CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Les nanotechnologies font référence à de minuscules particules fabriquées par l’homme, présentant des propriétés qu’on ne rencontre pas à l’état naturel.
  • Les perspectives induites par ces technologies sont prometteuses. Certaines prévisions tablent sur un marché mondial de 3 000 milliards de dollars américains à l’horizon 2015, avec 2 millions d’emplois nouveaux générés.
  • La chaîne de valeur comporte trois maillons principaux : production de nanomatériaux, intégration et transformation en produits intermédiaires et utilisation dans des produits finis. Certaines PME ont déjà su intégrer les « nanos » dans leurs produits.

1Les nanotechnologies, qu’est-ce que c’est ? Le terme fait référence aux produits et aux technologies qui impliquent la manipulation de la matière au niveau des atomes, à l’échelle du nanomètre (nm), c’est-à-dire d’un milliardième de mètre. Il y a d’innombrables débats autour de la définition du terme, entre autres parce qu’il y a eu des particules de taille nanométrique depuis que le monde est monde. Par exemple, des nanoparticules de carbone se sont vraisemblablement trouvées dans la suie et dans les fumées volcaniques depuis le début des temps. Il est maintenant généralement admis que le domaine des nanotechnologies concerne les particules de taille nanométrique qui sont fabriquées par l’homme et qui présentent des propriétés qui n’étaient pas observées à l’état naturel avant. Le terme « taille nanométrique », lui, s’applique en principe aux particules dont l’une des dimensions au moins est inférieure ou égale à 100 nanomètres. Le développement des nanotechnologies appartient aux innovations radicales [2] parce qu’elles remettent en cause de façon importante les connaissances et pratiques liées à la manipulation de la matière : la chimie et la physique à l’échelle atomique ne suivent pas toujours les mêmes règles qu’à l’échelle micrométrique. Ainsi, pour des raisons qui restent partiellement inexpliquées aujourd’hui, lorsque les particules d’une substance chimique donnée sont de taille nanométrique, elles présentent des propriétés qui ne sont pas observées dans leur forme d’origine. Un exemple bien connu de ce phénomène est le changement de couleur : des particules de même nature chimique changent de couleur selon la taille de la particule et la taille seulement. Par exemple, le dioxyde de titane va du blanc au transparent quand la taille des particules passe de la taille habituelle trouvée à l’état naturel à la taille nanométrique obtenue par transformation artificielle. À l’échelle nanométrique elle-même, différentes tailles peuvent entraîner des couleurs différentes pour un même élément chimique : des suspensions d’or changent de couleur selon la taille des particules. Elles ne sont plus couleur de l’or mais vont du bleu au rouge, selon que la taille des nanoparticules qui sont utilisées diminue de 90 nm à 30 nm. Les prévisions disponibles indiquent un marché mondial pouvant atteindre 3 000 milliards de dollars américains en 2015 et générer 2 millions de nouveaux emplois dans le monde entier (Figure 1).

Figure 1

Prévisions de marché mondiaux pour des produits à base de nanom atériaux (milliards de dollars US)

Figure 1
2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 Lux Research (2006, 2008) 30 147 2600 3100 BCC (2008) 12 13 27 Cientifica (2008) 167 263 1500 RNCOS (2006) 1000 Wintergreen (2004) 750 MRI (2002) 66 148 Evolution Capital (2001) 105 700 NSF (2001) 54 1000

Prévisions de marché mondiaux pour des produits à base de nanom atériaux (milliards de dollars US)

Source : OECD 2009. “Nanotechnology: an overview based on indicators and statistics. STI Working paper 2009/7.” Directorate for Science, Technology and Industry: DSTI/DOC 2009(7), 1-112.

Une extrême concentration des brevets

2Selon les données combinées de l’USPTO (Organisation des brevets aux Etats-Unis), de l’EPO (Organisation Européenne des brevets) et du WIPO PCT (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle et du traité de coopération pour les brevets), en 2008, sur un total de plus de 7 millions de brevets accordés dans le monde depuis le début des registres, environ 45 000 con­cernaient les nanotechnologies.

3La propriété intellectuelle des nanotech est extrêmement concentrée. La moitié de tous ces brevets appartenait en fait à moins de 100 entités, en majorité des entreprises. Au sein des entreprises, le top dix concentre un quart de tous les brevets en nanotechnologies accordés au secteur privé. Cela dit, la tendance qui se dessine pour la propriété des brevets est de plus en plus souvent des partenariats avec les universités, ainsi que le montre la figure 2.

4En 2004, l’USPTO (Organisation des brevets aux États-Unis) a créé une nouvelle classification pour les brevets en nanotechnologies : la classe 977. La classe 977 est définie précisément comme incluant exclusivement les brevets :

  • dont un objet est à l’échelle d’environ 1-100 nanomètres dans au moins une dimension ;
  • qui ont trait à des matériaux, des structures, des dispositifs ou des systèmes ayant de nouvelles propriétés et fonctions en raison de leur taille nanométrique.

Figure 2

Origine des brevets, pour 500 brevets par année de référence

Figure 2

Origine des brevets, pour 500 brevets par année de référence

Source des données brutes : Delphion (USPTO, EPO, WIPO). Calculs : C. Auplat.

5En 2010, la classe 977 comportait seulement 6 000 brevets délivrés par l’USPTO depuis sa création, et ne reflétait donc pas vraiment la dynamique des dépôts de brevets liés aux nanotechnologies. Les autres brevets étaient en fait déposés sous d’autres classifications.

6La figure 2 montre que les particuliers sont de moins en moins souvent les détenteurs de brevets en nanotechnologies. Le nombre de brevets accordés aux organismes gouvernementaux reste plus ou moins stable, à environ 4 % du total. Ces organismes figurent dans les rubriques comme : « Le Secrétaire d’État pour la défense de gouvernement de sa Majesté du Royaume-Uni et d’Irlande du Nord » ou « les États-Unis d’Amérique, représentés par le ministère de la santé, de l’éducation et du bien-être social ». On constate sur cette figure une baisse constante du nombre de brevets accordés à des entreprises, qui est compensée par l’augmentation constante du nombre des brevets accordés aux universités et autres organismes de recherche. Cette tendance inversée peut s’expliquer par la complexité du travail de recherche, qui nécessite de grosses équipes. Elle reflète aussi dans une certaine mesure le fait que de plus en plus d’entreprises utilisent les universités et organismes publics de recherche comme sous-traitants de la R&D, à la fois pour des questions budgétaires, mais aussi peut-être pour des questions de responsabilité en cas de litiges potentiels. Si de nouveaux produits ou procédés s’avèrent nuisibles, les partenariats pourront permettre un partage, voire une dissociation, des responsabilités.

7Les études de cabinets et d’agences spécialisés comme Lux Re, ou l’Institute of Nanotechnology soulignent que l’Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada), l’Asie du Sud-Est et l’Europe sont les acteurs principaux du brevetage des nanotechnologies. Cependant, leurs analyses montrent que dans de nombreux domaines spécifiques, les chercheurs d’autres pays ont commencé à dépasser les Etats-Unis. Par exemple, des 70 brevets pour les applications d’affichage à base de nanotubes de carbone délivrés par l’USPTO jusqu’en février 2005, seulement 17 % furent été délivrés à des entités basées aux États-Unis contre 29 % au Japon et 31 % en Corée du Sud. Le potentiel de ces applications porte entre autres sur les grands écrans plats qui pourraient dépasser en qualité les technologies des LCD et du plasma. En 2005-2006 le Japon était le pays plus actif en termes de brevetage en nanoélectronique. Les principales sociétés impliquées étaient Fujitsu avec 62 familles de brevets nanoélectroniques et Samsung avec 56 familles de brevets. Les autres organisations actives dans ce secteur étaient Hewlett-Packard, Hitachi, Japan Science and Technology agency, Infineon Technologies et Philips. De manière générale, on note que l’Asie est en hausse très rapide, et l’Europe un peu à la traîne en termes d’activité de brevetage.

Une diversification des domaines couverts par les brevets

8L’IPC (en français CIB, Classification Internationale des Brevets) est le système international de classification des brevets utilisé par plus de 70 organisations pour classer et indexer les sujets et les spécifications des brevets publiés. La classification IPC est gérée par l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle (WIPO, OMPI en français) et comporte huit sections comportant chacune plusieurs subdivisions. Si aux débuts la section « chimie ; métallurgie » rassembla plus de la moitié (53 %) de tous les brevets publiés pour les nanotechnologies, la répartition s’est faite de plus en plus uniformément parmi cinq des huit sections. On peut dire que les « grands gagnants » ont été les domaines des techniques industrielles diverses et des transports (classe B), et l’électricité (classe H), passés respectivement de 8,3 % à 20,8 % et de 8,5 % à 25,8 % des brevets publiés. Sinon, on peut noter l’apparition d’une nouvelle catégorie de brevets, les brevets sans appartenance à une section spécifique (classés sous la catégorie X dans la figure 3). Cette catégorie n’existait pas dans les premiers temps, mais représentait 1,6 % de tous les ‘nano-brevets’ en 2008, ce qui n’était pas vraiment négligeable.

Figure 3

Domaines d’appartenance des brevets selon la classification IPC. [3]

Figure 3

Domaines d’appartenance des brevets selon la classification IPC. [3]

Source : Auplat, C (2011)

Les nanotechnologies, filles de Janus ?

9Comme le Dieu romain dont la tête se compose de deux visages opposés, les nanotechnologies présentent une double face : d’une part des espoirs extraordinaires dans des domaines tels que la pollution, les traitements de l’eau ou la santé par exemple, et d’autre part des risques nouveaux. La difficulté principale est qu’il est actuellement extrêmement difficile de mesurer ou d’évaluer les risques liés à l’élaboration de nanostructures [4].

10Ce qui est l’essence même de leur intérêt, le fait que des matériaux subdivisés à une échelle nanométrique affichent des comportements différents de leurs homologues sous leur forme d’origine, est aussi source d’inquiétude puisque ces produits sont entièrement nouveaux, avec des propriétés qu’on n’avait jamais identifiées avant. Ces mêmes différences entre la forme nanométrique et la forme naturelle des matériaux qui les rendent si intéressants pour de nouvelles applications signifient aussi que ces matériaux peuvent interagir différemment avec les cellules vivantes et les écosystèmes. Or à l’époque actuelle, on a encore du mal à prédire leur comportement avec certitude, notamment dans la durée. En effet, les scientifiques commencent seulement à élaborer des nanostructures de manière stable et mesurable. Il n’existe pas d’historique de la toxicité des nanomatériaux et les normes et protocoles permettant les évaluations sont encore largement inexistants [5]. Par ailleurs, les nanostructures sont si petites qu’elles peuvent traverser la plupart des filtres, dont ceux des barrières cellulaires. Il est très complexe de les localiser et de vérifier comment elles réagissent avec l’environnement de manière systématique. On parle ici de capteurs ainsi que de capacités de modélisation [6].

11L’application de méthodes d’évaluation des risques utilisées traditionnellement dans l’industrie ne s’avère pas entièrement adéquate du fait des schémas inédits d’interactions des nanoproduits avec l’environnement, notamment en termes de toxicité. De nombreux exemples de la littérature scientifique illustrent que certains matériaux de même nature chimique tels que les nanotubes de carbones ont des niveaux de toxicité différents selon la taille des particules qui les composent, et qui tendent à être inversement proportionnels à la taille des particules en question.

12Un exemple peut permettre d’illustrer les nouveaux défis engendrés par la commercialisation de produits à base de nanomatériaux : en 2006, aux États-Unis, l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA) a considéré que la machine à laver Samsung qui produisait des ions d’argent pour renforcer l’efficacité de son lavage en détruisant certaines bactéries devait être considérée non plus comme un simple appareil domestique mais comme un pesticide. Étant considérée comme un pesticide, elle tombait sous le coup de la réglementation FIFRA (Federal Insecticide, Fungicide and Rodenticide Act). Le constructeur devait alors fournir un dossier détaillé comportant la preuve que le ‘nanoargent’, la substance active que relâchait la machine à laver dans ses eaux de lavage, et par conséquent, dans les eaux d’épuration, ne causerait pas préjudice à la santé publique.

13Il semble, en l’état actuel des connaissances, que les risques se situent essentiellement lors de la production des matériaux de base, ceux qui sont ensuite incorporés à d’autres pour leur donner des fonctionnalités nouvelles. En effet, les études de toxicité montrent que les risques diminuent ou disparaissent dès que les nanostructures sont intégrées dans des matrices qui les retiennent. Les domaines les plus sensibles sont donc a priori celui des risques des travailleurs qui produisent les matériaux de base, mais aussi celui de l’analyse du cycle de vie des matériaux. En effet, il est important de savoir ce qui se passera à la fin de leur utilisation, et si les produits en fin de vie ne risquent pas de devenir nuisibles et de contaminer l’environnement à long terme du fait d’un relargage de nanostructures qui se libéreraient de leurs matrices.

Quels domaines de développement pour les nanotechnologies ?

14Un inventaire de référence des produits de consommation contenant des nanomatériaux actuellement sur le marché (PEN : Project on Emerging Nanotechnologies, http://www.nanotechproject.org/inventories/consumer/) fait état de 1317 différents produits commercialisés par 587 sociétés situées dans 30 pays dans le monde.

15Il y a beaucoup de spéculations pour prédire à quoi ressemblera l’entrepreneuriat dans les nanotechnologies dans un proche avenir. On peut cependant constater que la R&D dans ce domaine est une activité globale qui comprend trois acteurs essentiels : l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Europe. En dehors d’eux, les autres régions du monde font encore figure d’outsiders. Dans le trio de tête, la mondialisation est ressentie non seulement dans les échanges de chercheurs venant de diverses parties du monde, mais peut-être encore plus dans le fait que chacun surveille attentivement ce que les autres font et répond en conséquence afin d’améliorer sa position. Cela signifie que bien qu’il y ait encore d’importantes différences structurelles entre les approches, il y a une évolution vers une intégration globale des priorités et dans une certaine mesure des feuilles de route, ce qui nous oriente vers une approche globalisée de l’entrepreneuriat dans les nanotechnologies.

16Dans son rapport de 2007 la société de conseil Lux Research Inc. a essayé de prévoir l’évolution commerciale des nanotechnologies [7]. Sur la base d’interviews de chercheurs, d’universitaires, et de salariés du privé travaillant pour commercialiser les nanotechnologies, et en intégrant diverses données macroéconomiques dont celles de la Banque mondiale et du bureau américain d’analyse économique (USBEA), les analystes ont construit des modèles pour 42 segments de produits en connexion avec les nanotechnologies. Ils ont estimé que leurs ventes iraient de presque rien en 2004 à 15 % de la production manufacturière mondiale totale en 2014. Cette valeur se rapproche des revenus combinés des secteurs de l’information et des télécommunications, et est dix fois plus importante que celle des revenus tirés des biotechnologies. Le rapport montre que l’impact économique des nanotechnologies ne viendra pas tant de la vente de produits de base comme les nanotubes de carbone, mais plutôt de produits très diversifiés appartenant à différents secteurs industriels et intégrant des nanomatériaux à un certain point. Leur projection est qu’en 2014 quatre pour cent des produits manufacturés en général, 50 % de l’électronique et 16 % des produits de santé, en termes de revenus, viendront de produits incorporant des nanotechnologies.

17Le développement de produits comportant des nanomatériaux s’effectue selon un processus en trois phases : après une première phase où les nanomatériaux ont été incorporés sélectivement dans quelques produits haut de gamme, il y a actuellement une explosion dans le secteur de l’électronique et des applications informatiques, et on est en train d’aborder la troisième phase, celle de la généralisation de produits manufacturés incorporant des nanomatériaux, y compris dans les produits pharmaceutiques et pour les applications de soins de santé. Ces derniers produits nécessitent des phases d’évaluation de plusieurs années. La première période de tests lancée il y a une dizaine d’années arrive à terme, et permet la mise sur le marché de certains de ces produits.

18Le prestataire de service financiers Crédit Suisse a pour sa part répertorié cinq domaines principaux de développement des nanotechnologies [8] : les appareillages, les nanomatériaux, l’énergie, le secteur de l’information et de la communication, et la santé. En outre, il a identifié : 1) la croissance de la population ; 2) la recherche d’une meilleure qualité de vie ; 3) des besoins croissants en énergie, en eau et en sécurité comme principaux moteurs de ce développement.

19Enfin, des études récentes ont identifié la construction comme un secteur très prometteur. L’industrie de la construction a été parmi les premières dans les années 1990 à reconnaître le potentiel des nanotechnologies pour apporter des solutions innovantes. Pourtant, en raison d’une tradition de faible R&D et d’une quasi absence d’échanges avec les milieux scientifiques, le taux d’application est resté faible jusqu’en 2002-2003. Depuis lors, la recherche sur le ciment et de béton a reçu beaucoup d’attention, et parallèlement, les préoccupations environnementales ont constitué un moteur d’innovation. Bien que les applications des nanotechnologies dans la construction demeurent inférieures à celles des autres industries, les activités commerciales ont commencé à émerger dans les secteurs de matériaux fonctionnalisés et de haute performance et présentent un énorme potentiel de développement.

20Concernant les matières elles-mêmes, les données de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES, anciennement AFSSET), et de l’inventaire PEN des produits de consommations comportant des nanomatériaux indiquent que les principaux nanomatériaux de base en termes de production sont l’argent, suivi du carbone et du titane. Les particules de nanoargent présentent des propriétés antibactériennes qui sont utilisées dans les déodorants ainsi que dans les tissus fonctionnalisés (les chaussettes anti-odeurs par exemple). Le nanocarbone est utilisé en électronique, par les fabricants de pneumatiques, de raquettes de tennis et battes de baseball, et dans de nombreux autres secteurs industriels à la recherche d’une résistance et d’une durabilité supplémentaire pour leurs produits. Quant au titane, il est largement utilisé sous forme de nano dioxyde de titane dans l’industrie des cosmétiques ainsi que dans les peintures. Ce ne sont que des exemples ; en raison de la polyvalence introduite par le simple changement d’échelle, soit à partir de la forme naturelle d’une substance particulière soit entre différentes tailles nanométriques de cette même substance, les possibilités d’applications nouvelles sont extrêmement diversifiées, et leur nombre en augmentation constante.

La situation française : une production très concentrée

21D’après une étude réalisée pour le compte de la DGCIS (Direction Générale de la Compétitivité de l’Industrie et des Services) [9], le nombre d’entreprises françaises ayant des activités dans les nanomatériaux se chiffre entre 150 et 180. Les trois quarts sont répartis dans quatre régions – Ile-de-France, Rhône-Alpes, Midi-Pyrénées et Aquitaine – et la moitié est regroupée en Ile-de-France et Rhône-Alpes. Le rapport établit que la production industrielle de nanomatériaux y est encore peu structurée.

22Si l’on tente une approche en termes de filière industrielle, la chaîne de valeur peut être vue comme une succession de trois maillons principaux : Productions de nanomatériaux, intégration et transformation en produits intermédiaires avec des caractéristiques à échelle nanométrique, utilisation de nanomatériaux dans des produits finis, comme schématisé sur la figure 4.

Figure 4

Chaîne de valeur de la filière nano

Figure 4

Chaîne de valeur de la filière nano

Source : DGCIS et auteurs

23En termes d’activités commerciales, on peut parler de producteurs, d’intégrateurs et d’utilisateurs de nanomatériaux.

24Les producteurs sont les fabricants de nanomatériaux servant de matière première tels les nanofibres, les nanotubes, les nanofilms, les nanocouches etc.

25Les intégrateurs fournissent des matrices, des nanocomposites, des puces électroniques, des supraconducteurs, des composants optiques etc. qui intègrent les matériaux de base mais n’ont pas de véritable utilité s’ils sont utilisés tels quels.

26Enfin, les utilisateurs fabriquent des produits finis incorporant des nanomatériaux dans les textiles, l’agro-alimentaire, les produits de santé, les emballages, le BTP et la construction etc.

27Selon le rapport de la DGCIS, sur environ 150 entreprises recensées comme présentant une activité de R&D et/ou industrielle en France, plus de 60 % sont des PME. Il y a aussi un nombre important de startups, assez difficiles à identifier car elles ne communiquent pas facilement sur leurs activités nanos. Celles-ci ont en majorité moins de cinq ans d’existence et poursuivent à la fois une activité R&D et une activité industrielle (cf figure 5). Genet et al. montrent dans un article récent [10] que les PME et les start-ups dans le domaine nano ne jouent pas le même rôle que dans le développement des biotechnologies. Elles ne servent pas d’intermédiaire entre la recherche publique et l’industrie mais jouent plutôt le rôle de fournisseurs spécialisés.

Figure 5

Répartition des acteurs de la filière nano en France en 2011

Figure 5

Répartition des acteurs de la filière nano en France en 2011

Source des données : DGCIS, graphique : C. Auplat

28Les producteurs sont essentiellement issus des secteurs de la chimie, de la santé, de la microélectronique. Quant aux « clients » de ces producteurs de nanomatériaux de base, c’est-à-dire ceux qui les utilisent pour les incorporer dans les produits finis, ils se retrouvent essentiellement dans quatre secteurs industriels : le BTP, le transport, la santé (hors médicament) et le luxe (cosmétique et textile). En termes de volumes produits, on constate que 90 % des volumes de nanomatériaux produits en France sont des nanoparticules, avec un total de 135 000 tonnes, ce qui représente un chiffre d’affaires d’environ 500 millions d’euros. Au sein de ces nanoparticules produites, 90 % sont des nanoparticules de dioxyde de titane, de silice et de dioxyde de cérium. Enfin, la production de nanomatériaux de base se concentre à 70 % sur trois producteurs leaders sur le marché français.

Les questions de réglementation

29Jusqu’à présent, les utilisateurs et les développeurs des nanotechnologies ont utilisé les cadres réglementaires existants, et il n’existe actuellement aucune réglementation internationale globale pour elles.

  • La SAICM (Strategic Approach to International Chemicals Management, en français ‘Approche stratégique de la gestion internationale des produits chimiques’) est un cadre régulatoire global qui vise à promouvoir la sécurité des substances chimiques dans le monde entier. Il a été introduit par le programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) en 2002 et son objectif à terme est de parvenir à une gestion rationnelle des produits chimiques tout au long de leur cycle de vie afin que, d’ici à 2020, ils soient produits et utilisés de manière à minimiser leurs impacts néfastes sur la santé humaine et sur l’environnement. Cette institution a commencé à produire en lien avec l’OMS (Organisation mondiale de la santé) des résolutions sur les nanotechnologies, y compris plusieurs recommandations comme l’exigence d’une évaluation approfondie des risques avant l’introduction de nanomatériaux sur le marché et l’interdiction des transferts de déchets contenant des nanomatériaux si le pays destinataire ne peut les gérer adéquatement. Ces résolutions n’ont actuellement pas de caractère contraignant.
  • La réglementation européenne REACH (enregistrement, évaluation, autorisation et Restriction des produits chimiques) [11]. Cette règlementation a été mise en place en 2007 pour remplacer une quarantaine de cadres juridiques différents et créer un système unique pour toutes les substances chimiques en Europe. L’une de ses caractéristiques est qu’elle transfère la responsabilité de démontrer l’innocuité des produits chimiques de l’État à l’industrie, et REACH oblige les fabricants et les importateurs de nouvelles substances chimiques à présenter un dossier complet sur les propriétés et la toxicité de ces substances dès lors que les quantités sont supérieures à 1 tonne par an. REACH comporte deux volets principaux. À partir de juin 2008 et avant l’échéance de juin 2018, toutes les entreprises qui fabriquent ou importent plus d’une tonne d’une substance chimique par an doivent enregistrer cette substance dans une base de données centrale, l’Agence européenne de produits chimiques (ECHA). En outre, toutes les nouvelles substances chimiques produites ou importées dans l’Union Européenne à partir de 1981 doivent subir un processus rigoureux d’évaluation de risques. Cela signifie que toutes les substances chimiques produites avant 1981 n’ont pas besoin de subir ce processus, et que les entreprises qui produisent ou importent moins d’une tonne d’un produit chimique donné par an n’ont pas besoin non plus d’enregistrer ces substances. Il est prévu que la mise en place de REACH s’étale sur une période de 11 ans en raison de la complexité du processus et de la nécessité de trouver des remplaçants à certaines substances chimiques considérées comme trop dangereuses pour être conservées.
REACH est un cadre général qui ne s’applique pas spécifiquement aux nano substances. Pour certains, il existe un vide juridique parce que la plupart des nano substances sont si petites que leur production est inférieure à une tonne par an, ce qui signifie qu’elles ne sont pas réglementées. Des critiques pointent aussi le fait qu’aucune disposition ne tient compte des propriétés nouvelles des variantes nanométriques provenant de substances chimiques mises sur le marché sous forme non nanométrique avant 1981.

30Même si REACH ne propose aucune disposition spécifique pour les nanotechnologies, la modification introduite en 2008 par le règlement CE 987/2008 a ouvert la voie à une réglementation spécifique aux nanomatériaux. En effet, selon le règlement CE 987/2008 certains produits chimiques qui n’étaient traditionnellement pas soumis à la réglementation car considérés comme bien connus et sans danger ont dû être retirés de la liste d’exemption. Il s’agit entre autres du carbone et du graphite à l’échelle nanométrique. Leur structure chimique était bien connue. Pourtant, il a été jugé qu’en raison de leurs propriétés nouvelles à l’échelle nanométrique, on ne disposait pas de données suffisantes pour les considérer comme sans danger, et ils sont donc considérés comme substances nouvelles.

  • La réglementation sur les nouveaux aliments[12]
Cette réglementation européenne établit des règles d’autorisation des nouveaux aliments. Les « nouveaux aliments » sont des aliments et ingrédients alimentaires qui n’ont pas été utilisés pour la consommation humaine à un degré significatif au sein de la Communauté européenne avant le 15 mai 1997. Les entreprises qui veulent mettre de tels aliments ou ingrédients alimentaires sur le marché de l’Union Européenne doivent en faire la demande et soumettre un dossier d’évaluation des risques. L’utilisation des nanotechnologies dans la production alimentaire, par exemple comme agent antibactérien ou pour modifier la couleur ou le goût, se développe et des voix s’élèvent au sein du Parlement européen pour l’instauration de vérifications plus poussées pour l’évaluation de la sécurité de ces aliments, ainsi que pour l’étiquetage des ‘nano ingrédients’. Toutefois, en raison d’une incapacité à s’entendre sur les nouvelles règles aucune mesure particulière concernant les nanomatériaux dans les aliments n’a été prise à ce jour.
  • La réglementation sur les cosmétiques[13]
Cette loi est la première loi internationale ayant spécifiquement trait aux nanotechnologies. Elle entrera en vigueur en juillet 2013, avec une mise en œuvre progressive qui a débuté en décembre 2010. Tous les produits cosmétiques nouveaux seront soumis à une évaluation de leur sécurité et devront être approuvés avant d’être commercialisés. Un aspect important de ce règlement est que chaque produit doit être lié à une « personne responsable » assurant la conformité avec la loi et qui doit tenir un fichier d’informations du produit durant une période de 10 ans après la date de mise sur le marché du dernier lot de produit cosmétique. La « personne responsable » doit avoir une adresse dans l’Union européenne. Cela peut être la compagnie qui fabrique les cosmétiques, ou son mandataire, ou son importateur pour un fabricant basé à l’extérieur de l’Union européenne. S’il n’y a aucun agent local pour les fabricants non européens, la première entreprise à importer le produit dans l’Union européenne est la « personne responsable ».

31Le règlement requiert la traçabilité d’un produit cosmétique tout au long de la chaîne d’approvisionnement, ainsi qu’un étiquetage mentionnant le nom et l’adresse de la personne responsable, et la présence de tous les ingrédients contenant des nanomatériaux, avec leurs noms suivis du terme (nano).

  • Les autres réglementations
D’autres réglementations à caractère obligatoire sont en train de voir le jour aux États-Unis. Elles concernent essentiellement les nanotubes de carbones, qui sont considérés comme des matériaux nouveaux et donc soumis à une obligation de tests de toxicité et d’approbation par l’EPA (Environmental Protection Agency) avant leur commercialisation sur le marché européen. En juillet 2012, l’EPA a demandé l’ouverture d’une procédure préliminaire pour le nanoargent [14].

Quelles perspectives pour des entrepreneurs ?

32Les nanotechnologies existent, elles sont déjà sur le marché et elles sont en train de s’immiscer dans un nombre croissant de produits de consommation grand public aussi bien que de produits industriels.

33Leur mise au point a jusqu’ici reposé sur des techniques sophistiquées et coûteuses nécessitant d’importantes infrastructures de recherche et de développement [15]. En même temps, en France, selon l’étude de la DGCIS, les PME constituent actuellement plus de 60 % du tissu industriel des nanomatériaux, en particulier sur les maillons « production » et « intégration » de la chaîne de valeur.

34Les flux de matières dans les nanotechnologies sont d’emblée mondialisés. Cela vient de la technicité des produits tout autant que des questions de réglementation. Il est clair que l’Europe et les États-Unis sont plus regardants que d’autres, notamment sur la sécurité des travailleurs en contact avec les nanomatériaux, et que cela influe sur les opportunités de développement.

35La réglementation est pour le moment floue, et cela peut constituer un risque autant qu’une opportunité. Parallèlement aux évolutions des réglementations d’origine gouvernementale (réglementation européenne, réglementations de l’EPA aux États-Unis) qui ont un caractère obligatoire, il y a aussi une forte activité des institutions de normalisation, en particulier de l’Organisation internationale de normalisation (ISO), qui regroupe dans ses groupes de travail plusieurs centaines d’experts à travers le monde. L’ISO a constitué un comité technique pour les nanotechnologies - l’ISO TC 229 - en 2005, et travaille depuis à l’élaboration de toute une série de normes pour la terminologie, la nomenclature et les caractéristiques des nanomatériaux, ainsi que sur les questions de santé et sécurité en particulier des travailleurs exposés aux nanomatériaux [16].

36Les industriels ont changé de tactique de communication sur la présence ou non de nanomatériaux dans leurs produits. Après une courte période où le terme « nano » a été fortement mis en avant dans des stratégies marketing, le monde industriel dans sa grande majorité a choisi de ne pas communiquer sur la présence de nanomatériaux dans les produits commercialisés. Ainsi, les rapports annuels du groupe L’Oréal sont passés d’une forte mise en valeur des nanotechnologies en 2002 à une absence totale de référence à la question en 2010 et 2011.

37En conclusion, on peut dire que les nanotechnologies présentent d’extraordinaires possibilités de développement, et pas seulement pour les très grandes entreprises. Des partenariats avec des organismes de recherche, et les programmes type ANR (Agence Nationale pour la recherche) qui financent justement des partenariats entre entreprises privées et industrie peuvent être une bonne façon pour des PME innovantes de s’approprier ces nouvelles technologies en fonction de leurs besoins [17]. L’exemple de l’entreprise Babolat, une PME lyonnaise spécialisée en cordage de raquette et devenue en 2011 numéro deux mondial des raquettes de tennis est une bonne illustration. En 2001, Babolat s’est associée à une startup d’origine académique de l’université de Montpellier, Nanoledge, et a commencé à intégrer des nanotubes de carbones dans ses raquettes, en achetant la matière première à prix réduit. Elle a ainsi pu développer un savoir-faire qui lui a permis de rester au sommet de l’innovation dans un marché très concurrentiel.

Notes

Français

Résumé

En remettant en cause les connaissances et pratiques liées à la manipulation de la matière, les nanotechnologies appartiennent à la catégorie des innovations radicales [1]. Des vitrages autonettoyants aux textiles anti-odeurs, des peintures anti-moisissures aux cosmétiques et des produits alimentaires aux composants électroniques, les applications sont multiples. Gros plan sur un domaine d’activités prometteur, y compris pour des PME.

Claire Auplat
Claire Auplat travaille sur les problématiques institutionnelles et industrielles liées au développement des nanotechnologies depuis une dizaine d’années, d’abord à l’université de Rice aux États-Unis, puis à Imperial College à Londres et à la Chaire développement durable de Sciences Po. Elle enseigne aujourd’hui à Novancia Business School Paris. Elle s’intéresse particulièrement aux dynamiques entrepreneuriales et aux stratégies d’innovation. Son dernier ouvrage « Nanotechnology and Sustainable Development », est paru aux éditions Routledge.
Aurélie Delemarle
Aurélie Demarle est docteur en sciences de gestion de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées (2007) et diplômée de la Copenhagen Business School. Elle est aujourd’hui professeur-assistante à Esiee Management, en management de l’innovation et stratégie. Elle est également chercheure au LATTS et à l’IFRIS. Elle s’intéresse aux conditions de structuration des marchés pour les innovations radicales. Ses recherches portent notamment sur les nanosciences et technologies. Elle est par ailleurs experte française dans les comités de normalisation « nanotechnologies » de l’AFNOR, du CEN et de l’ISO.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2013
https://doi.org/10.3917/entin.016.0064
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