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Les points forts

  • L’innovation de rupture est un terme souvent employé mais rarement défini. Conséquence ? 90 % des innovations de rupture échouent, entraînant des pertes financières importantes.
  • En conséquence, les entreprises investissent dans l’innovation de rupture en acceptant un retour sur investissement trop faible et un niveau de risque trop élevé.
  • Une première étape pour éviter ces échecs est de bien comprendre que l’innovation de rupture correspond en fait à deux phénomènes : l’innovation de rupture de bas de gamme, à l’image de Free qui a pénétré le marché de la téléphonie mobile par le bas, et l’innovation de rupture de nouveaux marchés, à l’image d’Apple avec l’iPad, l’iPhone et l’iPod qui l’attaque par le haut.
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1La formule « innovation de rupture » pose toujours autant question. On imagine que ce terme désigne une forme d’innovation qui change radicalement la donne, mais l’on peine à cerner ce qui est effectivement changé. On est alors en droit de supposer que le terme ne relève d’aucune signification réelle et qu’il serait à ranger parmi ces faux concepts que notre littérature managériale sait produire avec abondance. L’innovation de rupture serait alors un terme slogan qui, sous l’effet d’un marketing réussi de quelques auteurs en vogue, a pu s’imposer sporadiquement sans, pour autant, renvoyer à une signification précise.

2En fait, entre cet a priori qui voudrait que ce terme relève davantage du branding que d’une réalité métier et sa méconnaissance pure et simple, on voit bien que définir le terme d’innovation de rupture c’est d’abord lever cette première ambiguïté. C’est aussi montrer en quoi l’innovation de rupture relève d’un enjeu majeur pour les dirigeants d’entreprise. Car, c’est bien l’innovation de rupture et la capacité à la mettre en œuvre qui permet de distinguer l’entreprise dont les affaires périclitent de l’entreprise dont les affaires sont florissantes C’est aussi l’innovation de rupture qui permet de tracer des perspectives d’avenir d’une industrie tout entière. Enfin, c’est bien l’innovation de rupture qui permet de créer l’emploi et de développer l’activité économique d’un pays. Autrement dit, l’innovation de rupture relève d’un triple enjeu : un enjeu de compétitivité pour l’entreprise, un enjeu sur l’évolution d’une industrie, et, enfin, un enjeu de compétitivité des économies nationales. À l’évidence, définir le terme s’impose.

Définir l’innovation de rupture

3Pour commencer à définir ce terme, peut-être faut-il montrer ce qu’il n’est pas. L’innovation de rupture n’est pas l’innovation ouverte, également dénommée l’« open innovation ». L’innovation de rupture n’est pas non plus une percée technologique, ni même l’innovation technologique tout court [1]. L’innovation de rupture, enfin, n’est pas l’innovation incrémentale. Et, c’est sans doute la distinction entre l’innovation de rupture et l’innovation incrémentale qui permet de souligner au mieux la singularité de l’innovation de rupture et sa place unique dans le champ des stratégies de croissance.

Distinguer l’innovation de rupture de l’innovation incrémentale

4L’innovation incrémentale, domaine où l’industrie allemande excelle selon Louis Gallois, est une innovation qui améliore année après année un produit qui existe déjà. Ainsi, par exemple, dans l’industrie du Kärcher, les entreprises allemandes parviennent à améliorer leurs produits de telle façon que le modèle de 2013 est bien plus performant que celui de 2003. Là où l’innovation incrémentale s’inscrit dans un contexte concurrentiel donné au sein d’un marché donné, l’innovation de rupture, elle, modifie profondément ce qui constitue l’avantage concurrentiel. Autrement dit, une fois que l’innovation de rupture fait effet, la nature de l’avantage concurrentiel s’en trouve modifiée. Et, pour préciser le propos, peut-être faut-il ajouter que l’innovation de rupture se décline en deux [2] significations distinctes : l’innovation de rupture de bas de gamme et l’innovation de rupture de nouveaux marchés.

L’industrie sidérurgique, un bon exemple

5Voici un exemple d’innovation de rupture de bas de gamme, tiré de l’industrie sidérurgique. La sidérurgie s’est développée [3] depuis la dernière guerre, grâce à des outils permettant une production de masse. Parmi ces outils, on trouve les aciéries à oxygène qui utilisent de la fonte liquide produite par un haut-fourneau. Ce type d’infrastructure coûte environ 6 milliards d’euros. La fin de la période de croissance a conduit à rechercher à tout prix des réductions de coûts. Dès lors, se sont développées des aciéries électriques : l’acier est produit à partir de ferraille récupérée et fondue à l’énergie électrique. Les aciéries électriques disposent d’une structure de coût inférieur de 20 % aux aciéries à oxygène.

6Toutefois, les aciéries électriques, fondant de la ferraille d’une qualité incertaine, produisent un acier dont la qualité s’avère également incertaine. C’est pourquoi elles n’ont pu pénétrer, dans un premier temps, que des marchés à faible marge, tels que le marché des barres d’armature. Pour les aciéries à oxygène, acteur établi sur ce marché, quitter ce marché et le laisser aux aciéries électriques est une bonne affaire [4] : la marge n’y est que de 7 % sur un segment qui ne réalise que 4 % du volume total du marché de l’acier, là où d’autres segments offrent des marges de l’ordre de 12 % sur des volumes deux fois supérieurs. Pourquoi investir pour protéger un segment si peu rentable ? C’est donc avec alacrité que les aciéries à oxygène sont montées en gamme pour se focaliser sur des segments plus attractifs.

7Pour les aciéries électriques en revanche, dont les coûts de fonctionnement sont inférieurs de 20 %, le marché des barres d’armature s’avère attractif ; tout du moins jusqu’en 1971, où la seule aciérie à oxygène encore présente sur ce marché, décide à son tour de quitter ce segment de marché et de monter en gamme. Les aciéries électriques, désormais seules sur ce marché et disposant de structures de coûts équivalentes, entrent désormais en compétition les unes contre les autres, ce qui entraîne une guerre des prix et dégrade la profitabilité d’un segment de marché qui leur était profitable autrefois. Les aciéries électriques cherchent à leur tour à monter en gamme et s’intéressent au marché des cornières et du fer rond où les industries à oxygène réalisent une marge brute de 12 % sur un volume deux fois plus important. Les aciéries électriques développent donc les compétences techniques pour pénétrer ce marché, tandis que les aciéries à oxygène organisent leur sortie, afin d’investir d’autres segments tels que l’acier de construction où la rentabilité et le volume sont supérieurs. Lorsque la dernière aciérie à oxygène quitte le marché du fer rond, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les aciéries électriques, à structure de coûts équivalents et désormais seules sur ce marché, sont de nouveau en compétition les unes contre les autres, ce qui déclenche une guerre des prix, érodant les marges. De nouveau le salut des aciéries électriques ne peut venir que d’une montée en gamme et les voici qui pénètrent sur un nouveau marché, plus porteur et plus volumineux, dont les aciéries à oxygène sortent à leur tour.

Comprendre ce processus de fuite vers le haut

8Ce processus se perpétue jusqu’au jour où les aciéries à oxygène, ne trouvant plus de segment de marché où la profitabilité est supérieure et le volume plus important, se trouvent acculées. Certaines, telles Bethlehem Steel, déposent le bilan tandis que d’autres, telles, US Steel, cantonnées à des marchés de niches, voient leurs chiffres d’affaires chuter et leurs capitalisations boursières fondre, au profit des aciéries électriques.

9Comme le montre cet exemple, la rupture de bas de gamme consiste en de nouveaux acteurs ayant configuré [5] leur chaîne de valeur [6] en vue de baisser les coûts de production et de fabriquer un produit pouvant répondre aux attentes des clients les moins exigeants du marché. Ceci leur permet de mettre sur le marché des produits moins onéreux que les produits concurrents et dont les performances sont inférieures aux normes établies. Si l’innovation de rupture de bas de gamme parvient à trouver un premier segment de marché, alors des améliorations significatives sont apportées aux produits année après année de telle sorte que celui-ci parvient à monter en gamme et pénétrer de nouveaux segments de marché. Lorsque, le produit innovant de bas de gamme se trouve en concurrence avec le produit établi et que, par ailleurs il offre une performance similaire à celui-ci pour un prix inférieur, alors, les clients autrefois fidèles aux produits établis, se détournent de celui-ci au profit du produit innovant de bas de gamme.

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10Ceci se représente également par le schéma [7] ci-dessus.

11Cet exemple illustre également les limites de l’innovation incrémentale pour les entreprises établies sur un marché donné : celle-ci ne fonctionne que si la montée en gamme permet de pénétrer un nouveau segment marché où les marges sont supérieures et le volume plus important. Lorsque ces conditions ne sont pas réunies, l’innovation incrémentale condamne l’entreprise établie à sa propre fin.

Répondre à l’innovation de rupture par… l’innovation de rupture : est-ce efficace ?

12Face à une telle rupture, l’entreprise établie dispose de deux possibilités. La première consiste à créer une nouvelle activité d’innovation de bas de gamme. Ainsi, dans le domaine du transport aérien, on voit des grandes entreprises établies telles qu’Air France et British Airways créer une activité lowcost pour contrer des innovateurs de bas de gamme comme Ryanair. En général, il est préférable de créer ces activités dans des structures distinctes étant donné qu’elles fonctionnent selon des structures de coûts différentes. Ces différences se trouvent également dans les ressources humaines, matérielles, ou immatérielles, mais aussi dans les processus de fonctionnement et les critères d’investissement.

13La deuxième possibilité pour l’entreprise établie consiste à réaliser une innovation de rupture dite de nouveaux marchés. Dans les années 1950, Honda, souhaite se développer sur le marché des motocyclettes aux États-Unis. Ce marché est alors dominé par Harley Davidson qui propose aux consommateurs américains des motos robustes et solides, idéales pour l’autoroute américaine. Le premier réflexe de Honda est donc de pénétrer ce segment de marché. L’objectif est de vendre 6 000 motos par an, soit 1 % du marché [8]. Mais les motos Honda multiplient les pannes. Elles sont donc renvoyées au Japon pour réparation, ce qui engendre de tels frais logistiques que Honda se trouve au bord de la faillite. Par ailleurs, les dirigeants de Honda basés aux États-Unis utilisent quotidiennement les motos, comme cela est de coutume au Japon, c’est-à-dire en dehors des routes goudronnées, au milieu des routes de terre, des champs et des forêts. Cet usage de la moto, nouveau aux États-Unis, suscite l’engouement. Et c’est ainsi que Honda développe un nouveau marché, celui du motocross. Cet exemple montre que l’innovation de rupture de nouveau marché modifie les critères de performance. Dans le marché établi, celui d’Harley-Davidson, les critères de performance sont la fiabilité sur autoroute, tandis que sur le marché du motocross, les critères de performance sont la fiabilité en dehors des routes goudronnées. Il y en a bien d’autres.

14Ainsi, l’innovation de rupture modifie les paradigmes de l’avantage concurrentiel des entreprises établies. L’innovation de rupture réalise cette rupture de deux façons différentes : soit, en proposant un produit de bas de gammà un coup inférieur, soit, en proposant un nouvel usage et en créant de ce fait un nouveau marché.

15On aboutit donc au schéma [9] synthétique suivant :

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L’innovation de rupture, un enjeu de compétitivité nationale

16En résumé, l’innovation de rupture se différencie de l’innovation incrémentale en proposant un changement de ce qui constitue l’avantage concurrentiel des entreprises dans un marché donné. Dans le cas de l’innovation de rupture de bas de gamme, ce changement porte sur la chaîne de valeur, la structure de coûts, et par conséquent, sur le prix de vente des produits. Dans le cas de l’innovation de rupture de nouveaux marchés, il porte sur la définition de la performance et sur la création de nouveaux usages.

17En outre, la théorie de l’innovation de rupture permet de porter un éclairage sur les évolutions d’une industrie : les entreprises établies, aussitôt concurrencées par des entreprises proposant des innovations de rupture de bas de gamme, sont condamnées à la montée en gamme. Cette stratégie fonctionne à condition de trouver un segment de marché à la fois plus profitable et supérieur en volume au segment de marché qu’elles délaissent. Cette stratégie ne fonctionne plus lorsque ces conditions ne sont plus réunies.

18Ce qui est vrai pour les entreprises est également vrai pour les économies nationales. En effet, les économies développées, aussitôt concurrencées par des économies émergentes proposant des innovations de rupture de bas de gamme, sont condamnées à la montée en gamme. De nouveau, cette stratégie fonctionne si les économies nationales trouvent des segments de marché plus profitables et plus volumineux que le segment de marché qu’elles quittent au profit des économies émergentes. Elle ne fonctionne plus lorsque ces deux conditions ne sont plus réunies. Les économies nationales sont donc contraintes de recourir à l’innovation de rupture de nouveaux marchés si elles veulent maintenir leurs croissances, développer leurs compétitivités et créer de nouveaux emplois. La question devient, dès lors, de savoir comment créer les conditions pour que l’innovation de rupture de nouveaux marchés puisse se développer au sein des entreprises et au sein des économies développées.

Notes

  • [1]
    L’innovation technologique s’appuie en grande partie sur la R&D et aboutit au dépôt de brevets. Seulement, cette conception de l’innovation ne permet pas de rendre compte de l’innovation de rupture. Ainsi, deux entreprises ayant mis sur le marché des innovations de rupture telles que Facebook et LinkedIn ont relativement peu investi en matière de R&D, au point où LinkedIn a supprimé la ligne R&D de son compte de résultat, selon Marie Ekeland, Coprésidente de l’association France Digitale
  • [2]
    Clayton Christensen, Michael Raynor, The innovator’s Solutions: Creating and Sustaining Successful Growth, HBS Press, chapitre 2
  • [3]
    J.-P. Birat, Sidérurgie durable. Paradigmes de croissance et de progrès pour le début du XXIe siècle, la Revue de la métallurgie, 2001
  • [4]
    Clayton Christensen, The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail, Harper Business, chapitre 4
  • [5]
    La reconfiguration de la chaîne de valeur peut permettre de mettre en œuvre une stratégie de leadership par les coûts, selon Joan Magretta, Understanding Michael Porter, chapitre 3. Voir en particulier l’exemple de SouthWest Airlines.
  • [6]
    Le terme « chaîne de valeur » est entendu au sens de Michael Porter. La chaîne de valeur désigne l’ensemble des activités discrètes réalisées par l’entreprise, c’est-à-dire la conception, la production, le marketing, la distribution et l’après-vente des produits de l’entreprise. Voir : Michael Porter, Avantage concurrentiel, chapitre 2.
  • [7]
    Clayton Christensen, The Innovator’s Dilemma: When New Technologies Cause Great Firms to Fail, introduction.
  • [8]
    Clayton Christensen, Michael Raynor, The innovator’s Solutions : Creating and Sustaining Successful Growth, chapitre 9, « Honda: An Example of Forced Floundering ».
  • [9]
    Clayton Christensen, Scott Anthony, Seeing What’s Next: using the theories of innovation to predict industry change, introduction ; voir également, Clayton Christensen, Michael Raynor, The innovator’s Solutions : Creating and Sustaining Successful Growth, chapitre 4.
Français

Au-delà des slogans et des modes, l’innovation de rupture est une nécessité au triple niveau de l’entreprise, de l’industrie et de l’économie nationale. Mais pour éviter l’échec, il faut avant tout en comprendre les mécanismes et distinguer deux types d’innovation de rupture : la rupture par le bas et la rupture par le haut.

Guillaume Villon de Benveniste
Guillaume Villon de Benveniste aide les entreprises à développer des processus d’innovation et concevoir des produits innovants qui réussissent mieux sur le marché. Il intervient auprès de grandes entreprises comme Pfizer, Merck, Vodafone, et Schneider. Il est l’auteur du blog TheInnovationAndStrategyBlog.com.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 19/09/2013
https://doi.org/10.3917/entin.018.0007
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