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1Dans Makers. La nouvelle révolution industrielle, Chris Anderson défend la thèse selon laquelle nous sommes entrés, grâce à la convergence de nouvelles technologies, dans une ère d’innovation de rupture dans laquelle il voit même une troisième révolution industrielle. Nous considérons souvent l’ère de l’informatique comme un autre saut qualitatif, mais Anderson estime qu’il ne s’agit pas d’une révolution « industrielle » tant qu’elle n’a pas eu un effet sur la production de biens. Or, c’est précisément ce qui est en train de se passer, selon l’auteur, et il s’agit d’une innovation de rupture aux conséquences et opportunités multiples.

Une nouvelle révolution technologique ?

2Le cœur de la transformation est la numérisation de la production, combinée à des innovations sociales comme la production communautarisée. Nous disposons aujourd’hui d’outils numériques de design en trois dimensions, bien connus sous l’acronyme CAO [1], dont certains sont même gratuits, car développés en code ouvert (« open source »). Ceux-ci permettent de créer une version numérique d’un objet. Des scanners permettent aussi de photographier un objet existant (une pièce de moteur, un prototype, etc.) sous divers angles et d’obtenir une version numérique en trois dimensions de celui-ci. L’aspect transformateur de ces technologies est qu’un objet numérisé peut être facilement modifié sur un ordinateur et surtout partagé grâce à Internet, ce qui n’est pas le cas de l’objet physique. Des collaborations infinies peuvent donc être envisagées, même avec des gens basés aux quatre coins du monde. Les limites de la géographie sont donc dépassées, et cela à un coût quasi nul. Plusieurs barrières à l’entrée dans la conception de produits, de tests et de collaboration ont donc fortement diminué, voire disparu.

3Ce n’est pas tout. La fabrication est également radicalement transformée grâce à des outils comme les imprimantes en trois dimensions (imprimantes 3D). Elles permettent, par exemple, de construire un prototype en un temps record et à une fraction du coût des procédés traditionnels. L’utilisation de ces imprimantes rend économiquement rentable la production de petites séries, ce qui n’était pas possible antérieurement. Elle permet ainsi de servir des marchés de niche désormais rentables. Le prix de ces imprimantes 3D a considérablement baissé ces dernières années, [2]mais il n’est pas même nécessaire d’en posséder une. De nombreuses sociétés « impriment » les objets à la demande après avoir reçu le plan numérique par internet. Les imprimantes 3D ne sont toutefois pas les seules machines qui révolutionnent et démocratisent la fabrication. Il y a aussi les machines à découpage laser, celles de CNC [3], par exemple.

Mais aussi des innovations sociales

4Ces innovations technologiques s’accompagnent, grâce à Internet, d’innovations sociales. Parmi elles, il y a les communautés ouvertes. Au lieu de breveter leur invention, un nombre croissant d’entreprises et d’inventeurs choisissent de la partager ouvertement sur internet où ils créent une communauté « virtuelle » de clients, de fabricants de produits complémentaires ou simplement de passionnés intéressés par le produit. Pourquoi une entreprise s’exposerait-elle ainsi au plagiat au lieu de défendre sa propriété intellectuelle ? Parce que, selon Anderson, elle compte retirer plus de ces échanges avec la communauté que de ce qu’elle abandonne. Selon lui, cette ouverture se traduit par de meilleurs produits, car ils incorporent plus, et plus tôt dans leur conception, les contributions des utilisateurs. Elle réduit aussi le temps de commercialisation. Enfin, elle bénéficie du marketing gratuit, par l’effet « viral » du bouche-à-oreille que les échanges de la communauté en ligne créent. La puissance du modèle réside dans l’effet multiplicateur du réseau, qui caractérise Internet. Bien entendu, n’importe qui peut copier le produit et le vendre, mais la meilleure défense réside, selon Anderson, dans l’écosystème créé autour de celui-ci. Il comprend les clients, mais aussi d’autres sociétés et innovateurs qui fabriquent des produits complémentaires destinés à fonctionner avec celui de l’entreprise de départ.

Les « makers »

5L’exploitation d’opportunités créées par la combinaison de ces nouvelles technologies et des innovations sociales basées sur des normes de conception et de fabrication ouvertes donne lieu, selon Anderson, à l’émergence d’une nouvelle classe d’innovateurs qu’il nomme « Makers » (fabricant, faiseurs). Le mouvement « maker » est constitué d’entrepreneurs, de professionnels mais avant tout de passionnés, qui exploitent ces opportunités en inventant de nouveaux produits et de nouveaux modes de production rendus possibles par la diminution des barrières à l’entrée à presque chaque étape de la production. Anderson estime que le mouvement « makers » est au stade où était la révolution de l’ordinateur personnel en 1985.

6Grâce à ces nouvelles technologies et ces nouveaux modes de conception et de fabrication, la structure industrielle du vingt et unième siècle sera différente de celle du vingtième siècle, prédit Anderson. Au lieu d’une innovation « top-down » par les grandes entreprises, Anderson voit une innovation beaucoup plus de terrain poussée par une multitude d’individus, parmi lesquels des entrepreneurs, des professionnels, mais aussi des amateurs. Contrairement aux révolutions industrielles antérieures, celle-ci n’est pas contrainte par la géographie. Elle peut se développer n’importe où grâce à internet. Pour Anderson, qui a le sens de la formule percutante, les idées sont plus importantes que la géographie (« ideas trump geography »). La possibilité de produire facilement un petit nombre de produits de qualité et de les vendre tout aussi facilement à un prix raisonnable dans le monde entier crée une énorme rupture économique et ouvre de nombreuses opportunités. L’impression en trois dimensions et les autres techniques numériques de fabrication n’offrent pas d’économie d’échelle, mais elles offrent l’avantage inverse : il n’est pas pénalisant de modifier chaque unité produite ou d’en fabriquer seulement quelques-unes. Nous nous trouvons devant l’inverse de la production de masse qui favorise la répétition et la standardisation. Désormais, aussi bien la production de masse que la production sur mesure sont possibles techniquement et économiquement. Pour de petits lots, la fabrication 3D est plus intéressante, tandis que pour de grandes quantités les méthodes traditionnelles de production (moule, assemblage, etc.) restent supérieures. La fabrication 3D inverse les contraintes économiques de la fabrication traditionnelle. Dans la production de masse la plupart des coûts doivent être engagés dès le départ, tandis qu’en 3D les choses qui sont traditionnellement chères deviennent quasi gratuites : la variété, la complexité, la flexibilité.

Un bouillonnement d’initiatives

7Comme les barrières à l’entrée pour exploiter les nouvelles opportunités qu’offrent les technologies 3D sont très faibles, on assiste à une effervescence d’initiatives entrepreneuriales. Les entreprises qui adoptent ces modes de production ont tendance à avoir des structures légères et n’emploient pas un grand nombre d’employés, contrairement aux entreprises qui furent les moteurs de l’innovation au vingtième siècle. La force du modèle est dans leur nombre et dans leur potentiel de croissance. Par exemple, étant largement basées sur internet, elles sont d’emblée globales. Comme le relève Anderson, et contrairement à une perception largement répandue, ce qui importe pour l’emploi, ce n’est pas d’avoir beaucoup de petites entreprises. La plupart d’entre elles ne croissent pas et meurent avant la troisième année. Ce qui importe, c’est d’avoir des petites entreprises qui croissent et se transforment en grandes entreprises. Même si ces entreprises en soi ne deviennent pas très grandes en termes d’emplois, elles peuvent drainer derrière elle un énorme écosystème d’autres entreprises, de sous-traitants, de consultants, etc. C’est ce qui se passe avec l’impression 3D qui fait aujourd’hui renaître des tissus industriels qui avaient disparu.

8Selon Anderson, les ruptures industrielles se réalisent lorsque la technologie se démocratise. Internet a démocratisé les industries de l’édition, de la diffusion musicale et cinématographique, et des télécommunications. La conséquence en fut l’augmentation du nombre et de la variété de participants de tous horizons dans ces industries, en particulier de gens au départ étrangers à l’industrie. La même démocratisation est en train de se passer dans le monde de la production. L’impact risque d’être encore plus fort selon Anderson, car le monde de l’information est comparativement encore petit comparé au monde de la production. Les grands inventeurs et hommes d’affaires de la première révolution industrielle venaient quasi tous de la classe sociale dominante. De tout temps, l’entrepreneuriat a signifié opérer un petit commerce ou atelier local qui avait beaucoup de chance d’échouer. S’il survivait, il fournissait tout au plus un revenu de subsistance. Aujourd’hui, pour la première fois, n’importe quel jeune avec un ordinateur portable peut créer une entreprise qui va changer le monde. La révolution que voit Anderson ne se limite donc pas seulement au monde de la production, mais elle est aussi une révolution sociale.

Que penser du livre d’Anderson ?

9Il serait aisé d’attribuer sa thèse à l’éternel optimisme américain à cause de son fond et de sa forme. Il est cependant probablement risqué de s’en arrêter là, même s’il convient de nuancer son propos, de le questionner et de lui demander de l’appuyer sur plus de données.

10Les modes de production traditionnels connaissent aussi leur révolution avec la robotisation croissante des usines. Peut-être la vraie révolution se passe-t-elle là, même si elle est moins glamour ? Il faut probablement voir les nouveaux modes de production chers à Anderson comme des modes de fabrication complémentaires à la production de masse standardisée, plutôt que comme une alternative. Dans un monde qui comptera bientôt neuf milliards d’habitants, celle-ci a probablement encore de beaux jours devant elle. Si révolution il y a, celle-ci en est à ses balbutiements. En 2011, les imprimantes 3D ne représentaient qu’un chiffre d’affaires d’1 % de l’industrie des machines-outils industrielles.

11Ceci dit, il en va toujours ainsi d’industries en émergence et Anderson propose une thèse qu’il est prudent de ne pas sous-évaluer, car elle vient de quelqu’un qui connaît très bien Internet. Il faut tenir compte du fait qu’Anderson ne prétend pas nous offrir un argument académique en faveur de sa révolution. Il se positionne plutôt comme un praticien « évangéliste ». Il semble autant vouloir la décrire que la provoquer. Son livre me semble être avant tout une invitation à participer à cette vague collective « maker ». Il invite plus particulièrement les entrepreneurs à saisir les nouvelles opportunités que présente la diminution des barrières à l’entrée d’une multitude de marchés grâce aux nouvelles technologies 3D, à la production communautaire, au code ouvert (« open-source ») et au « crowdfunding ». Indirectement, il lance un avertissement aux entreprises établies, que le monde change radicalement et que leurs industries risquent d’être bouleversées autant que l’ont été, par internet, les industries de l’édition, de la diffusion et des télécommunications. Il aurait pu être plus spécifique sur ce point, mais là n’est pas son centre d’intérêt.

12Dans la tradition de la contre-culture californienne, Anderson espère susciter et voir éclore une multitude d’initiatives entrepreneuriales plutôt que de sauver les géants industriels du vingtième siècle. « Makers » est donc avant tout une invitation à participer, sinon à une troisième révolution industrielle en cours, du moins à ce que l’auteur perçoit comme une rupture profonde, car elle est selon lui fondamentalement participative et communautaire.

Notes

  • [1]
    Conception assistée par ordinateur.
  • [2]
    On peut en acquérir aujourd’hui pour moins de 1 000 $.
  • [3]
    Computer numerical control.
Jean-Jacques Degroof
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Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2013
https://doi.org/10.3917/entin.018.0088
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