Les points forts
- Le modèle low-cost est efficace pour réduire les prix d’accès à un produit ou service.
- Cependant, la baisse des coûts ne suffit car les plus démunis ont une problématique plus générale d’accès difficile au marché.
- La réduction de la pauvreté ne peut donc s’appuyer sur la seule mise en œuvre d’une approche low-cost.
Un constat
1Récemment une idée fait son chemin dans les esprits : croire que le marché, l’inclusion dans les transactions économiques, les incitations et les opportunités constituent des leviers plus efficaces dans la lutte contre la pauvreté que les aides ou les actions des ONG. Parmi les tenants de la théorie fondée sur le marché qui se veut être une tentative de « réparer » le capitalisme moderne, on trouve le célèbre consultant et théoricien de la stratégie d’entreprise Prahalad ; le Prix Nobel de la paix et fondateur de la Grameen Bank Mohammed Yunus, ainsi que Bill Drayton le fondateur d’Ashoka à qui nous devons le concept d’entrepreneur social. Penser que le marché puisse résorber la pauvreté revient à croire que les entrepreneurs et les entreprises existantes doivent travailler à rendre le capitalisme inclusif, alors qu’aujourd’hui il ne produit que l’exclusion des pauvres, tenus à l’écart parce que les offres des entreprises et les institutions existantes ne sont pas adaptées à leur réalité. Prahalad aimait à dire que le défi de l’humanité, après la démocratie, réside désormais dans la généralisation du commerce, ce qui revient à inclure tous ceux qui sont hors du marché.
2Dans les pays développés, en proie eux aussi à une pauvreté croissante, le rôle dévolu aux marchés et aux entreprises prend donc plus d’importance sous l’impulsion de la théorie du marché inclusif.
3L’un des leviers utilisés dans la lutte contre la pauvreté consiste dans le recours au modèle économique dit « low-cost ». Dans un rapport qu’il a remis au secrétaire d’État chargé de la consommation et du tourisme en 2007, Charles Beigbeder, fondateur de Poweo, présente le low-cost comme un levier incontournable d’augmentation du pouvoir d’achat, à même de rendre accessible davantage de produits et de services aux classes démunies. Le patron de Free, Xavier Niel, affirmait récemment que sa nouvelle offre low-cost était sociale, car en baissant le coût d’accès aux réseaux de communication, elle contribue à réduire les inégalités sociales.
4Nous avons observé lors d’une mission menée auprès de la Croix-Rouge française (CRf) l’émergence de réflexions sur les modèles Social Business, et plus largement sur le recours au marché dans la résolution des problèmes sociaux. Le low-cost, considéré comme une émanation pertinente du marché, a été au cœur des réflexions dans le cadre de projets menés par l’association. Pour la CRf, cette tentation de recourir au marché s’explique par la contraction des aides publiques et le recul du mécénat. Ainsi, au cours de la phase de conception du projet Malin, dont la mission est de lutter contre la malnutrition infantile en France, le low-cost a été l’une des solutions identifiées par les partenaires pour agir sur les dépenses et ainsi favoriser l’accès de tous les enfants à une alimentation saine et équilibrée. Dans un autre contexte, le fabricant de matériels d’optique Essilor est en train d’expérimenter en France un modèle low-cost afin de rendre accessibles les lunettes de correction aux plus démunis.
Peut-on atténuer la pauvreté grâce à l’utilisation de modèles low-cost ?
5La problématique que nous soulevons ici est donc la suivante : peut-on atténuer la pauvreté dans les pays développés en recourant au marché et grâce à l’utilisation de modèles low-cost ? Cette question a deux justifications à nos yeux. Premièrement, la nature et la vocation même de tels modèles se veulent inclusives des non consommateurs tenus à l’écart du marché en raison d’une barrière de richesse. Deuxièmement, nous avons pu observer, dans le cadre de missions de mise en place de projets sociaux visant à réduire la pauvreté, des tentations mais aussi des interrogations quant à la pertinence de ces modèles.
6Banjere et Duflo [1] soulignent un conflit entre la logique commerciale et la logique sociale de l’amélioration du bien-être des individus dans les démarches de recours au marché pour l’éradication de la pauvreté. Dans ce travail nous tenterons de montrer que le recours au low-cost même s’il constitue, comme le prône Charles Beigbedder, un instrument important d’atténuation de la pauvreté, surtout dans les pays du Nord, reste dans une logique plus commerciale que sociale.
7Nos conclusions et recommandations se sont largement nourries de l’expérience de l’implémentation du projet Malin. Lors de ce projet, la solution low-cost a été évoquée mais rapidement écartée en raison de critiques que nous énonçons et développons tout au long de cet article.
Le recours au marché dans la résolution des problèmes sociaux
8Le marché peut être défini d’une manière simple comme étant le lieu de rencontre entre offreurs et demandeurs de biens et de services. Sur le marché, les acteurs collectent et traitent un ensemble d’informations et nouent des contrats par lesquels les droits de propriété et d’usage sont transférés. Les bénéficiaires d’un produit ou d’un service sont donc des clients qui s’acquittent d’une contrepartie monétaire en échange de l’utilité qu’ils tirent de leur acte de consommation. Le mécanisme de régulation des marchés demeure les prix ; la gouvernance se fait par des contrats qui lient les parties et préviennent l’opportunisme. Les fondements des marchés consistent dans deux piliers : l’information et les droits de propriété. Des institutions formelles et informelles posent les règles du jeu dans un marché afin d’encourager les échanges tout en protégeant les intérêts des acteurs. La participation aux transactions du marché est considérée comme une liberté économique dont jouissent les individus.
9Le marché comporte donc deux volets : l’offre et la demande. Le premier suppose une liberté d’entreprendre et de l’initiative alors que le second suppose pour le consommateur la liberté de choisir.
10En matière de lutte contre la pauvreté, de plus en plus de voix plaident pour que les solutions aux problèmes sociaux utilisent le marché, traçant ainsi une frontière entre l’action sociale marchande et l’action sociale non marchande. Cette dernière regroupe la charité, la philanthropie, l’aide ou encore l’action publique. Si on mettait la lutte contre la pauvreté sous la forme d’un continuum, ses deux extrémités seraient selon Duflo une logique paternaliste, qui en somme considère qu’il est du devoir de l’homme riche d’aider les pauvres selon des modèles et des schémas préétablis (obligation de vacciner, obligation de mettre du chlore dans l’eau, etc.) et une logique fondée sur la liberté des pauvres de saisir des opportunités, de choisir et décider de ce qui est bon pour eux.
11Clairement, des figures notoires qui comptent dans le champ de l’action sociale à l’instar de Yunus ou Bill Drayton penchent davantage pour des solutions de marché. Le paternalisme, selon Yunus [2], n’est qu’un baume pour la conscience des riches et une confiscation de la liberté d’initiative des plus démunis. D’autres avis plus radicaux affirment que le recours aux solutions marchandes permet d’éviter la lourdeur administrative et la corruption des États. L’idée ici est donc de transformer des exclus du marché en clients engagés dans les transactions du marché.
Le modèle « low-cost »
12Apparu dans les années soixante-dix aux États-Unis, le modèle économique low-cost a été introduit par South-Western Airlines dans l’industrie du transport aérien. Cette logique a permis de baisser les prix et d’attirer ceux pour qui le prix d’un voyage en avion était inabordable. Ce modèle tient en quelques principes [3] (Tableau 1). Tout d’abord, il s’applique à des marchés ayant une élasticité prix supérieure à 1 [4], exempts de barrières à l’entrée et à la sortie, et où la concurrence est libre et sans entraves, et la profitabilité immédiate. Si ces conditions sont réunies, la recette du modèle tient en quatre principes.
La démarche d’implémentation d’un modèle low-cost

La démarche d’implémentation d’un modèle low-cost
13Le premier consiste en une simplification de l’offre qui se concentre sur le besoin « cœur » du client. Ainsi, les compagnies aériennes ont supprimé le repas à bord. Le deuxième principe tient dans l’établissement de canaux de distribution directs. En troisième lieu intervient le processus clef d’optimisation de l’usage des ressources qui tire les coûts vers le bas. Dans l’aérien, cela consiste à faire voler les avions plus fréquemment, à avoir des taux de remplissage élevés et un faible ratio du nombre d’équipiers rapporté aux clients servis. Le quatrième principe consiste à adopter une politique de sous-traitance poussée et à se concentrer sur son cœur de métier.
14Aujourd’hui, le modèle low-cost apparaît comme une recette applicable dans plusieurs industries (tableau 1), permettant in fine de baisser les coûts de structure et d’opération et les prix par ricochet. Easy Group, par exemple, a fait de l’application de cette recette dans des industries diverses, sa mission stratégique.
15Pour la Croix-Rouge française, l’implémentation d’un modèle low-cost pour l’éradication de la malnutrition infantile a été envisagée comme une hypothèse de travail. Inversement, les entreprises dans différentes industries, transport aérien, banque (ING Direct) ou encore la téléphonie mobile (Free), appliquant des modèles low-cost, peuvent aussi se prévaloir d’une finalité sociale.
16S’il est vrai que la recette low-cost peut être inclusive, sa portée sociale, au regard des attentes et des objectifs du Social Business, est néanmoins limitée par plusieurs facteurs.
Les limites de la réduction de la pauvreté au travers du modèle low-cost
La nature de la valeur créée pour le client
17Toute activité lucrative mesure, compare et évalue la création de valeur pour son client et ajuste ses pratiques en fonction. Pour le modèle low-cost, la valeur est essentiellement liée à l’utilité que procure la consommation de l’offre. Tirer les prix vers le bas permet au client d’accéder à une catégorie de produits et de services dont il n’était pas consommateur auparavant.
18Dans une démarche d’action sociale, l’appréciation de la création de valeur est plus complexe. Au-delà de l’utilité produite, il s’agit de donner du pouvoir et d’assurer l’autonomie chez une population qui en est dépourvue. À titre d’exemple dans le projet Malin, la CRf ne pouvait pas se satisfaire de mettre à disposition de la population cible des produits moins chers. En effet, les études préliminaires ont montré le déficit d’informations et le manque de conscience des enjeux liés à la nutrition des nourrissons. C’est ainsi qu’au volet « produit » dans ce projet s’est ajouté un volet « accompagnement et sensibilisation » qui a augmenté le coût du projet en engageant de nouvelles ressources.
19Toute démarche d’action sociale est également fondée sur une théorie de changement culturel et social. De plus en plus, les projets sociaux cherchent à se doter d’outils de mesure de l’impact social de leurs activités afin de mettre en évidence leur théorie du changement. De telles préoccupations restent naturellement absentes dans une démarche low-cost qui se limite à une approche strictement liée au marché.
Les liens entre l’entreprise et son contexte institutionnel :
20Le contexte institutionnel renvoie à l’ensemble des règles formelles et informelles de nature culturelle et cognitive qui abritent les interactions sociales. Une tradition bien développée au sein de la sociologie évoque le principe de l’enchâssement des activités économiques dans le contexte institutionnel. Sur ce registre, le low-cost paraît bien singulier. Ses liens avec le contexte institutionnel peuvent être qualifiés de ténus dans la mesure où il ne prend en compte que des éléments économiques formels liés à la nature de la concurrence, à la qualité de l’information et sa disponibilité et aux barrières à l’entrée. Son aspect de recette standard reproductible le rend en principe insensible au contexte institutionnel. À titre d’exemple, en préconisant l’usage de canaux directs avec le consommateur et le contournement des intermédiaires, il suppose que les consommateurs sont capables d’aller chercher et manier l’information sans difficulté. Il se base aussi sur le principe selon lequel les consommateurs coproduisent l’offre ce qui suppose qu’ils ont des compétences et un savoir pour le faire. Or, ce n’est pas toujours le cas des populations à risque qui rencontrent des problèmes d’accessibilité et d’organisation de l’information, et manquent de compétences sociales et culturelles de consommation pour certains biens et services.
Les liens dans la chaîne de valeur :
21La troisième dimension spécifique au low-cost a trait à la nature des liens dans la chaîne de valeur. Dans le low-cost, les liens sont noués essentiellement avec des sous-traitants et sont motivés par une logique de recherche d’efficience et d’optimisation de la gestion des ressources. L’impératif d’alléger la structure de coûts conduit à se concentrer sur son cœur de métier et à recourir d’une manière intensive à l’externalisation. Cette stratégie peut avoir des effets pervers sur les conditions de travail des salariés qui deviennent in fine la variable d’ajustement dans la réduction des coûts. Cela a des limites, comme le montrent les revendications salariales qui commencent à ébranler les entreprises du transport aérien, allant jusqu’à remettre en cause la pertinence du modèle. Certains experts [5] estiment ainsi que la recette low-cost devient intenable au fur et à mesure que les salariés vieillissent et que leurs revendications salariales augmentent.
22Les liens dans le cadre de l’action sociale sont, quant à eux, hétérogènes et intersectoriels. Ainsi, ils nécessitent des coopérations entre des acteurs tels que l’État, des associations, des ONG, des entreprises, des micro-entrepreneurs etc. Ce type de relations n’est pas gouverné seulement par la recherche d’efficience. Dans le projet Malin, l’équipe projet hébergée au sein de la CRf a réussi à coordonner une kyrielle d’acteurs venant d’horizons divers. La participation des acteurs était conditionnée par l’engagement dans les valeurs du projet et la volonté d’y prendre part, plus que par la recherche du partenaire le plus efficient. Certains acteurs ont dû quitter le navire en raison de divergence de vues et de mésententes avec d’autres acteurs, ou de divergence sur les modes opératoires. À titre d’exemple tous les acteurs n’ont pas approuvé le principe de retour des bénéficiaires dans les circuits de distribution alimentaire de droit commun - mis sur la table par la CRf,- qui revient à permettre aux bénéficiaires de se procurer les produits dans les supermarchés et les hypermarchés. Certaines organisations en désaccord, dont celles pratiquant la distribution gratuite dans des épiceries solidaires, ont choisi de quitter le projet au cours de la phase de conception du modèle. Ainsi, les actions sociales s’accommodent mal des impératifs stricts de recherche d’efficience et de contractualisation qui régissent les relations entre les acteurs de la chaîne de valeur dans le low-cost.
23Le modèle low-cost est a priori un bon candidat pour une démarche d’action sociale marchande visant à rendre accessibles des produits et des services. En se basant sur un retour d’expérience du projet Malin hébergé par la CRf et des observations d’autres projets sociaux, nous avons cependant observé qu’il reste mû avant tout par une logique commerciale et qu’il ne constitue pas en lui-même un instrument complet et satisfaisant pour la résolution des problèmes sociaux. La pauvreté a en effet pour corollaire le manque de compétences telles que savoir lire et écrire, accéder et organiser l’information, l’absence de conscience chez les populations à risque des enjeux de leur situation et le manque d’une culture de consommation et d’usage. Le principe de vigilance que nous avons défendu dans cet article ne condamne par le principe du recours au marché dans la résolution des problèmes sociaux, mais souligne plutôt ses limites dans le cas particulier du modèle low-cost. Les managers ainsi que les entrepreneurs sociaux doivent ainsi faire preuve de discernement et de recul dans l’usage des mécanismes du marché et de la boîte à outils du management de l’entreprise.
Synthèse des limites de la réduction de la pauvreté au travers du modèle low-cost

Synthèse des limites de la réduction de la pauvreté au travers du modèle low-cost
Recommandations
24Dans ce qui suit nous formulons une série de recommandations aux managers et aux entrepreneurs sociaux afin d’anticiper et de gérer les tensions entre la logique commerciale et la logique sociale inhérente à leur activité sociale marchande.
25Agir sur le coût d’accès plutôt que sur l’offre elle-même. Ceci revient à prendre en compte la complexité de mécanismes qui génèrent la pauvreté et donc l’exclusion des populations à risque des échanges économiques. Appréhender la pauvreté à partir de l’angle étroit du couple prix/coût ne suffit pas. La consommation des pauvres est généralement grevée par des surcoûts liés à l’accès et l’organisation de l’information, au coût fixe lié l’accès à un réseau (type électricité, eau, téléphone) et tous les coûts que les producteurs font subir à leurs clients pour décourager le passage à une offre concurrente. Le Boston Consulting Group souligne cet aspect et le désigne par la double peine. Ainsi, un client pauvre peut être amené à payer un produit plus cher du fait qu’il consomme différemment ou qu’il est considéré par le fournisseur comme un client moins intéressant. Des modèles économiques du type paiement à l’acte dans lesquels le consommateur paie selon son usage et son rythme sont à ce titre indiqués.
26Mettre l’individu et le problème social au cœur de l’activité sociale :
27L’accès au marché n’est pas suffisant si on ne sait pas gérer un budget, lire, cuisiner, manger équilibré, chercher l’information et bien l’interpréter. Les activités inclusives doivent ainsi créer et faire évoluer chez la population à risque des compétences culturelles de consommation et de bonne gestion des tâches récurrentes de la vie quotidienne. Sur ce volet, la collaboration avec les acteurs historiques de l’action sociale pour capitaliser sur leur expérience, leur connaissance et leur proximité des publics à risque peut être un bon levier. Ainsi, les activités sociales à destination des populations exclues doivent penser aux moyens d’accompagnement et de développements des capacités (capabilities) de consommation et d’adaptation avec le nouveau cadre de vie.
Notes
-
[1]
ibid.
-
[2]
Mohammed Yunus (2008) « Creating a World Without Poverty: Social Business and the Future of Capitalism » Public Affairs.
-
[3]
Voir le site Easy Group, easy.com
-
[4]
L’élasticité prix est un concept économique qui traduit l’effet de la volatilité des prix sur l’augmentation ou la baisse de la demande. Une élasticité supérieure à 1 traduit une forte sensibilité au prix.
-
[5]
Nirmalya Kumar (2006) « Strategies To Fight Against low Cost Rivals », Harvard Business Review (December).