CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les points forts

  • Le transfert de technologies depuis des institutions académiques vers des entreprises via l’essaimage est un relatif échec en Europe.
  • Les causes de cet échec se ramènent toutes peu ou prou à des représentations erronées de ce qu’est en réalité l’essaimage.
  • Le modèle entrepreneurial dominant, plutôt celui de la PME patrimoniale que celui de l’entreprise de croissance, est un sérieux handicap.

1Dans les années 1990, les succès de Boston et de la Silicon Valley, suggèrent de nouveaux modes d’innovation et de croissance économique. Notamment, l’entrepreneuriat apparaît comme un mode innovant de transfert de technologie des institutions académiques de recherche vers l’économie, via l’essaimage de jeunes entreprises tentant de commercialiser des technologies développées dans des laboratoires universitaires [1]. De nombreuses initiatives voient le jour en Europe pour promouvoir ce modèle.

2Pourtant, quinze ans plus tard, l’impact du transfert de technologies issues d’institu­tions académiques par l’essaimage de spin-offs reste limité. Quasiment aucune entreprise européenne issue de cet entrepreneuriat académique ne s’est imposée comme un leader dans son secteur. [2] A quels facteurs faut-il attribuer ce relatif échec ?

3Le présent article propose d’explorer trois explications, qui ont en commun le fait d’offrir des leviers d’action permettant d’améliorer la situation.

4Premier problème : la création de spin-offs est trop perçue comme une panacée, alors qu’elle n’est pas adaptée à toutes les technologies ni à toutes les industries. Il convient d’y avoir recours dans les cas où il a le plus d’atouts et explorer d’autres voies dans les cas alternatifs.

5Deuxièmement, l’entrepreneuriat académique ne peut réaliser son plein potentiel que dans certaines dynamiques industrielles particulières. Ne pas tenir compte de ces limites réduit le potentiel des spin-offs.

6Un troisième problème est l’adoption encore largement répandue en Europe parmi les entrepreneurs, les décideurs politiques et les investisseurs d’un modèle entrepreneurial traditionnel manquant d’ambition de croissance. Il convient d’élargir l’adoption d’un mode d’entrepreneuriat résolument orienté vers la croissance.

Réserver l’essaimage à certaines technologies et à certaines industries

7L’innovation par l’essaimage de spin-offs des universités a probablement été trop vue comme une panacée. En réalité, elle doit être conçue de manière sélective, car elle n’est pas adaptée à toutes les technologies ni à toutes les industries. [3]

8Les spin-offs ont intérêt à ne pas s’attaquer de front à des technologies commercialisées par des entreprises établies, qui ont de nombreux avantages sur elles, notamment en termes de coûts, d’efficience et de fiabilité. Elles ont plus de chances de réussir si elles promeuvent des technologies qui n’intéressent pas encore les concurrents établis. Ces technologies où les spin-offs ont un avantage sur les entreprises établies sont cependant celles qui sont souvent les plus difficiles à commercialiser. En effet, il s’agit typiquement de technologies qui représentent des innovations radicales, qui sont à un stade de développement précoce et qui ont des applications multiples. Il est donc préférable que ces technologies fournissent une valeur ajoutée importante pour leurs utilisateurs et qu’elles représentent une avance technologique majeure pour que les clients potentiels envisagent leur adoption, malgré une fiabilité moindre dans beaucoup de cas à leur début.

9Autrement dit, les avantages qu’offre la nouvelle technologie par rapport aux solutions existantes doivent être importants pour que les clients envisagent de supporter le coût d’opportunité et les incertitudes liées à son adoption. En outre, les technologies appropriées pour les spin-offs doivent probablement incorporer une connaissance tacite importante, afin de donner à l’entreprise un avantage concurrentiel significatif sur les concurrents potentiels. Enfin, il est préférable qu’elles disposent d’une forte protection de la propriété intellectuelle sous peine, pour la spin-off, d’être soumises très tôt à une concurrence ardue. Les conditions en termes de technologie pour maximiser la réussite d’une spin-off sont donc nombreuses.

10Ces caractéristiques sont notamment nécessaires pour protéger les spin-offs de la concurrence des entreprises établies, car celles-ci s’intéressent plus aux innovations incrémentales que radicales et aux technologies ayant un degré de développement plus avancé. Or, beaucoup de spin-offs européennes commercialisent encore des technologies dont l’innovation n’est qu’incrémentale et soumise à la concurrence des compétiteurs bien établis.

11De même que tous les types de technologies ne se prêtent pas à une commercialisation par la création de spin-offs, certaines industries sont plus propices à ce mode de commercialisation que d’autres. De fait, on peut observer que les spin-offs se concentrent dans un nombre limité d’industries, dont les plus communes sont les industries de la biotechnologie et du software. Scott Shane [4] estime que les spin-offs conviennent mieux aux industries offrant une protection industrielle forte, reposant sur une base technologique jeune, et caractérisées par des marchés segmentés. En revanche, elles ont un désavantage dans les industries dans les industries dominées par de grandes firmes où dans celles où il est important de disposer d’actifs complémentaires (« complementary assets »), comme un réseau de distribution par exemple.

12Par exemple, le secteur biomédical se prête bien à la commercialisation par spin-offs, et cela pour plusieurs raisons. En biotechnologie, la recherche académique produit des résultats directement commercialisables. Le manque d’expertise de marché des chercheurs est moins un handicap que dans les sciences physiques. Les cycles de développement de produit dans les sciences de la vie sont plus longs que dans les sciences physiques et plus proches des cycles académiques. Dans le domaine biomédical, les clients sont moins sensibles au coût et privilégient plutôt la performance du produit. Les produits dans le domaine biomédical peuvent souvent être utilisés indépendamment d’autres produits, contrairement à la plupart des industries dont les produits doivent être plus souvent compatibles avec des produits et processus existants. Enfin, les inventions dans le domaine biomédical se prêtent bien à une protection de la propriété intellectuelle.

13Le fait que toutes les technologies et toutes les industries ne soient pas adaptées à la commercialisation par l’essaimage d’une spin-off n’a probablement pas été suffisamment pris en considération par les entrepreneurs et les responsables de politiques de soutien aux spin-offs. Il peut expliquer une partie des limites aux tentatives de développer ce mode de commercialisation.

14Ceci plaide pour une approche plus sélective de la commercialisation de technologies issues des laboratoires académiques par l’essaimage de spin-offs. Il convient probablement de peser plus sérieusement dans chaque cas l’avantage de vendre une licence à une start-up ou à une entreprise établie. Il serait aussi souhaitable de prendre en considération d’autres modes de transfert de technologie lorsque l’essaimage de spin-offs n’est pas optimal et de concevoir celui-ci comme un élément d’un système de modes de transferts de technologies et de connaissances à promouvoir. [5]

L’inadaptation de l’essaimage de spin-offs a certains contextes industriels

15Une autre explication de l’impact limité du transfert de technologie par l’essaimage de spin-offs consiste à soutenir que le type de développement industriel local détermine en partie quel mode de transfert de technologie est le plus efficace. Il semble qu’innover par l’entrepreneuriat soit particulièrement adapté dans des contextes de création ou d’apparition d’une nouvelle industrie, comme ce fut le cas par exemple dans les secteurs de la biotechnologie ou des semi-conducteurs. Ce serait une des raisons pour lesquelles l‘innovation par l’entrepreneuriat a été si couronnée de succès dans des régions comme Boston ou Silicon Valley. Au-delà de l’émulation, probablement vaine, de ces microcosmes particuliers, il conviendrait d’identifier et de promouvoir les modes de transfert de technologies et de connaissances les mieux adaptés à la réalité des dynamiques industrielles locales concrètes.

16Cet argument, [6] distingue quatre types de processus de transformation industrielle.

  • Le premier, qualifié de « indigenous creation », pourrait se traduire par « création spontanée ». Il s’agit de l’émergence d’une industrie nouvelle qui n’a pas d’antécédent dans la région. C’est le processus industriel qui est le plus associé avec les universités dans la littérature. Un exemple connu est le développement de l’industrie des semi-conducteurs dans la Silicon Valley. Parmi les cas cités dans l’étude de R.K. Lester et al., le développement des biotechnologies à New Haven aux USA et le développement de l’industrie des télécommunications mobiles à Helsinki tombent dans cette catégorie. En réalité, on pourrait identifier certains antécédents dans tous ces cas, ce qui souligne qu’une industrie qui est complètement sans antécédents est très rare dans la réalité.
  • Le second processus identifié est la transplantation. Il s’agit aussi du développement d’une industrie qui est nouvelle pour la région considérée, mais où le mécanisme principal repose sur son importation d’une autre région. Des exemples de l’étude incluent l’industrie automobile en Caroline du Sud après l’introduction d’une usine de BMW dans la région. L’introduction de grandes sociétés pétrolières d’exploration, de production et de service à Stavanger en Norvège et à Aberdeen en Écosse, consécutive à la découverte de pétrole dans la Mer du Nord, a donné lieu au développement local d’une industrie pétrolière et d’exploitation du gaz.
  • Le troisième processus est la diversification d’une industrie vers une autre qui lui est liée. Dans ce cas, une industrie en déclin redéploie sa technologie de base pour faire émerger une nouvelle industrie. Un exemple cité par l’étude est celui de l’ingénierie et de la fabrication de polymères avancés développés à partir de l’industrie du pneu à Akron dans l’État de l’Ohio aux USA.
  • Le quatrième processus est qualifié de « upgrading » ou de modernisation. Il passe par l’introduction de nouvelles technologies ou par l’amélioration de produit ou de services dans une industrie mature. Ce cas est illustré par la revitalisation de l’industrie de la machinerie industrielle à Tampere en Finlande, grâce à l’intégration d’électronique, de technologies de contrôle et de télécommunications dans les systèmes traditionnels d’ingénierie mécanique. Ce processus de modernisation a permis à des producteurs locaux de devenir des leaders mondiaux dans le domaine des équipements pour l’industrie forestière, du papier et des transports. Un autre exemple finlandais qui illustre ce processus est celui des industries alimentaires et pharmaceutiques à Turku, qui ont réussi à se moderniser grâce à la biotechnologie.
Il est bien entendu que ces quatre types de transformation sont des modélisations et qu’en pratique les distinctions entre elles ne sont pas toujours aussi claires. Cependant, la taxonomie est utile. Elle suggère que les compétences, les ressources et les capacités institutionnelles associées à chaque mode de transition sont différentes. Notamment, il apparaît que les rôles des universités locales et les modes de transfert de technologie et de connaissance les plus adaptés diffèrent significativement selon le type de transition.

17Ceci peut être illustré en comparant les processus de création spontanée et de modernisation. Je limite volontairement la comparaison à ces deux dynamiques industrielles par manque d’espace. [7]

18Dans le cas de la création spontanée d’une industrie, la culture d’innovation est ancrée dans le monde scientifique et elle est entrepreneuriale. En revanche, dans le cas d’une modernisation, la culture est plutôt basée sur l’analyse des besoins des clients et influencée par des approches et des pratiques de type Qualité Totale et d’amélioration des processus.

Tableau 1

Rôle des universités et d’autres institutions dans deux contextes de transformation industrielle

Tableau 1
Création de nouvelles industries Modernisation d’industries existantes Financement Capital-risque (privé et public). Financement interne, financement provenant des fournisseurs. Culture d’innovation Ancrée dans la science, entrepreneuriale. Orientée client, Qualité totale, “best practice”. Ancrage local Universités de recherche. Firmes dominantes, grands clients. Éducation et formation Scientifiques et ingénieurs de niveau doctorat, éducation à l’entrepreneuriat. Ingénieurs de niveau baccalauréat ou maîtrise, connaissance des pratiques et des problèmes de l’industrie dominante par les professeurs et les étudiants, stages. Leadership dans la sphère publique “Evangélisation” ou promotion de nouvelles technologies, création de standards. Participation au processus de réglementation, recherche des meilleures pratiques de l’industrie, exercices de prévisionnels. Transfert de technologie Transfert de technologie proactif des universités et de laboratoires gouvernementaux. Orientation entrepreneuriale. Relations de longue durée entre les universités et les entreprises établies.

Rôle des universités et d’autres institutions dans deux contextes de transformation industrielle

Source : d’après R. Lester. Universities, Innovation, and the Competitiveness of Local Economies. summary report from the local innovation project — phase I. Industrial Performance Center Working Paper Series. Cambridge, MA, MIT Industrial Performance Center. Universities, Innovation, and the Competitiveness of Local Economies. 2005 http://web.mit.edu/ipc/publications/pdf/05-010.pdf

19Dans le cas de la création spontanée d’une industrie, une université ou un centre de recherches public est typiquement l’institution d’ancrage, tandis que dans le cas d’une modernisation, l’institution clé a plus tendance à être une entreprise locale dominante ou un client important. Lorsqu’il s’agit de formation d’une nouvelle industrie ayant de fortes connexions avec le monde scientifique, le rôle principal des universités est la formation de scientifiques ayant un niveau de doctorat et d’ingénieurs motivés par une carrière dans le monde entrepreneurial. Dans le cas de modernisations, ce sont des ingénieurs de moindre niveau académique qui présentent le plus de valeur. Ceux-ci ont en outre une connaissance de l’industrie dominante de la région acquise par des cours, des thèses et des mémoires-projets, ainsi que des stages en entreprise.

20En cas de création de nouvelle industrie, le processus de transfert de technologie de l’université est proactif et orienté vers les start-ups. Au contraire dans le cas de modernisation, le transfert de technologie de l’université vers l’industrie prend surtout la forme de collaborations à long terme entre l’université et les sociétés dominantes dans la région.

21En résumé, l’argument ci-dessus est que les transferts de connaissances entre universités et industries prennent des formes différentes selon le type de dynamique industrielle locale. Il recommande qu’une approche unique de la contribution des universités au développement économique local, qui se focaliserait sur le dépôt de brevets, la vente de licence et la création de start-ups, est probablement trop restrictive. Elle suggère de comprendre les processus de transformation industrielle en cours et la nature des processus d’innovation qui y sont associés.

22Tous les territoires ne sont pas des Silicon Valley, de même que toutes les industries ne ressemblent pas à la biotechnologie ou à l’industrie du software. De même, toutes les universités n’ont pas les attributs ni les ressources de Stanford. Une des sources d’échec de l’essaimage de spin-offs en Europe pourrait se trouver dans des dynamiques industrielles locales peu adaptées à ce mode de commercialisation et requérant plutôt (ou aussi) d’autres modes de transfert de technologies. Il convient d’adopter une approche systémique des divers modes de transfert de technologie. [8]

L’inadaptation du modèle d’entrepreneuriat

23En Europe, il y a encore un manque de compréhension de ce qu’implique l’organisation de la création et du développement de start-ups avec une orientation favorable à la croissance, qui ont des chances d’avoir un effet transformateur dans leur industrie ou dans l’émergence de nouvelles industries. Beaucoup d’acteurs de ce secteur ne perçoivent pas clairement quelles caractéristiques de gouvernance, quelles structurations de financement, quel profil de management requiert le succès d’une start-ups de croissance requiert.

24En Europe, le modèle dominant d’entrepreneuriat est encore largement celui de la « PME » (Petite et Moyenne Entreprise), voir de la « TPE » (Très Petite Entreprise) [9]. À sa création, la TPE-PME est avant tout un substitut à un emploi et / ou un instrument permettant de poursuivre des objectifs liés à des choix de vie (« lifestyle ») comme c’est le cas, par exemple, de la recherche d’indépendance, ou, dans les cas des entrepreneurs actifs dans le domaine technologique, le fait de travailler sur des projets technologiques de pointe [10]. Ce type d’entreprises a tendance à être caractérisé par une faible capitalisation, un actionnariat fermé, un management faible, une absence ou une faible orientation favorable à la croissance, et par conséquent une petite taille.

25Le second archétype d’entrepreneuriat est celui, moins répandu, de la « start-up » de croissance, qui a émergé dans les années 1970 dans les régions de hautes technologies américaines bien connues comme celles de Boston et de la Silicon Valley et qui s’est diffusé internationalement entre-temps. Son émergence coïncide avec le développement de l’industrie du capital-risque [11]. Les start-ups de croissance, en particulier celles qui sont financées par du capital-risque, forment une toute petite minorité des nouvelles entreprises, même parmi les entreprises de technologie. Cependant, à cause de leur objectif de croissance et de leur caractère innovant, les plus performantes ont eu un impact économique considérable aux Etats-Unis. Dans certains cas, elles ont changé les règles d’industries entières et elles ont même créé de nouvelles industries [12], comme, par exemple, l’industrie de la biotechnologie. C’est ce modèle-là d’entrepreneuriat que nous avons du mal à implanter en Europe, en partie parce que les conditions de sa mise en place sont encore mal connues de la plupart des entrepreneurs, des investisseurs et des décideurs publics.

26Le concept même de ces deux modèles de sociétés entrepreneuriales est très différent. Alors que les PME constituent en majorité un substitut à un emploi pour leurs fondateurs, les jeunes entreprises de croissance visent à créer de la valeur économique pour leurs fondateurs et leurs actionnaires, qui se traduit un jour, si tout va bien, par une réalisation de la richesse ainsi créée sous la forme d’une vente ou d’une introduction en bourse. [13]

27Ce concept d’entrepreneuriat implique un partenariat entre entrepreneurs, investisseurs et divers fournisseurs de service, à la différence du modèle d’entrepreneuriat de type TPE-PME qui est relativement fermé aux intervenants extérieurs. Ce partenariat est motivé par les perspectives de croissance qu’offre l’entreprise, alors que dans la TPE-PME, le fondateur et ses proches sont liés par le désir d’indépendance et de continuité.

28La gouvernance de ces deux modèles de structures entrepreneuriale est également très différente. Les TPE-PME et les start-ups de croissance diffèrent en particulier en termes d’actionnariat. Dans le premier cas, l’actionnariat est fermé et concentré dans les mains du ou des fondateurs et parfois de leurs familles. Ceux-ci manifestent souvent une grande résistance à ouvrir leur capital à des investisseurs extérieurs, ce qui est cohérent avec leurs objectifs d’indépendance et le fait que l’entreprise est principalement un substitut à un ou des emplois. Par contraste, l’ouverture du capital à d’autres actionnaires est intrinsèque au modèle de la start-up de croissance. L’ambition du projet commercial nécessite parfois des capitaux considérables.

29Alors que les patrons de TPE-PME désirent typiquement conserver 100 % du capital quitte à rester petits, l’actionnariat des fondateurs de start-up de croissance financées par du capital-risque est extrêmement ouvert. Les fondateurs finissent par posséder un petit pourcentage de la société, mais celle-ci aura grandi considérablement en cas de succès et aura une valeur représentant un multiple de la valeur à laquelle les investisseurs extérieurs seront entrés dans le capital. La nature des actionnaires est fort différente. Dans les TPE-PME, il est composé des fondateurs et de leurs proches, tandis que dans le cas de la start-up de croissance l’actionnariat s’élargit progressivement avec l’entrée d’investisseurs de type institutionnels qui ont une responsabilité fiduciaire à l’égard de leurs propres investisseurs.

30Les modes de financement des deux modèles d’entreprise varient fortement. Dans la start-up de croissance, le besoin en capital est beaucoup plus important. Dans le monde du capital-risque, on estime qu’il faut en moyenne 40 à 50 millions d’euros de capital pour développer une start-up jusqu’à un stade de leadership dans son secteur. En contraste, la PME-TPE a principalement besoin de financement de fonds de roulement, beaucoup plus limité. Or, nous voyons régulièrement en Europe des investisseurs privés (« business angels ») et des fonds de capital-risque publics ou semi-publics investir du capital dans des projets entrepreneuriaux peu ambitieux de type PME-TPE qui n’offrent pas le potentiel de rendement suffisant pour justifier le risque pris par l’investisseur en capital-risque. Ce sont des cas de capital mal alloué et d’investissement qui détruisent de la valeur. Des financements sous forme de crédit seraient plus appropriés.

31Le niveau de rendement exigé par les actionnaires sur leur investissement varie fortement dans les deux modèles de sociétés entrepreneuriales. Dans la PME, ce rendement est secondaire puisque le fondateur – actionnaire tient principalement à se constituer un revenu raisonnable. Par contre, les investisseurs dans une start-up de croissance exigent un rendement en ligne avec le risque -considérable- qu’ils prennent.

32L’ouverture ou la fermeture du capital de la firme se traduit aussi par des conseils d’administration fort différents dans les deux archétypes. Dans le cas des TPE-PME, le conseil d’administration est composé de proches des fondateurs et reproduit généralement la structure de l’actionnariat. Les conseils d’administration d’une start-up de croissance se diversifie au fil du temps et comprend rapidement des membres indépendants de l’actionnariat. Ceci donne à l’entreprise un accès à des connaissances plus larges et à des ressources plus importantes en même temps que cela introduit plus de discipline dans la supervision du management.

33Les deux archétypes varient aussi en termes de management. Dans la TPE-PME il y a un recouvrement entre l’actionnariat et le management et cela n’évolue pas au fil du temps à cause de la résistance du dirigeant-fondateur à ouvrir le capital. Il en résulte souvent une qualité du management médiocre.

Tableau 2

Comparaison de deux modèles d’entrepreneuriat

Tableau 2
TPE-PME Start-up de croissance Concept Substitut à un emploi. Poursuite d’une opportunité offrant un grand potentiel. Gouvernance Actionnariat et Conseil d’administration Fermé – figé Fermé – figé Ouvert (financements extérieurs). Ouvert – évolutif Management Faible – recouvrement avec l’actionnariat. Professionnalisation grandissante– Distinction croissante avec l’actionnariat. Champ géographique Local International - Global Objectif Continuité Réalisation de la valeur économique pour l’entrepreneur et ses partenaires.

Comparaison de deux modèles d’entrepreneuriat

Adapté de J.J. Degroof, E. B. Roberts. Overcoming Weak Entrepreneurial Infrastructures for Academic Spin-Off Ventures. The Journal of Technology Transfer 29(3-4): 327-352. 2004

34Dans le cas de la start-up de croissance, au contraire, au fil du temps l’actionnariat et le management se différencient par l’ouverture du capital et par le découplage entre la gestion et la supervision. Il en résulte typiquement une professionnalisation du management par l’engagement de dirigeants et de cadres expérimentés, ce qui est normalement une exigence des actionnaires extérieurs. Il n’est pas rare qu’un fondateur cède après un certain temps le poste de direction à un cadre expérimenté venu de l’extérieur. Cette professionnalisation du management permet de mieux poursuivre les objectifs de croissance. Dans le cas des spin-offs académiques, s’ajoute le problème qu’en Europe les politiques tentent souvent d’inciter des scientifiques à devenir entrepreneurs, alors que ceux-ci s’avèrent bien souvent être de piètre managers. Ils s’inspirent en outre plus souvent du modèle PME-TPE que de celui de la start-up de croissance.

35Il est clair que le champ d’action de la PME-TPE est typiquement local, alors que la focalisation de la start-up de croissance est au minimum international, voire global.

36Finalement, le modèle de l’entreprise de croissance suppose une vente partielle ou totale de l’actif après quelques années afin de permettre aux investisseurs et aux fondateurs de concrétiser leurs efforts et leur prise de risque sous la forme d’un gain en capital. Cela prend généralement la forme d’une vente à une plus grande entreprise ou bien d’une introduction en bourse. Cette « sortie » permet par ailleurs aux investisseurs de réinvestir dans de nouveaux projets entrepreneuriaux et de réalimenter ainsi le cercle vertueux du capital-risque. Au contraire, la logique de la PME est la continuité en vue de maintenir l’indépendance du fondateur et de préserver la source de ses revenus.

37La dichotomie présentée ci-dessus entre TPE-PME et start-up de croissance est naturellement « idéalisée » et simplifiée pour les besoins de la démonstration. Le propos ici n’est bien entendu pas d’affirmer qu’il ne faut pas de TPE-PME, mais que les start-ups de croissance sont encore en nombre insuffisant pour réaliser le rattrapage technologique souhaité par les responsables politiques. Dans une perspective de développement des territoires, il faut un tissu diversifié d’entreprises composées de TPE, de PME, de start-up de croissance et de grandes entreprises, de préférence leaders dans leur industrie. Le relatif échec de nombreux projets de spin-off serait lié à l’adoption d’un modèle d’entrepreneuriat inadéquat pour exploiter des opportunités de marché ambitieuses [14] et combler le retard technologique de l’Europe. Les politiques de soutien aux spin-offs doivent être adaptées aux types de modèles d’entreprises qui sont promus. Consacrer par exemple des ressources issues du capital-risque, censées financer de la croissance, à une PME constitue probablement une allocation inefficiente de moyens financiers. Chaque type de projet entrepreneurial nécessite une infrastructure de soutien adaptée à ces caractéristiques. Il convient de ne pas se tromper de cible.

38La promotion du modèle entrepreneurial de start-up visant une croissance élevée semble vitale. Elle devrait passer par les programmes de formation en entrepreneuriat destinés aux candidats entrepreneurs. Peut-être est-il encore plus important que la connaissance de ce modèle progresse parmi les investisseurs privés et publics, ainsi que parmi les décideurs en charge de schémas de support aux spin-offs. En effet, comme détenteurs principaux des ressources disponibles aux start-ups à leur stade précoce, [15] ce sont eux qui guident les choix des fondateurs. Un de leurs buts majeurs devrait-être de préparer les jeunes entreprises à lever du capital-risque international après quelques années, ce qui implique de développer un projet ambitieux. Pour cela, ces investisseurs et ces responsables devraient eux-mêmes être familiers avec ce monde du capital-risque, ce qui est rarement le cas. Ils devraient mettre progressivement en place dans les spin-offs une gouvernance et des structures adaptées à ce mode de développement. Ils devraient pouvoir structurer les termes des levées de fonds successives de manière à ce qu’elles ne limitent pas les chances de lever du capital-risque ultérieurement. Sans une approche de ce type dès la formation des spin-offs nous risquons de ne pas voir émerger les quelques « champions » qui feront la différence en termes d’investissement, mais aussi en termes d’impact industriel.

39Dans la décennie 2000, aux États-Unis sur les 12.900 start-ups de haute-technologie financées par du venture capital, représentant à peu près 2 % des sociétés sollicitant ce type de financement, 22 entreprises ont connu un « exit », sous forme de vente ou d’introduction en bourse, d’au moins un milliard de dollars, soit un ratio de 1/700. En Europe, il s’agit de 9.000 start-ups et de 5 « exits » de cette taille, soit un ratio de 1/1800. L’amélioration de ce ratio passe par une préparation adéquate en termes de gouvernance, de financement, et de management dès les phases les plus précoces des spin-offs et des start-ups en général.

Une culture entrepreneuriale peu portée à la croissance

40Avec le recul de ces quinze dernières années, la capacité transformatrice limitée de l’essaimage de spin-offs sur le retard industriel de l’Europe en matière de hautes technologies peut s’analyser sous trois angles, qui chacun offrent des pistes intéressantes en termes d’action.

41Une partie de l’explication peut se trouver dans l’essaimage de spin-offs sans prise en compte des technologies et des industries qui présentent les caractéristiques les plus adaptées pour ce mode de commercialisation. Le transfert de technologies par la création de spin-offs n’est pas adapté à tous les types de technologies ni à toutes les industries. Les technologies qui s’y prêtent le mieux sont celles qui sont à un stade de développement précoce et représentent les innovations les plus radicales. Toutes les industries ne sont pas favorables à la commercialisation par spin-offs. C’est le cas, par exemple, de celles qui nécessitent des actifs complémentaires importants. Il ne faut donc pas opter pour le transfert de technologies via des spin-offs sans discernement mais plutôt dans les cas où ce mode de commercialisation est adapté à la technologie et à l’industrie concernée. Dans le cas contraire, d’autres modes de transfert de technologie sont sûrement plus adaptés. Il convient d’adopter une vue systémique de ces diverses options, qui se complètent et se renforcent.

42Une autre source d’échec possible de l’essaimage de spin-offs en Europe résiderait dans le manque de prise en compte de la ou des dynamiques industrielles locales. Certaines, comme l’émergence de nouvelles industries se prêtent bien à l’entrepreneuriat académique. Par contre, d’autres, comme la modernisation d’une industrie ancienne, nécessitent moins les innovations radicales pour lesquelles les spin-offs sont bien adaptées et demandent plutôt des solutions de transfert de technologies différentes. La création de spin-offs dans un tel contexte se fait probablement dans un terreau moins favorable offrant moins de potentiel.

43Enfin, nous sommes encore confrontés en Europe à une culture entrepreneuriale dominée par une conception de l’entrepreneuriat comme un substitut à un emploi. L’ambition et la gouvernance des spin-offs crées selon ce modèle ne sont pas adaptées à créer des innovations majeures, qui nécessitent des incitations puissantes pour un large cercle de partenaires. Néanmoins, il n’est pas impossible de surmonter cette approche entrepreneuriale, comme l’atteste la diffusion depuis quinze ans du modèle de la start-up de croissance. Il convient cependant de poursuivre ce mouvement.

Notes

  • [1]
    Le terme université est utilisé dans ce document dans son sens générique d’institution d’enseignement et de recherche supérieure et non dans celui généralement donné en France.
  • [2]
    Wright, M., B. Clarysse, et al., 2007. “Academic Entrepreneurship in Europe.” Cheltenham, UK, Edward Elgar. Haour G., L. Miéville, 2011. “From Science to Business. How Firms Create Value by Partnering with Universities.” Basingstoke, UK, Palgrave Macmillan.
  • [3]
    Shane, S. 2004. “Academic Entrepreneurship. University Spin-offs and Wealth Creation”, Cheltenham, UK, Edward Elgar.
  • [4]
    Scott Shane, op. cit.
  • [5]
    A. Cosh, A. Hughes. Never mind the quality feel the width: University-industry links and government financial support for innovation in small high-technology business in the UK and the USA. Journal of Technology Transfer 35: 66-91. 2010
  • [6]
    R.K. Lester, (2005). Universities, Innovation, and the Competitiveness of Local Economies. Summary Report from the Local Innovation Project — Phase I. Industrial Performance Center Working Paper Series. Cambridge, MA, MIT Industrial Performance Center. http://web.mit.edu/ipc/publications/pdf/05-010.pdf
  • [7]
    Le lecteur qui souhaite approfondir peut se référer à R.K. Lester (2005) op. cit.
  • [8]
    A. Cosh, A. Hughes, op. cit.
  • [9]
    J.J. Degroof, E. B. Roberts. Overcoming Weak Entrepreneurial Infrastructures for Academic Spin-Off Ventures. The Journal of Technology Transfer 29(3-4): 328. 2004
  • [10]
    E. Roberts, Entrepreneurs in high technology. Lessons from MIT and beyond. New York, Oxford University Press, 1991.
  • [11]
    E. Roberts, op. cit.W. Sahlman. The structure and governance of venture-capital organizations. Journal of Financial Economics 27: 473-521. 1990.
  • [12]
    A. Saxenian, Regional advantage. Culture and competition in Silicon Valley and Route 128. Cambridge, MA, Harvard University Press, 1994.
  • [13]
    D. Miller. The correlates of entrepreneurship in three types of firms. Management Science 29: 770-791. 1983:771.
  • [14]
    J.-J. Degroof, et E. B. Roberts, op. cit.
  • [15]
    Venture Capital - Policy lessons from the VICO project. www.vicoproject.org.
Français

Résumé

Dans les années 1990 en Europe, beaucoup d’espoirs furent mis dans l’essaimage de spin-offs par les universités pour rattraper le retard dans les secteurs de haute technologie. Ce transfert de technologie par l’entrepreneuriat n’a pas eu l’effet transformateur escompté. Le présent article explore trois causes de cet échec relatif et propose des voies pour le surmonter.

Jean-Jacques Degroof
Jean-Jacques Degroof est diplômé de l’Université Catholique de Louvain et du Massachusetts Institute of Technology (MIT) dont il détient un Master of Science in Management et un Ph.D. in Management. Il est chercheur affilié au MIT Industrial Performance Center et est un promoteur actif de spin-offs académiques en tant que mentor de jeunes entrepreneurs et qu’investisseur. Il est occasionnellement consultant auprès de pouvoirs publics sur des questions de transfert de technologies du monde académique.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2013
https://doi.org/10.3917/entin.016.0018
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