi, mes parents ont créé des entreprises, plutôt à petite échelle, mais ils étaient indépendants, donc moi je n’ai pas eu un modèle féminin qui était un modèle du salariat, j’ai plutôt eu un modèle où on se prend en main et on crée son propre emploi. Par contre, ce n’était pas le choix que j’ai fait au départ, parce que moi j’ai fait des études, alors que mes parents n’ont pas fait de longues études. (…) Après, j’ai repris mes études pour créer mon entreprise… »
20Fait marquant, les 20 % entrepreneurs qui ne sont pas issus d’une famille d’entrepreneur ne suivent pas la même trajectoire de carrière et, l’entrepreneuriat semble être plutôt un choix, certes non regretté, mais « par défaut », comme l’explique C., 55 ans, créatrice et dirigeante d’une entreprise de sous-traitance de mise en contact commerciale pour des activités de biotechnologies, qui relate « (…) J’étais au chômage et je n’arrivais pas à trouver d’emploi… alors, j’ai créé mon entreprise ».
La filiation entrepreneuriale : un facteur clé de succès pour l’entrepreneuriat de croissance ?
21Avoir envie d’être entrepreneur et de copier le modèle parental est une chose… Apprendre à entreprendre en est une autre… D’où vient cet apprentissage et quel est l’impact de la formation sur la capacité entrepreneuriale, que nous traduisons comme la capacité à gérer la croissance de l’activité et la création d’emplois ?
22Les entrepreneurs des deux réseaux ont créé ou repris des entreprises qui connaissent une relativement bonne croissance. Toutefois, si tous les entrepreneurs issus de famille d’entrepreneurs ne rencontrent pas tous les succès escomptés, l’ensemble des entrepreneurs qui ne sont pas issus de famille d’entrepreneurs rencontrent des difficultés dans l’exercice de leur activité et dans le pilotage de la croissance.
23L’exemple le plus illustratif est celui de D., 47 ans. Issue d’une famille de cadres moyens, elle démarre une carrière dans les achats et décide de créer une activité de services à domicile en 2006. Près de 7 ans plus tard, elle parvient certes à créer beaucoup d’emplois – une quarantaine au total - mais est une des rares entrepreneurs à déclarer ne pas pouvoir encore se dégager un salaire et à ne pouvoir dégager suffisamment de marges pour déléguer des missions supports comme la paie, la comptabilité, missions dont la complexité dans ce secteur la conduit à faire des erreurs et à fragiliser la pérennité de son activité.
24Il semblerait donc que les origines professionnelles de la famille de l’entrepreneur aient un impact sur le choix de carrière de l’individu et sur sa capacité à piloter la croissance de son activité. Si ce premier impact semble logique dans la mesure où un individu peut reproduire le schéma familial dans lequel il a grandi, le second semble plus surprenant et invite à re-ouvrir le débat sur le lieu d’apprentissage de l’entrepreneuriat. En outre, ce premier constat invite à relativiser la diversité entrepreneurial et la capacité d’un individu non issu d’une famille d’entrepreneur à piloter une activité pérenne et génératrice d’emplois en France ainsi que le rôle des organismes de formation dans l’apprentissage de cette capacité de pilotage.
Le savoir-faire pour développer l’activité : acquis à la maison ou à l’école ?
25Le débat sur le lieu d’apprentissage de l’entrepreneuriat n’est pas neuf. En 1997, l’École de Management de Lyon organisait un colloque intitulé « Peut-on apprendre à entreprendre ? » faisant débattre l’héritier de la famille Leclerc et de la chaîne de distribution afférente avec Christian Boiron. Ce débat n’est pas exclusif en France puisque, très récemment, le Centre de Recherche de la Queensland University of Technology, en Australie, publie une brève sur le même sujet. Ce débat donne lieu à de nombreuses recherches [11] et à de nombreux échanges [12]. L’impact de la formation sur l’intention entrepreneuriale est ainsi discuté. Notre propos questionne ici non seulement l’impact de cette formation sur l’intention entrepreneuriale mais surtout sur la capacité à piloter une activité qui générerait des emplois.
26Les entrepreneurs rencontrés, issus d’un échantillon représentatif des lauréats des Réseaux Entreprendre et de Fédération Pionnières, sont diplômés d’une formation supérieure, la plupart du temps de niveau Master II (bac + 5). Le niveau de la formation varie selon les âges : Certains entrepreneurs, âgés de plus de 60 ans, déclarent être autodidactes, tandis que tous les entrepreneurs de moins de 33 ans ont un bac + 5.
27Les entrepreneurs se répartissent en deux catégories. La première rassemble ceux qui sont diplômés d’une formation scientifique qui leur garantit une expertise : C., 49 ans, directeur d’une entreprise d’installations électriques a un BTS d’ingénierie électrique ; JP, 57 ans, directeur d’une entreprise spécialisée dans les capteurs de température pour bétails, a une formation d’ingénieur agro-alimentaire… Point marquant, l’intégralité de ces entrepreneurs semble avoir appris les techniques entrepreneuriales « sur le tas », en s’inscrivant dans des réseaux d’entrepreneurs comme A.P.M. qui proposent des partages d’expériences et des points formations sur des sujets précis. En revanche, ces derniers, qui parviennent à bien gérer la croissance de leur entreprise par ailleurs, sont tous issus d’une famille d’entrepreneur. Il semblerait donc que l’apprentissage de l’exercice entrepreneurial se soit surtout fait « à la maison », par observation insensible, en écoutant les discussions parentales, en échangeant.
28Cette formation à l’entrepreneuriat, qui s’apparenterait plus à une éducation entrepreneuriale, serait confortée par l’analyse des résultats entrepreneuriaux de la seconde catégorie d’entrepreneurs, celle qui est diplômée d’une formation en management, voire même en entrepreneuriat. Là encore, le constat est presque identique, du moins pour les entrepreneurs de plus de 35 ans : au-delà du diplôme, tous les entrepreneurs qui déclarent être satisfaits de la croissance de leur activité dans les délais prévus et dont l’activité génère des emplois et des bénéfices, sont tous issus d’une famille d’entrepreneurs. Les responsables des réseaux Entreprendre et de Fédération Pionnières relatent que cette capacité à faire croître l’activité repose essentiellement sur la capacité non pas à détecter des opportunités d’activité – cette capacité est nécessaire pour la création de l’entreprise – mais surtout à organiser très rapidement l’activité et l’entreprise, à bien choisir les collaborateurs et à bien savoir déléguer les missions qualifiées d’opérationnelles, comme la paie, la comptabilité, etc. Cette capacité à « prendre du recul » est constatée dans les discours des entrepreneurs rencontrés. Interrogés sur le lieu d’acquisition de ces compétences, ces derniers relatent surtout des logiques mimétiques : « J’observais comment mon père faisait ». « Je ne sais pas. En fait, cela me semble logique, inné ». Une jeune entrepreneure qui a créé sa première activité en 2004, fondée sur l’import export de petits objets et une seconde entreprise similaire en 2007 à Hong Kong explique : « J’ai regardé ce que faisaient mes parents. En fait, quand j’ai commencé à recruter, je me suis trompée et cela m’a coûté cher. Mais comme je m’en suis rendu compte très tôt, non seulement j’ai pu remédier au problème mais, j’ai surtout identifié mon problème et ai demandé les services d’un coach pour travailler ce point et bien apprendre à montrer que je suis la chef ! ».
29La génération d’entrepreneurs issue de cette « filiation » semble également partager, au-delà, de cette compétence, des valeurs d’indépendance. Pour l’ensemble de cette population, le réseau social – et pas uniquement le réseau entreprendre ou Fédération Pionnière, par exemple mais d’autres réseaux – sont utilisés à la fois de manière ciblée et dans une dimension généreuse : ciblée car l’entrepreneur y cherche une aide précise – par exemple un partage d’expérience sur les modalités de recrutement et d’identification du bon profil, pour reprendre le cas de notre jeune entrepreneur précédemment mentionné ; de manière généreuse car l’ensemble de ces entrepreneurs, les plus jeunes exceptés, s’impliquent dans le réseau dans une logique de « don », estimant qu’ils ont beaucoup reçu et qu’il convient de rendre. Chez les hommes, cet engagement porte sur la création et l’élargissement d’un réseau professionnel ; chez les femmes, il s’agit surtout d’un service à la communauté plus général, l’implication dans une commune par exemple.
30A contrario, les entrepreneurs qui ne sont pas issus d’une « filiation entrepreneuriale », malgré leur formation initiale en management, déclarent plus souffrir de leur activité ou, in fine, ne pas générer d’emplois et de marges suffisantes pour embaucher de salariés, ceci même après 5 ans d’exercices. Une femme entrepreneur relate « C’est un véritable enfer : cela fait cinq ans que nous trimons et je suis parvenue à créer 40 emplois (elle travaille dans l’activité de service social) mais mes marges sont tellement faibles, qu’il m’est impossible de sous traiter la comptabilité, la fiscalité. Je fais tout moi-même mais ça me pose souvent problème car je me trompe et le Fisc ne me rate pas… alors que je crée 40 emplois ! ».
31Au-delà de la formation, l’apprentissage de l’exercice entrepreneurial se ferait ailleurs… À la maison, dans les réseaux d’entrepreneuriat pour les prises d’informations et les échanges de bonnes pratiques ponctuelles. Pour autant, ces individus semblent également souffrir de ne pouvoir profiter pleinement des réseaux dans lesquels ils sont insérés, lorsque toutefois leur activité leur laisse le loisir et le temps de s’y impliquer. Les propos tels que « on ne m’aide pas » ne sont pas exceptionnels.
32Ces constats laisseraient donc penser que la formation ou l’accompagnement à l’entrepreneuriat servirait inégalement les entrepreneurs dans leur exercice de pérennisation et de croissance de l’activité.
La place de la formation dans le processus entrepreneurial
33Que conclure de l’énonciation de ce résultat ? Au-delà de la diversité entrepreneuriale apparente, l’exercice d’une activité qui génère des emplois semble être encore réalisé en France par des entrepreneurs issus de familles d’entrepreneurs et qui ont appris à entreprendre… en famille. La formation entrepreneuriale, proposée par les universités et grandes écoles, semblerait servir d’adoubement, de certification d’une aptitude à être entrepreneur plutôt que d’une réelle école d’apprentissage à l’entrepreneuriat.
34Ce résultat, fondé sur un travail avec deux réseaux destinés à promouvoir d’entrepreneuriat, invite à reconsidérer la diversité entrepreneuriale à deux égards.
- La diversité sociale est présente dans les réseaux d’entrepreneuriat et ces derniers travaillent pour accueillir plus de femmes, jusqu’ici minoritaires dans la création et la direction d’entreprises. Toutefois, au-delà de la réflexion sur l’intégration de femmes dans l’économie entrepreneuriale et, au regard de leurs résultats, souvent similaires à ceux des hommes, il semblerait qu’une réflexion s’invite sur l’intégration de personnes non issues de familles d’entrepreneurs.
- La diversité sociale attestée dans les chiffres de l’INSEE invite à réfléchir sur les modes de formation adéquats pour favoriser l’entrepreneuriat (pris dans un sens très large) non héréditaire. Certes, les formations supérieures sembleraient inviter à augmenter l’intention entrepreneuriale chez les individus qui ne sont pas issus de familles d’entrepreneurs mais ces derniers resteraient défavorisés dans leur aptitude à piloter la croissance entrepreneuriale. En ce sens, les formations initiales joueraient sans doute encore un rôle de reproduction sociale, concept cher à Pierre Bourdieu. En revanche, les formations dites continues, ou les missions d’accompagnement telles que mises en place par des réseaux comme Réseau Entreprendre ou Fédération Pionnière, si elles prennent en compte cette dimension d’hérédité entrepreneuriale, pourraient prendre tout leur rôle et aider l’entrepreneur à acquérir ces valeurs entrepreneuriales, en particulier à utiliser le réseau et à apprendre non seulement à détecter des opportunités d’activité, mais également à l’exploiter, la faire croître en apprenant à déléguer et à prendre du recul par rapport aux missions de court terme.
Notes
- [1]
- [2]
- [3]
- [4]
- [5]
-
[6]
Fayolle A., A. Tounes (2006), « L’odysse?e d’un concept et les multiples figures de l’entrepreneur », Revue des Sciences de Gestion, n° 220-221, p. 17-30
-
[7]
Carland W.J., F. Hoy, W. R. Boulton, J.A.C. Carland (1984), « Differentiating Entrepreneurs from Small Business Owners : A Conceptualization », Academy of Management Review, Vol 9, N°2, p. 354-359En ligne
-
[8]
Maâlaoui A., S. Castellano (2013), « L’entrepreneur dans tous ses états », Ed. L’Harmattan, Paris
-
[9]
Le Loarne – Lemaire S. (2013), « La femme entrepreneure hybride, stéréotypes et auto-entrepreneuriat », in Maâlaoui A. et S. Castellano, « l’entrepreneur dans tous ses états », Ed. L’harmattan, Paris, p. 89-116
-
[10]
Messeghem, K., D. Chabaud, JM Degeorge, F. Lasch (à paraître), « La croissance des entreprises : nouvel enjeu pour le management ? » Appel à publication dans le numéro spécial, Revue International PME
-
[11]
A. Fayolle et B. Gailly (2009), « Evaluation d’une formation en entrepreneuriat : Prédispositions et impact sur l’intention d’entreprendre », M@n@gement, 2009(3), Vol. 12 En ligne
-
[12]
Voir, par exemple, le blog d’O. Toutain : http://education-entrepreneuriale.fr/lauteur-du-site/