CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Tout modèle d’affaires rompt avec un état antérieur. Il doit donc être négocié comme une innovation de rupture.
  • Un modèle d’affaires n’est pas définitif : il sera progressivement renégocié au vu de ce que les parties prenantes jugent le moins soutenable dans ce BM.
  • Il est crucial de définir dès le départ les parties prenantes les plus décisives pour l’activité et sur lesquelles tous les efforts doivent être concentrés.
  • L’exercice de création du modèle ne peut se contenter d’être intuitif. Pour en assurer la cohérence, la rigueur et la soutenabilité, il est important d’y impliquer des compétences diverses et complémentaires (techniques et stratégiques).
  • Ce n’est pas tant l’innovation que la capacité de composer subtilement avec les modèles dominants dans l’activité qui favorise la performance d’un nouveau modèle.

1La problématique des modèles d’affaires est au cœur des processus de création d’entreprises. En effet, il est de plus en plus courant de considérer que la valeur d’une entreprise et son modèle d’affaires sont étroitement liés, puisque le modèle implique les modalités de génération de revenus et/ou de création [captation] de valeur (Warnier et al., 2004). Cependant, les facteurs les plus contraignants dans la conception et les requalifications d’un modèle d’affaires n’ont pas été suffisamment étudiés. Cet article étudie le cas de Custime, une start-up du Web 2.0, et de son modèle d’affaires – dans sa version initiale et ses reformulations successives. L’étude est l’occasion de cerner ces facteurs explicatifs et d’analyser leur impact sur la performance du modèle d’affaires. Elle permettra aussi de nuancer les approches objectivistes du modèle d’affaires, dans la mesure où ce dernier est également une représentation, un projet et un discours. Elle donne ainsi aux créateurs potentiels ou établis des outils analytiques susceptibles de les aider à concevoir et/ou faire évoluer un modèle d’affaires.

2L’entreprise Custime présente une perspective d’étude intéressante en termes de modèle d’affaires, en raison de son positionnement multiple, de son jeune âge, de sa taille, et de son évolution accélérée (caractéristique des start-up Internet), ce qui rend plus aisé le décryptage des facteurs ayant affecté la conception initiale du modèle d’affaires et son évolution.

Exposé du cas

3Nous présenterons d’abord le parcours et les motivations de l’entrepreneur à la création, puis nous tenterons de reconstruire la réflexion globale en termes de modèle d’affaires à partir des différents positionnements de Custime.

Le parcours de l’entrepreneur et le processus de création de Custime

4Décrivant son parcours comme étant « atypique », Ali Kizildag révèle – à travers ce qui est récurrent dans son discours – un personnage soucieux du détail, vigilant, ayant un fort besoin de contrôle (« je suis tout sauf un joueur : à 49 ans, je n’ai pas droit à l’erreur »), déterminé, libre d’esprit et fier, et ayant une conception très personnelle de la réussite (« je ne mesure pas ma réussite par l’argent mais par mes relations sociales »). Ces caractéristiques influencent ses choix d’entreprise, comme il l’admet lui-même : « je voulais un modèle d’affaires conforme à ma philosophie de vie ».

5L’entrepreneur est d’origine turque et vit en Suisse depuis plus de vingt ans. Il a dû se prendre en charge très tôt et a toujours été attiré par le commerce. À son arrivée en Suisse, il exerce plusieurs métiers (contrôleur de qualité, chargé du redressement d’entreprises en difficulté) avant de créer sa première entreprise de textile (fabrication en Turquie et distribution en Suisse) qu’il revend par la suite. Il commence alors des études de droit, puis une thèse, et travaille parallèlement comme assistant en droit. Il s’intéresse au commerce électronique avec lequel il s’est familiarisé à travers son réseau d’amis et de connaissances à l’université. Pressentant une opportunité dans l’exploitation sur le Web du savoir-faire horloger suisse, il obtient le soutien de sa famille et ses amis (futurs collaborateurs qui vont être les piliers du développement technique du concept), fait quelques études de marché sommaires, réunit l’équipe (4 employés à temps plein et 3 à temps partiel) et fonde fin 2006 la société Custime Sarl, avec un capital de départ de 50 000 CHF (40 000 €). Le but de l’entreprise, tel qu’inscrit dans le registre de commerce de Neuchâtel (Landeron, Suisse) est « la réalisation de sites Web, exploitation de portails Internet, commerce en ligne de produits personnalisés, plus particulièrement des montres ».

Description du modèle d’affaires de Custime

6Ce modèle peut être retracé comme suit (voir Schéma 1) :

Schéma 1

Description du modèle d’affaires de Custime

Schéma 1

Description du modèle d’affaires de Custime

7Pour mieux expliciter ce modèle, nous en faisons une lecture détaillée à travers la typologie en six fonctions de Chesbrough (2003) :

81. Proposition pour le client fondée sur des bénéfices porteurs de valeur : vente de montres fabriquées en Suisse, personnalisables à souhait, à des prix modérés et uniquement sur le Web.

92. Identification du marché cible : Custime fait du B2C, du B2B et du B2B2C : entreprises, associations, fédérations, universités, clubs de sport, ONG… qui profitent de leur notoriété pour vendre des produits avec leur logo et/ou veulent consolider leur identité corporative ; réseau de e-franchisés.

103. Définition de la structure de la chaîne de valeur et de la position qu’y occupe la firme : développement en interne de la solution technologique de la personnalisation ; production à la commande et assemblage en sous-traitance chez des partenaires « fiables » ; partenariats avec des e-franchisés pour la commercialisation (élaboration d’un système de franchise électronique qui met à disposition des partenaires une plateforme Web pouvant être intégrée à n’importe quel site ou blog ; Custime s’occupe du e-marketing, de la logistique, de l’acheminement des commandes et du SAV).

114. Mécanismes de génération de revenus : vente directe sur Internet ; e-franchising ; maîtrise des coûts de production de la montre (à travers le réseau de sous-traitants et le juste-à-temps). Les coûts se répartissent essentiellement entre le développement de la solution technologique de personnalisation et la commercialisation (e-merchandising, prospection et extension du réseau de partenaires).

125. Description de la position de la firme dans un réseau de valeur : Custime se définit comme un réseau intermédiaire entre les fournisseurs et le client final qui est une partie intégrante dans le processus de création de valeur. Les sous-traitants et les clients B2B et B2B2C sont des partenaires dans le cadre d’une stratégie gagnant-gagnant ; intégration de communautés virtuelles et de réseaux professionnels et sociaux. Custime n’exclut pas la possibilité de s’allier plus tard à des concurrents potentiels et d’associer son concept à des points de vente physiques des marques horlogères – via les bornes interactives.

136. Formulation d’une stratégie concurrentielle : toute la montre est customisable, sans limites prédéfinies de composants, de modèles ou de quantités. Le mode de fabrication est rapide et flexible ; vente exclusive sur le Web pour contourner les distributeurs physiques. Il s’agit d’un basculement vers la « customisation multiproduits » pour rendre l’offre et la clientèle moins étroites. Le suivi étroit et permanent des clients est systématisé (SAV, enquêtes de satisfaction après la livraison, renseignement auprès des internautes qui sont allés sur le site mais n’ont pas passé de commande) pour faciliter la réactivité.

Reconstitution du modèle d’affaires suivant les différents positionnements de l’entreprise

14Custime est à la fois une entreprise du secteur horloger suisse, une « Born Global » et une start-up TIC du Web 2.0. Nous allons étudier le modèle d’affaires de Custime dans chacune de ces perspectives et essayer de comprendre quelles en ont été les principales logiques inductives.

Positionnement par rapport à la branche horlogère suisse

15Les célèbres marques horlogères suisses s’appuient sur la distribution physique pour véhiculer leurs univers et leurs valeurs clés. Aussi restent-elles globalement réticentes vis-à-vis du e-commerce, jugé incompatible avec leurs produits haut de gamme, où la gestion de l’image et les facteurs d’ambiance et de service sont primordiaux. Certaines entreprises se sont néanmoins lancées dans la conception et la vente de montres en ligne, notamment www.121time.ch et www.domino-watch.ch (le pionnier), dont www.custime.com est décrit comme le challenger (Courvoisier et Courvoisier, 2008). On peut énoncer les points de différenciation des modèles de ces trois sites comme suit :

www.custime.com www.121time.ch www.domino-watch.ch  exclusivement sur Internet des montres personnalisables à souhait sans limites prédéfinies de composants ou de quantités à bas prix (prix moyen de 150 CHF) un modèle de distribution original dans l’horlogerie (e-affiliation) implique activement les détaillants physiques et les horlogers-bijoutiers dans la création design de pièces uniques ou de petites séries (à partir de composants prédéfinis) prix compétitifs (400-900 CHF) mais significativement plus élevés que ceux pratiqués par Custime filiale de ITS Time mais offre en ligne montres labellisées « Swiss made Corporate Watches », notamment sous forme de séries développées pour les entreprises clientes

16En dépit de son originalité, le modèle d’affaires de Custime ne peut être protégé, ni d’ailleurs la très performante technologie de personnalisation développée. En outre, l’entreprise peine à identifier un potentiel marché de niche (que convoite aussi la concurrence en ligne et même off-line). L’entreprise semble faire face à un problème de cohérence de l’histoire racontée (montres swiss-made, sans marque et avec des prix d’entrée de gamme), d’où son oscillation entre un positionnement dans la branche horlogère et l’évitement de cette dernière (« espace de personnalisation multiproduits »). L’impératif de rendre le concept plus cohérent, joint au temps et à l’argent mis sur le développement et le test de la solution technologique (une année et demie à temps plein et 600 000 CHF apportés intégralement par l’entrepreneur) et à la difficulté de réunir les ressources financières nécessaires, a induit l’évolution du modèle d’affaires initial.

Positionnement en tant que « Born Global »

17Une « Born Global » est une « entreprise qui établit son activité en ciblant un marché soit mondial par nature, soit une niche présentant un potentiel très limité sur le marché national » (Observatoire des PME européennes, 2003). Custime se retrouve parfaitement dans cette définition, en tant que cyber entreprise, mais également parce que l’internationalisation était l’idée principale du projet et l’une des raisons du surinvestissement dans la technologie.

18Pour diffuser son concept à l’international, Custime a misé sur l’extension de son réseau de e-franchisés. Elle est d’abord allée sur les marchés francophone et turc (pour des raisons de facilité et de proximité culturelle). Puis l’entreprise a développé des partenariats exclusifs au Japon, en Turquie et en Géorgie, sur lesquels elle a significativement investi en termes d’adaptation linguistique et culturelle, et de logistique. Elle est en cours de négociation avec d’éventuels partenaires dans d’autres pays européens et orientaux. Custime compte également sur les portails de franchiseurs et les chambres de commerce internationales.

19Mais le cycle de vente à l’international est long (4 à 6 mois), fatigant et non garanti. En outre, si chaque expérience d’internationalisation est source d’apprentissage, chaque marché/culture a sa spécificité. Mais c’est le concept en lui-même qui pose un dilemme, car l’internationalisation vers les pays linguistiquement et culturellement proches n’est pas forcément payante (exemple de la Turquie), alors que l’internationalisation vers des pays attirés par la nouveauté (par ailleurs grands utilisateurs d’Internet et à fort pouvoir d’achat) nécessite la mobilisation d’importantes ressources additionnelles et pose de façon aiguë la question de la marque (exemple du Japon). L’utilisation du label « swiss-made » – donc l’exploitation de la ressource de la tradition helvétique en matière de savoir-faire horloger – crée à l’international une attente forte de produits censés être positionnés dans le haut de gamme.

Positionnement en tant que start-up TIC

20Une start-up est définie comme une « jeune entreprise issue de l’essor des nouvelles technologies et plus particulièrement d’Internet, apparue à la fin des années 1990, au rythme de développement rapide et aux activités innovantes » (Dictionnaire Le Littré, édition 2006).

21Pour les start-up TIC, le montant du capital investi et la structure de la clientèle - et donc des dimensions qui interrogent le modèle d’affaires et la capacité de l’entreprise de générer des revenus de manière récurrente – sont des facteurs clés de succès (Lasch et al., 2005). Cela semble pouvoir expliquer les difficultés qui hypothèquent le développement de Custime. Aujourd’hui, l’entrepreneur considère que toute solution potentielle de financement pouvant contribuer à la croissance de Custime mérite attention (filialisation, venture-capitalistes, accord avec un concurrent…), pour autant qu’elle ne le mette pas dans une position de faiblesse. Pour ce qui est de la structure de la clientèle, la part des clients BtoB y est marginale ; elle reste vague et insuffisamment définie : « des clients qui cherchent à peu près le même genre de produits sur Internet ». En outre, Custime a misé sur l’identité corporative et le e-franchising gratuit qui ne peuvent garantir la consistance et la régularité des flux.

22Le modèle d’affaires de Custime en tant que start-up TIC du Web 2.0 repose sur le couple produit/expérience (en appeler à la créativité, au ludisme et à l’implication émotionnelle et affective des internautes). Or des milliers d’internautes vont sur le site, essayent plusieurs combinaisons de montres, mais concrétisent peu l’achat. Le surinvestissement de Custime dans le perfectionnement technologique du concept devient même un handicap puisque certains internautes semblent expérimenter les sensations attendues sans avoir à passer à l’achat. En définitive et, pour paraphraser Magretta (2002), Custime a jusque-là du mal à réussir le test narratif (raconter une histoire qui crée du sens) et le test des nombres (attirer un nombre confortable de consommateurs).

23Au final, l’imaginaire et les discours dominants dans et sur le monde du Web véhiculent en force l’idée selon laquelle la réussite y est largement tributaire de la créativité en termes de modèle d’affaires. Or, ces discours ne sont pas sans dangerosité dès lors qu’ils banalisent le travail de business-modeling, au risque d’exposer les entrepreneurs innovateurs à des réalités difficilement maîtrisables. La « grandiloquence » de certains modèles d’affaires ne résiste pas toujours aux épreuves du réalisme et du bon sens…

Analyse du cas

24Le modèle d’affaires peut être lu comme une compétence construite ou acquise par une entreprise pour capter auprès des parties prenantes les ressources dont elle a besoin pour mettre en œuvre des projets, créer de la valeur et se développer. La compétence modèle d’affaires peut être qualifiée de stratégique si l’entreprise parvient à la verrouiller (et procède à son renouvellement quand nécessaire), à recentrer l’utilisation des ressources, à implémenter des processus et à développer des capacités dynamiques difficiles à répliquer, donc si le modèle d’affaires génère un avantage concurrentiel durable. Considérer le modèle d’affaires comme une ressource d’innovation donne du sens à la pratique consistant pour des entreprises – notamment du Web – à breveter des aspects entiers de leurs modèles considérés comme une forme de propriété intellectuelle (Beresford, 2001).

Analyse des facteurs explicatifs du modèle de Custime

25Pour restituer les facteurs explicatifs les plus vraisemblables du modèle d’affaires de Custime, nous en référons à une conception organisationnelle du modèle. En effet, ce dernier peut être vu comme un système stratégique « organisé » et « organisant » pour créer et capter de la valeur (Desmarteau et Saives, 2008). Il comprend à la fois la démarche de construction du projet d’affaires et le construit obtenu (Verstraete et Saporta, 2006). Le modèle d’affaires peut donc être jaugé sous l’angle de la création d’une organisation et se prêter aux explications (internes et externes ; objectives et subjectives) des caractéristiques organisationnelles et de leur évolution, suivant les lectures paradigmatiques dominantes (rationalistes/utilitaristes et, plus globalement, fonctionnalistes), mais également d’autres épistémologies (interprétativisme, constructivisme, postmodernisme, approche critique).

Tableau 1

Lectures des facteurs explicatifs du modèle d’affaires de Custime

Tableau 1
Facteur explicatif Portée explicative du facteur LECTURES FONCTIONNALISTES DES FACTEURS EXPLICATIFS DU modèle d’affaires L’appartenance sectorielle : - La branche horlogère : - Le Web 2.0 : - La nature du marché - Les fortes barrières à l’entrée de la branche horlogère expliquent largement les réaménagements du modèle initial. - Les opportunités du Web 2.0 expliquent significativement le modèle initial, mais les contraintes affrontées montrent qu’il n’est pas décisif dans son acceptabilité. - La nature du marché découle de la nature de l’offre ; cette dernière étant assez ambiguë, le marché est d’autant plus difficile à définir, cibler et pénétrer. La technologie : - L’originalité du concept Custime repose sur les solutions TIC intégrées à la conception, fabrication et distribution de la montre et proposées sur le Web. Mais les TIC ne peuvent ni supplanter ni contourner les fondamentaux technologiques et stratégiques de l’industrie horlogère. La stratégie : Le système d’information et le mode de réflexion stratégique dans l’entreprise : - Dans le cas de Custime, la stratégie est pratiquement indissociable du modèle d’affaires. - Le système d’information de l’entreprise joue un rôle important dans la capture des éléments liés au modèle d’affaires. Custime s’est dotée d’un important système d’information et de veille, mais l’interprétation et la mobilisation de l’information semblent être fortement influencées par les filtres de l’entrepreneur. La réflexion stratégique de l’entrepreneur semble avoir été menée unilatéralement et, dans une certaine mesure, avec l’appui de consultants externes. La taille et l’âge Si la petite taille et la jeunesse sont souvent des atouts pour la start-up du Web, il s’agit au contraire de facteurs de contre-performance dans l’horlogerie suisse. En outre, la taille (dans le sens de montant des capitaux investis au départ) peut être un handicap pour la start-up TIC. Le profil des employés (leurs compétences et capacités) : L’équipe réunie a un niveau élevé d’implication, de compétences et de complémentarité. Le profil très « technique » des collaborateurs semble avoir fortement imprégné la teneur du modèle d’affaires. La dépendance des ressources : L’entreprise a eu très rapidement à faire face à cette dépendance des ressources (ressources financières, mais surtout la ressource légitimité dans la branche). La sélection naturelle (l’approche écologique) : Si l’on admet qu’il existe un processus de sélection « naturelle » des modèles d’affaires dans les secteurs, Custime n’a pas encore assez de recul, mais le concept risque de s’essouffler si le modèle n’est pas vite rendu plus convaincant. AUTRES LECTURES PARADIGMATIQUES DES FACTEURS EXPLICATIFS DU modèle d’affaires L’approche néoinstitutionnelle : La difficulté pour Custime d’acquérir de la légitimité dans la branche horlogère suisse avec son modèle initial a induit l’évolution de ce dernier vers le « multiproduits ». L’approche néo-institutionnelle a donc un pouvoir explicatif important dans les réaménagements du modèle. Les caractéristiques de l’entrepreneur : Elles ont sensiblement imprégné le modèle initial et se voient également dans l’acharnement de l’entrepreneur « à maintenir le cap » et dans ses valeurs-refuges. Les jeux politiques internes : Le charisme de l’entrepreneur et le crédit dont il semble jouir auprès de son équipe (restreinte en termes de taille), ne semblent pas avoir été propices à ces jeux. Le modèle d’affaires initial [le(s) précédent(s) modèle - le cas échéant -] : Il a « obligé » l’entreprise à s’encastrer dans les grands choix initiaux et à maintenir un minimum de cohérence avec cette ligne (en dépit de ses limites avérées) lors des reformulations successives. Lecture du modèle d’affaires sous l’angle du courant discursif : Modalités d’intervention du discours dans la construction du modèle d’affaires : Le discours dans ses approches fonctionnaliste, interprétative, constructionniste, critique et postmoderne (Piette et Rouleau, 2008), a une portée explicative importante du modèle d’affaires. En effet, le discours permet à l’entrepreneur d’« objectiver » les facteurs relevant de sa subjectivité et de produire un modèle conforme à sa vision. À travers l’outil-modèle d’affaires, l’entrepreneur veut s’inscrire dans la « bonne » temporalité, bâtir une légitimité basée sur l’argument de l’innovation et « justifier » son détachement des « déterminismes » institutionnels. Le discours produit s’adjoint effectivement aux facteurs « objectifs » impactant la construction du modèle d’affaires. Mais il a amené l’entrepreneur à être en porte-à-faux avec les réalités du secteur de l’horlogerie, a encastré le modèle d’affaires et contraint l’action.

Lectures des facteurs explicatifs du modèle d’affaires de Custime

26L’entrepreneur a donc significativement impacté les choix de départ en matière de modèle d’affaires, mais les évolutions de ce dernier proviennent largement des caractéristiques structurelles du secteur de la montre suisse : ces caractéristiques expliquent la nature du marché, les barrières à l’entrée de nouveaux modèles d’affaires, les réticences des investisseurs, l’absence de légitimité de l’entreprise et la faible efficacité des réseaux-refuges qu’elle mobilise pour acquérir cette légitimité. Les réaménagements du modèle d’affaires reflètent la volonté de rendre l’offre plus cohérente, mais le surinvestissement dans la plateforme de customisation (qui a paradoxalement contribué à « banaliser » le concept) et la dualité du discours ont compromis la soutenabilité du modèle d’affaire. L’explication structuraliste est donc l’explication « objective » la plus contraignante dans le processus étudié, et qui valide l’explication institutionnelle légitimiste. En effet, l’étude montre que le caractère innovant du modèle d’affaire ne garantit pas son acceptabilité et que Custime doit obtenir la reconnaissance des entreprises horlogères établies pour accéder à la ressource « légitimité » dont elle a besoin.

27Il n’en demeure pas moins que le cœur du travail de business-modeling relève d’une démarche discursive à visée communicative et légitimatrice. Mais dès qu’annoncé, le discours devient contraignant en termes de cohérence interne et avec les données objectives de l’activité et de l’écosystème d’affaires.

28On retiendra donc « l’effectivité » de l’explication discursive lors de la réflexion initiale en termes de modèle d’affaires, alors que les explications structuraliste (sectorielle) et institutionnelle légitimiste semblent décisives dans la légitimation et la pérennisation de ce discours (son acceptabilité sociale) ou, au contraire, dans la mise en évidence de ses défaillances.

Analyse et discussion de la performance du modèle d’affaires de Custime

29Le modèle de Custime combine plusieurs modèles d’affaires distincts, ce qui est courant dans les activités de e-business. Il emprunte en effet aux modèles de l’intermédiation, de l’affiliation, d’utilité et aux modèles direct et communautaire. Cette agrégation originale de plusieurs modèles existants et/ou le fait de les greffer inhabituellement à un secteur sont en soi de l’innovation. Cependant, l’originalité du modèle ne suffit pas à créer un avantage concurrentiel : son succès réside dans sa cohérence interne et avec l’industrie à laquelle il se greffe, voire dans sa capacité à composer subtilement avec les modèles dominants. Pour ce qui est de l’univers très « fermé » et prestigieux de l’industrie horlogère suisse, le détachement « brutal » des fondamentaux de cet univers n’est manifestement pas payant, et il semble que les nouvelles propositions de valeur gagnent à se greffer sur des éléments « familiers », rassurants pour les parties prenantes.

30Plus généralement, pour les entreprises du Web ayant un positionnement multiple comme Custime, la réflexion initiale en termes de modèle d’affaires doit permettre de définir le positionnement critique qui donnera le ton aux autres positionnements et en assurera la cohérence. À cet effet, une approche analytique intéressante serait de déconstruire systématiquement les modèles d’affaires existants (Teece, 2010), pour statuer sur les éléments qui en constituent le cœur inaltérable et moduler les éléments originaux autour de ces fondamentaux.

31En outre, il importe pour la nouvelle entreprise de « se donner les moyens » de son modèle d’affaires. Ainsi, pour les « pure players » comme Custime, il est essentiel de surmonter les difficultés du ticket d’entrée sur le marché, de délimiter une zone de chalandise et de faire face au problème de manque de consistance des revenus et leur absence de récurrence. Ces impératifs requièrent généralement l’adossement à de grandes enseignes à même de fournir les ressources nécessaires (notoriété, logistique…) (Dejardins, 2001).

32En définitive et, malgré son originalité, le modèle développé par Custime ne lui permet pas, en l’état, de prendre un avantage concurrentiel durable. Au contraire, il constitue une opportunité d’expérimentation de nouveaux créneaux pour les sites de customisation et les marques horlogères. Ces derniers peuvent même capturer à leur profit la valeur créée par Custime.

33Le principal objectif de cette étude était de recenser les facteurs susceptibles de contraindre la conception initiale et les reformulations successives du modèle d’affaires. Une conclusion clé est que le modèle ne peut être lu dans une vision purement rationaliste (« l’équation économique »). En effet, il est largement infléchi par son initiateur qui peut le retenir par commodité ou convenance, et le maintenir tant qu’il n’a pas été intégralement ou partiellement rejeté par les parties prenantes. Corrélativement, la construction d’un modèle d’affaires relève plus vraisemblablement d’un processus d’« effectuation » où les options possibles sont envisagées à partir des moyens disponibles, que d’un processus de causation où les moyens sont définis et réunis en fonction des buts à atteindre (Sarasvathy, 2001).

34Le modèle d’affaires ne peut donc être tout à fait défini au lancement d’une start-up ; il se construit vraisemblablement dans un processus incrémental, itératif et cumulatif. Les premières formulations du modèle d’affaires, leur confrontation aux réalités sectorielles et institutionnelles et les apprentissages conséquents amènent périodiquement l’entrepreneur à actualiser les hypothèses initiales. C’est dans cette tension et cette négociation permanentes que le modèle évolue. Il gagne donc à être étudié dans une épistémologie constructiviste. Néanmoins, la réflexion initiale (qui rompt dans tous les cas avec un état antérieur) est déterminante, car les choix qui vont être faits sont souvent irréversibles (Teece, 2010). Aussi le difficile exercice de la modélisation d’affaires ne peut-il pas se contenter d’être uniquement intuitif.

35Enfin et, à contresens des discours dominants, la pertinence d’un modèle d’affaires ne réside pas tant dans sa créativité que dans sa plausibilité, sa cohérence et son ancrage dans les réalités de l’activité. À défaut, le modèle d’affaires peut devenir un « piège discursif » dont les irréversibilités peuvent être plus lourdes de conséquences que l’absence de modèle. Aussi, tant que l’histoire racontée par un modèle d’affaires n’est pas suffisamment mûrie, il vaut mieux s’abstenir que de « faire approximativement ».

Français

À travers l’étude du cas d’une start-up du Web 2.0, l’article cerne les principaux facteurs explicatifs du design initial d’un modèle d’affaires et de ses requalifications. L’étude révèle notamment que la démarche relève d’un exercice discursif, effectual et largement empreint du projet et des représentations de son initiateur, mais dont la formalisation et l’annonce encastrent l’entreprise dans une posture difficilement réversible. L’article met en avant le caractère décisif de la réflexion initiale ainsi que la nécessité de concevoir et faire évoluer le modèle dans un subtil équilibre entre intuition, divergence (créativité) et convergence avec les attentes des parties prenantes les plus pourvoyeuses de légitimité dans l’activité.

Bibliographie

  • En ligneBeresford, K. (2001). « European patents for software, E-commerce and business model inventions », World Patent Information, 23(3), p. 253-263.
  • Chesbrough, H.-W. (2003). Open innovation: the new imperative for creating and profiting from technology, Boston, Mass.: Harvard Business School Press, xxxi.
  • Courvoisier, F.-H. et F.-A. Courvoisier (2008), « Marketing des montres conçues et vendues sur Internet : effet de mode ou tendance durable ? » 7th International Congress “Marketing Trends”, ESCP-EAP, Venice, 17th-19th January.
  • Dejardins, M. (2001). Étude internationale des différents business models sur le Web, Mémoire de fin d’études, ESCE, groupe 45, http://www.linkedin.com/in/mdejardins.
  • Desmarteau, R.-H. et Saives, A.-L. (2008). « Opérationnaliser une définition systémique et dynamique du concept de modèle d’affaires : cas des entreprises de biotechnologie au Québec », AIMS.
  • En ligneLasch, F., Le Roy, F. et Yami, S. (2005). « Les déterminants de la survie et de la croissance des start-up TIC », RFG n° 155, 2005/2.
  • Magretta, J. (2002). « Why Business Models matter », Harvard Business Review, May, p. 86-92.
  • Observatoire des PME européennes (2003). « L’internationalisation des PME », Publications DG entreprises, 4.
  • Piette, I. et Rouleau, L. (2008). « Le courant discursif en théories des organisations : un état des lieux », Les cahiers de recherche du GéPS, Vol. 2, No. 2, 13 février.
  • En ligneSarasvathy, S.-D. (2001). « Causation and Effectuation: Toward a Theoretical Shift from Economic Inevitability to Entrepreneurial Contingency », Academy of Management Review, vol. 26, n° 2, p. 243-263.
  • En ligneTeece, D.-J. (2010). « Business Models, Business Strategy and Innovation », Long range Planning, 43, p. 172-194.
  • Verstraete, T. et Saporta, B. (2006). Création d’entreprise et entrepreneuriat, Ed. ADREG.
  • Warnier V., Lecocq, X. et Demil, B. (2004). « Le business model : l’oublié de la stratégie ? », 13e Conférence de l’AIMS, Normandie, Vallée de Seine, 2-4 juin.
Ilia Taktak Kallel
Ilia Taktak Kallel est docteure en sciences de gestion, enseignante-chercheure et coordinatrice pédagogique en entrepreneuriat à l’ESC Tunis, référent entrepreneuriat à l’Université de La Manouba et interface entre l’Université et la pépinière d’entreprises Manouba’Tech.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2013
https://doi.org/10.3917/entin.018.0072
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...